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Au terme de cette longue introduction, nous pouvons résumer notre tentative comme suit : il s’agit d’une réflexion alimentée à deux sources conceptuelles sur le problème que constitue la violence en vue d’établir les conditions capables de la « désamorcer ». En référence à l’œuvre de Foucault, nous pourrions ajouter que cette réflexion comporte un aspect « généalogique », c’est-à-dire que l’analyse est explicitement menée en vue et à partir de notre présent. Par « présent », nous entendons à la fois l’actualité du devenir commun universel et notre situation singulière dans ce devenir. Cette double référence s’avère être une exigence de toute première importance. Si l’illusion du point de vue aérien et détaché est elle-même vectrice de violence en ce qu’elle prétend élever à l’universalité une origine singulière, cette illusion est d’autant plus efficace lorsqu’elle prétend faire droit à la pensée de l’autre. Si ce travail ne doit pas être une contradiction factuelle, s’il ne doit pas, tout en les dénonçant in abstracto, reproduire des relations de pouvoir-savoir et préparer le terrain à l’assujettissement de l’Autre, ou encore, pour le dire positivement, si l’on veut éviter les modes et les catégories de pensée racistes de l’orientalisme (tel que dénoncé par Edward Saïd) et de son pendant occidentaliste, bref : si l’on souhaite participer à la construction pratique de l’universalité en déconstruisant tout type d’essentialisation d’autrui et de nous-mêmes, il faut, comme le dit É. Balibar59

, le faire depuis un lieu d’exil. Depuis ce lieu seulement peut s’effectuer une réflexion pratique, dont la

59 Étienne Balibar, « Différence, altérité, exclusion : trois catégories anthropologiques pour théoriser le racisme »,

op. cit. Nous renvoyons également à Gerald L. Larson (« Revolutionary Praxis and Comparative Philosophy », Philosophy East and West, Vol. 23, n° 3, Philosophy and Revolution, 1973, pp. 333-341) qui, se référant

explicitement à Sartre, appelait le chercheur se frottant à « une autre culture » à intégrer dialectiquement sa personne et les préjugés inhérents à sa position dans la recherche. Pour le dire vite et être clair tant vis-à-vis de nous-même que du lecteur, nos préjugés et intérêts de départ, tel que nous pouvons en juger actuellement, tenaient à la fois de la veine « protestante » hyper-rationnelle du bouddhisme actuel (d’où un rejet premier et quasi viscéral du bouddhisme tibétain) et de la veine « psychédélico-orientale » (moins l’influence du « Livre des Morts », conséquence du premier point).

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possibilité même est suspendue à la rencontre effective, parfois violente, d’un nomos autre qu’il aura fallu préalablement comprendre. C’est cette déprise d’un imaginaire essentialiste et normalisateur que l’exil autorise. Puis, en un second temps, c’est à l’approfondissement et à la déprise de cet autre nomos qu’il faut consacrer ses efforts60. L’œuvre, désamorçant ainsi sa propre violence, ne sera plus que la somme des déconstructions-reconstructions à partir de ce point de vue du second degré61.

Ce travail laisse donc voir, en un sens, les processus de construction d’un nouveau rapport à soi de son auteur et se pense en partie comme théorisation de ces processus. Ou, si l’on veut, cette recherche articule un double conditionnement : conditionnement à la question et conditionnement de la réponse. Le premier mouvement exige une déprise de soi – une manière, aurait dit Derrida, de « luxer » notre oreille philosophique et métaphysique –, et le second une compréhension accrue de soi et du régime dans lequel nous évoluons. Nulle intégration d’autrui donc, mais un dialogue soutenu dans lequel chacun devient plus conscient de son héritage, augmentant, par conséquent, notre capacité commune d’agir aujourd’hui pour demain. On en déduira, en outre, que ce n’est nullement accroître cette capacité que de participer au vaste et puissant mouvement d’uniformisation qui prend place sous nos yeux et dont le bouddhisme est, malheureusement, un moteur important. Instruments permettant de gérer les situations dans lesquelles les besoins infinis s’affrontent aux ressources finies, les religions traduisent les valeurs de l’idéologie montante en des termes de croyances religieuses. Multipliant les modes d’assimilation de ces croyances62

