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Qui définit la controverse ? Acteurs, témoins, mathématiciens, his toriens.

distributions de Laurent Schwartz au sein de la vie collective des

2.1 De la préhistoire à la réception : prises de conscience des aspects collectifs de la construction de la théorie

2.1.3 Qui définit la controverse ? Acteurs, témoins, mathématiciens, his toriens.

On voit apparaître une certaine tension entre une conception de l’activité mathéma- tique comme étant collective et la place d’un individu en particulier. De cette étude qui rend la question collective en apparence ressort une impression d’une polémique entre deux individus. Les réactions à Lützen portent en grande majorité sur les places attribuées à Schwartz et Sobolev, à leurs apports individuels à la théorie des distributions.

S’agit-il d’une « controverse » ? En mathématiques, une controverse célèbre est celle qui oppose le calcul différentiel de Newton et celui de Leibniz. Kutateledze associe d’ailleurs les noms de Sobolev et Schwartz aux noms de Newton et Leibniz [Kutateladze 2004]. Yuskevitch explique que ce n’est pas un cas de dispute ici :

On sait bien que l’établissement d’une priorité chronologique entre plusieurs auteurs d’une découverte scientifique ne se fait pas toujours de manière harmonieuse, mais aujourd’hui il ne conduit plus à des effets aussi négatifs, ni à des disputes violentes, comme ce fut le cas par exemple avec Newton et Leibniz, les artisans de l’analyse infinitésimale.

[Yuskevitch 2004, p.46]

Je mets néanmoins le mot entre guillemets, car les études de controverses ont une significa- tion et une histoire particulière dans les études sur les sciences18. Critiqué lorsqu’il s’agit

d’étudier les dynamiques de sciences, ce moyen – l’étude des controverses – permet néan- moins de décrire les pratiques de la science et reste un outil méthodologique intéressant. Ici, on ne peut par véritablement parler de controverse, au sens par exemple de l’étude de Collins [Collins 1985], car le débat n’est pas véritablement contemporain aux acteurs (la littérature la plus abondante sur le sujet est très postérieure, à quelques exceptions près). Par contre, et en cela on approche un autre intérêt d’étudier une controverse, le débat est très documenté et s’accompagne de nombreux discours et justifications, notamment sur la nature de cette théorie des distributions et sur la conception de l’histoire des mathé- matiques, ce qui donne une première image de cette vie collective des mathématiques que l’on cherche à étudier : c’est l’objet de la deuxième partie de ce chapitre. Nous allons ainsi voir que l’image de Newton et Leibniz reste très présente dans ces débats, même si elle va prendre une signification toute autre.

Malgrange répond à Kantor, toujours dans la Gazette des Mathématiciens :

Peut-être aussi qu’il ne s’impose pas de créer à titre posthume une polémique entre deux auteurs, ici Sobolev et Schwartz, polémique qui n’existait pas de leur vivant. [Malgrange 2004a, p.100]

Car, en effet, la mémoire, les commémorations peuvent créer une controverse, ainsi que le montre Gingras à propos de la relativité ; il analyse cette construction collective et utilise pour cela des méthodes quantitatives [Gingras 2008]. Peut-être du fait de nombreuses telles

18. On peut citer [Pestre 2006] qui en donne les principaux aspects. Les controverses occupent une place importante dans son Introduction aux science studies.

occasions de commémoration, la personne de Schwartz est par ailleurs très présente dans l’historiographie sur la théorie des distributions, contrairement à celle de Sobolev, sauf dans les articles déjà mentionnés ([Kantor 2004b], [Kutateladze 2008], [Yuskevitch 2004]). Plus que d’une controverse, il s’agit ici d’une complexification des aspects collectifs. Comme l’écrit Serge Lang [Lang 2001], dire que les mathématiques sont une entreprise collective, au sens où elles progressent en utilisant des résultats d’autrui, est une tautologie. Néanmoins, les aspects collectifs sont masqués par des revendications d’attribution, voire des mésattributions de résultats, comme ceux qu’il attribue à Weil par exemple19. Ni