, le bouddhisme, dont la réflexion semble en partie arrêtée aujourd’hui, ne fait que générer des modes de justification du mode de production mondiale, les adaptant à des terrains divers63. Il trahit donc son cœur profondément anti-mystificateur, et ce

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Ce double travail correspondit, dans notre cas, à un déplacement géographique : il nous fallut « mettre en veilleuse » notre formation académique pour tenter d’entrer dans ce que l’on tentait de nous enseigner ; puis il fallut à nouveau nous désolidariser de ce que nous avions investi pour, grâce à la récupération de la perspective académique, démêler les multiples niveaux de discours qui s’enchevêtraient. En un sens, et puisque la discipline orientaliste est elle-même traversée de contradictions et de tensions qui ne disent pas leurs noms, ce processus se poursuit encore.

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Par un processus similaire, mais non identique, Bourdieu s’est converti à la sociologie, Foucault usa de l’histoire, Lévi-Strauss devint ethnologue et Lacan a philosophé depuis la psychanalyse.

62 R. Liogier distingue, par exemple, la stratégie « orthoémotionnelle » (le cœur ne saurait mentir, il faut le laisser

parler, etc.) de la stratégie « orthorationnelle » (le discours bouddhiste est intrinsèquement rationnel, ce qui permet de se délester de « toutes ces religions dogmatiques »).

63 Selon R. Liogier, le bouddhisme permettrait l’assimilation d’une nouvelle forme de rapports sociopolitiques

caractérisée par l’effacement de l’État national et l’insistance subséquente sur l’individualisme et le transnationalisme (d’où le nom d’« individu-globalisme » que cet auteur donne à l’idéologie ambiante). L’auteur

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jusque dans ses prétentions à la scientificité (qui ne sont qu’une manière de céder au scientisme)64. Et tout comme Heidegger dût, hier, réfréner la propension de son interlocuteur japonais à se comprendre lui-même en des termes propres à l’« ontico-ontologique » (pensée contingente caractérisée par l’illusion d’être universelle), il nous faut aujourd’hui demeurer prudent quant aux allégations des clercs bouddhistes qui, bien souvent, succombent (avec plus ou moins de consentement) à nos illusions65. On découvrira donc, chemin faisant, que « comprendre le bouddhisme » exige de nous comprendre. Au cœur chiasmatique d’un tel geste s’effectue à la fois le dialogue et la fidélité au bouddhisme et à nous-mêmes.

Il y a donc un enjeu proprement politique à lutter contre une certaine vogue contemporaine (dénoncée dans la première partie de cette introduction), et nous le revendiquons (tout simplement, d’abord, parce qu’il est illusoire et faux de se croire non concerné par cet enjeu). Décoller le bouddhisme du processus justificateur qui tire la déconstruction du statico- national à son profit, c’est, tout à la fois, le rendre à lui-même et en subir la véritable efficace, c’est-à-dire nous libérer nous-mêmes d’une idéologie « pharmaceutique » qui, tout en générant une hyper-sensibilité, maintient l’obligation d’être heureux afin de mieux écouler ses stocks de « drogues » dès que les maux, inévitablement, apparaissent. Accepter joyeusement que nous ne serons jamais heureux et en sécurité, tel est peut-être le défi, mais aussi certainement la meilleure résistance politique qui puisse s’enter originairement dans le rapport de soi à soi.

ajoute : « Il est frappant de remarquer à quel point les éléments idéologiques de ces utopies solidaristes-

universalistes, rêvant une alternative mondialiste qui ne tomberait ni dans l’internationalisme fonctionnaliste

(entreprises commerciales multinationales) ni dans le nationalisme ethnique (et) ou protectionniste, s’apparente aux discours bouddhistes occidentalisés » (op. cit., p. 79). Mais cette volonté d’adapter l’individu au monde (« responsabilité universelle », « critique d’un certain progrès », etc.) cache mal la liquidation des racines, du passé, des « mondes », des temps, etc., qu’elle légitime dans sa distinction d’une « bonne modernité » et d’une « mauvaise modernité » (l’attitude de certains maîtres orientaux se caractérisant, à ce propos, par une ignorance méprisante de l’Occident). Réduire les enracinements propres à n’être que des scories (tout en les mettant, parfois, à l’honneur), c’est folkloriser le monde et le livrer en pâture aux touristes que nous sommes tous devenus. En somme, le bouddhisme occidentalisé est la religion idéale et organique de ce que Fredric Jameson appelle le post-modernisme.