Schwartz, ni Sobolev ne sont intéressés par une polémique de leur vivant [Schwartz 1997], [Malgrange 2004a], [Kutateladze 2004]. Mais les études historiennes mettent l’accent sur les attributions ou bien remettent en cause la direction choisie par Lützen. Le désaccord est géographique. Une lecture courante de la controverse est fait dans le cadres Est/Ouest. La préhistoire de la théorie des distributions telle qu’écrite par Lützen est trop centrée à l’Ouest, suivant [Yuskevitch 2004]. Il écrit ainsi que :

Si Lützen avait restreint son étude de la préhistoire des distributions à l’Europe de l’Ouest, il eût été naturel d’insister sur les travaux de Schwartz. Mais pour l’étude du développement des mathématiques, comme processus mondial (ce qu’il a toujours été), le plan suivi ne paraît pas correct.

[Yuskevitch 2004, p.49]

Pour lui, la « préhistoire de la théorie des fonctions généralisées de Sobolev (...) reste peu étudiée. » [Yuskevitch 2004, p.46]. Il distingue les réponses apportées dans l’historiogra- phie d’Europe de l’Ouest et celle d’Europe de l’Est20. Car c’est à partir du moment où

l’on cherche à écrire l’histoire de cette théorie que la controverse apparaît –la question récurrente du rôle de Sobolev, et de la paternité des distributions.

Lützen ou Gelfand sont proposés comme arbitres à cette controverse. L’historien retrace les tendances précédant la théorie ; les acteurs s’effacent derrière les idées, et la réponse aux questions qui ? quand ? se précise avec l’analyse qui est faite tout au long de l’ouvrage jusqu’à reformuler complètement la question. On peut appuyer Lützen en remarquant dans l’historiographie que lorsque l’on parle de distributions ou plutôt de fonctions généralisées, le nom de Sobolev est mentionné ; mais celui de Schwartz est toujours associé à la théorie des distributions, ainsi que le déclare Pisier, à l’occasion d’un discours à l’Académie des Sciences en hommage à Laurent Schwartz, au cours duquel il cite Lützen :

Bien entendu, d’autres travaux avant les siens avaient préfiguré cette théorie nou- velle, en particulier la notion de « dérivée faible » existant déjà dans certains travaux antérieurs de Wiener, Leray et Friedrichs ou dans ceux de Bochner, Carleman et sur- tout S. Sobolev dont Schwartz ne connaissait pas les travaux avant 1945. Ce dernier avait introduit de façon très conséquente une notion de fonction généralisée dès 1936 en vue d’étudier certaines équations aux dérivées partielles. Sur cette base, l’École russe revendique d’ailleurs pour Sobolev la paternité rétroactive de ce que l’on appelle couramment dans toutes les langues (sauf peut-être le russe) les « distributions de Schwartz ». Les difficultés de communication Est-Ouest, la guerre et d’autres facteurs expliquent sans doute ce paradoxe : la publication de Sobolev est antérieure, mais tous les développements spectaculaires de la théorie jusqu’à aujourd’hui trouvent leur source dans la théorie de Schwartz. L’historien Lützen qui a écrit un livre sur l’histoire 19. Serge Lang écrit son article en réaction à un récit de Knapp [Knapp 1999], relatant un épisode anec- dotique à l’occasion duquel Weil se serait exclamé ne pas être intéressé par les priorités, les mathématiques étant une entreprise collective.

20. L’article de Kantor qui remet en cause le jugement de Lützen sur les travaux de Sobolev s’intitule « Mathématiques d’Est en Ouest. Théorie et pratique : l’exemple des distributions. » [Kantor 2004b]. Dans cet article, il traduit le texte de Yuskevitch qui est en désaccord avec les conclusions de Lützen [Yuskevitch 2004] de l’article russe [Yuskevitch 1993].

des distributions résume ainsi la situation [Lützen 1982, p.64] : Sobolev inventa les distributions, mais la théorie des distributions fut créée par Schwartz.