64 Cette évolution n’est pas inconnue du siècle dernier et de son aventure marxiste. 65

Ces illusions sont extrêmement puissantes puisqu’elles parviennent à enrayer le mode propre qu’a eu le bouddhisme, au long de son histoire, d’unifier sans niveler (mains non sans combattre) : il y a un bouddhisme tibétain, un bouddhisme japonais, un bouddhisme birman, etc. Un simple contact avec l’Occident et sa cosmologie suffit pour qu’il commence à produire ses propres émanations totalisantes (sous la forme, notamment, de l’« asiatisme »).

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Dans la lutte contre cette tendance dont les mécanismes adossent l’un à l’autre assimilation et rejet, il nous aura fallu toutefois trouver une économie d’écriture66

qui ne trahisse pas notre projet. Ici, Jacques Rancière fut notre inspiration : nous essaierons, dans la mesure de nos moyens, de traiter de manière absolument identique « philosophes de l’Ouest » et bouddhisme. Cette clause d’égalité des intelligences, qui est tout à la fois le pari sur lequel se fonde le travail et ce qu’il entend démontrer, nous permettra de ne pas subordonner les uns aux autres, d’éviter les mythes intéressés de l’intraduisible tout en conservant le tranchant de la pensée de tous67. Cette perspective méthodologique épouse, en outre, une certaine tendance présente dans les pensées abordées. Nous nous efforcerons de replacer Sartre et Mipham dans leur « humus spéculatif » respectif afin de mieux faire sentir que la reprise compréhensive qu’ils attendent de leurs lecteurs, reprise par laquelle passe la vraie communication, est rigoureusement identique partout. Nous sommes fermement convaincu que l’un et l’autre de ces auteurs auraient adhéré à cette vision selon laquelle « dans chaque manifestation intellectuelle, il y a le tout de l’intelligence humaine »68

;

[l]e problème n’est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs69.

Au final, cette tentative ne vise ni à proposer un bouddhisme d’Occident – projet dont seule une forte de dose de vanité pourrait laisser croire qu’il puisse être mené individuellement – ni à déplier Sartre pour mieux le « mixer » avec certains concepts bouddhiques, mais à prendre acte de la co-présence contemporaine de pensées structurées et cohérentes afin que les silences, l’aveuglement volontaire ou l’écran de fumée des babils (toutes choses présentes des deux côtés

66 À ce propos : nous avions originellement opté pour un système de renvois quadrillant le travail et reliant « partie

occidentale » et « partie orientale » lorsqu’elles abordent un point comparable. Mais ce système s’est avéré être difficilement applicable, et, du reste, peu pratique étant donné la taille de cette recherche. Peut-être sera-t-il possible d’exploiter cette idée dans une version resserrée de ce travail.

67 Il apparaît en outre, cela mérite d’être relevé, que, ce faisant, nous accomplissons le souhait de nombreux

maîtres bouddhistes de la jeune génération, soucieux de réfléchir de manière égalitaire à partir de multiples traditions mais rattrapés et empêchés par leurs fonctions au sein de la hiérarchie traditionnelle, c’est-à-dire subissant le syncrétisme proprement tibétain du religieux et du politique. Selon nous, dans l’état actuel des études tibétaines et vu les passions que le Tibet déchaîne, mieux vaudrait investir dans les bouddhismes indiens qui évoluaient dans une société « plurielle » et, en ce sens, peut-être plus proche de la nôtre.

68 Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, « Fait et

cause », 1987, p. 225.

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évidemment) deviennent impossibles et se révèlent pour ce qu’ils sont : des mises à l’écart violentes, arbitraires et grevées d’intérêts (parfois solidaires).

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