[Pisier 2004, p.2-3]

Un deuxième arbitre proposé, caractérisant d’une autre manière les apports respectifs de Sobolev et Schwartz est Gelfand21 :

Most mathematicians agree that Israel Gelfand could be ranked as the best arbiter in distribution theory. The series Generalized Functions written by him and his students was started in the mid 1950s and remains one of the heights of the world mathematical literature, the encyclopedia of distribution theory. In the preface to the first edition of the first volume of this series, Gelfand wrote :

« It was S. L. Sobolev who introduced generalized functions in explicit and now gene- rally accepted form in 1936. The monograph of Schwartz Théorie des Distributiones appeared in 1950–1951. In this book Schwartz systemized the theory of generalized functions, interconnected all previous approaches, laid the theory of topological linear spaces in the foundations of the theory of generalized functions, and obtain a number of essential and far-reaching results. After the publication of Théorie des Distribu- tiones, the generalized functions won exceptionally swift and wide popularity just in two or three years. »

This is an accurate and just statement. We may agree with it. [Kutateladze 2008, p.11]22

La question de la préhistoire des distributions, qu’on peut avoir tendance à voir comme une querelle (rétrospective) de priorité entre deux hommes se comprend finalement beau- coup mieux comme des discussions au sujet de la manière dont est conçue la vie collective des mathématiques par les mathématiciens eux-mêmes. En effet, on voit très fréquemment ressortir l’argument suivant lequel Sobolev a défini, le premier, les distributions de manière rigoureuse, et Schwartz est celui qui crée une théorie des distributions, donnant ainsi un cadre naturel aux applications possibles23. Cette conclusion s’accompagne de réflexions

sur la nature de ce qui est reçu, et plus largement sur une conception des mathématiques que nous allons détailler. On aperçoit dès à présent le glissement qui s’effectue de la pré- histoire de la théorie à sa réception. Allant même plus loin, Szolem Mandelbrojt utilise une comparaison à la théorie de l’intégration de Lebesgue24 :

Il serait impossible de nommer tous ceux qui utilisent cette théorie – à tel point que le nom de l’auteur cesse souvent d’être mentionné, comme on ne mentionne plus le nom de Lebesgue en parlant des ensembles mesurables ou des fonctions intégrables.

Cette comparaison de la théorie des distributions à celle de l’intégration de Lebesgue, c’est une connaissance très largement partagée, et surtout une acception collective de la communauté des mathématiciens de cette théorie.

Ainsi, l’analyse des textes composant l’historiographie à plusieurs niveaux nous a per- mis tout d’abord de montrer que ces textes participent de la réception de la théorie des distributions, à une période très récente néanmoins. Ces textes montrent surtout une prise de conscience des aspects collectifs de la conception d’une théorie et de son acceptation, que traduisent les réflexions sur sa nature, les débats entre invention et découverte, ainsi que les considérations de la théorie comme étant « classique ». Dans la suite, nous nous intéressons uniquement à la réception de la théorie des distributions de Schwartz.

21. C’est aussi ce que propose Leray, lorsqu’il écrit un rapport complémentaire pour l’Académie des Sciences (Archives de l’Académie des Sciences, dossier biographique Laurent Schwartz. Comité secret du 13 avril 1964. Travaux de M. Laurent Schwartz, rapport annexe, écrit par Jean Leray).

22. Ce même auteur a aussi écrit [Kutateladze 2004] [Kutateladze 2005] 23. Voir par exemple [Lützen 1982, p.120].

24. Archives de l’Académie des Sciences, dossier biographique Laurent Schwartz, Comité secret du 4 novembre 1974

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