• Aucun résultat trouvé

Déconstruire les idéologies fatalistes

L’article de L. Sève inaugurait, avec Les héri-tiers, un type de critique des politiques sco-laires basées sur des fausses explications de

« l’échec ». D’autres campagnes d’idées et d’actions ont ainsi suivi contre les idéologies de l’enseignement impossible renouvelées à chacune des grandes réformes scolaires qui, concédant une part de démocratisation ou de massification, contrebalancent par l’indi-vidualisation des parcours qui masquent la sélection sociale : unification du primaire et accès aux filières du collège ; unification du collège puis accès massifié dans les filières du lycée ; accès massifié dans l’enseignement supérieur.

L’innéisme de l’intelligence est d’abord cri-tiqué à plusieurs reprises dans L’école et la Nation jusqu’à la disparition de cette revue en 2000. Car « dans les années 80 et 90, en plein rebond du drame de l’échec scolaire » (Sève, 2009), on assiste à un retour de l’in-néisme, en même temps qu’à l’apparition d’autres catégories idéologiques désignant les

(1) http://reseau-ecole.pcf.fr/80371

élèves des classes populaires comme inaptes à apprendre les mêmes choses que ceux de la bourgeoisie et des catégories intellectualisées du salariat.

La critique du caractère socialement marqué de l’échec scolaire va être dévoyée par les adversaires de la démocratisation dans l’idéo-logie du « handicap socio-culturel », laquelle va même être adoptée parfois de bonne foi par des enseignants en peine de solutions pour faire réussir les enfants des classes populaires. Cet argument reprend l’idée d’un écart culturel entre culture scolaire et culture des familles, en le considérant comme un problème et non plus l’enjeu même de la mission de l’école : l’écart est essentialisé en culpabilisant les familles qui n’éduquent pas leurs enfants selon le mode scolaire. Des cher-cheurs se mobilisent contre cette vision dans des publications académiques, ainsi que dans des publications militantes comme L’École et la Nation : Éric Plaisance publie en 1978 un article qui résume les arguments. Et d’autres revues éditées par le PCF interviennent aussi dans ce débat, notamment Société française, créée en 19812.

Mais (en reprenant le titre de l’article intro-ductif du livre du GFEN L’échec scolaire, Doué ou non doué3), le « fatalisme sociologique » ne chasse pas « le fatalisme biologique », il cohabite avec lui. L’école et la Nation réar-gumente donc régulièrement et engage une bataille contre l’idée de rythmes qui seraient propres à l’enfant comme si la vitesse d’ap-prentissage et de maturation était innée, ou la conséquence mécanique de la socialisation familiale face à laquelle l’école ne pourrait rien, si ce n’est différencier les objectifs et les contenus. La bataille est très politique car cette idéologie est promue à la fois par le SNI à majorité PS et par les réformes successives de Giscard et Mitterrand. Différents auteurs critiquent ainsi ce retour de l’idée de dons derrière les rythmes dans L’École et la Nation : Alfred Sorel, Eric Plaisance, Hélène Gratiot-Al-phandéry, Jacques Rouyer, Annick Davisse, Jean-Yves Rochex… et Lucien Sève dans un article cinglant « École. Touche pas à mon rythme ? » (1989). Derrière la dévolution à l’enfant de la responsabilité de l’échec au nom de ce qu’il devrait être « au centre », il s’agit de « l’avènement de l’élitisme concurrentiel »

(p.10), « d’une stratégie d’éclatement dans un marché éducatif à plusieurs vitesses » (p.11), où le jeune doit « contractualiser un projet » (p.12) comme s’il était en mesure de négocier avec l’institution, de porter des stratégies dans une école où règnerait « l’égalité des chances ».

D’autres idéologies de l’enseignement impos-sible sont également combattues sur le même modèle, notamment contre l’idée faisant des besoins de l’enfant une question individuelle d’origine purement interne. C’est déjà ce que critiquait en 1969 J. Beauvais dans L’École et la Nation, et qui ressurgit depuis quelques années avec la rhétorique des « besoins spécifiques ».

À son tour Carnets rouges déconstruit l’es-sentialisation des « formes d’intelligence » postulant « l’existence d’élèves "visuels" ou

"auditifs", la programmation neuro linguis-tique, les intelligences multiples » (Bautier, 2017) auxquelles l’école devrait s’adapter plu-tôt que de développer des habiletés variées pour chacun et en centrant l’attention sur le savoir. Le découpage de la population scolaire en catégories d’élèves qui auraient des carac-téristiques par essence est une arme contre la mission de l’école à constituer une culture commune, car elle fait des supposées diffé-rences de départ l’argument du renoncement aux objectifs égaux.

Plus largement, ces contributions convergent avec d’autres publications sociologiques contre la médicalisation de l’échec scolaire4, le retour de l’innéisme avec la rhétorique des

« surdoués »5 ou encore le culte du « pué-rocentrisme » (Rayou)6, autant de concep-tions de l’individualisation de l’apprentissage qui dissimulent l’inégalité des objectifs selon les caractéristiques sociales des élèves. Cette conception « adaptationniste » aux suppo-sées caractéristiques des élèves qui cohabite avec des conceptions très « dirigistes » des neurosciences (Sève, 2019).

Une campagne d’idées et d’action comme celle contre les « dons » montre l’utilité de rejeter les consensus mous. Une force mili-tante n’a pas grande utilité à s’aligner en

(2)La collection Société française est accessible en ligne : https://gabrielperi.

fr/bibliotheque/bibliotheque-nu- merique-du-mouvement-commu-niste-et-ouvrier/le-kiosque/. Celle de L’École et la Nation le sera d’ici quelques mois à la même adresse.

(3) http://www.gfen.asso.fr/fr/lucien_

tout sur les positions déjà convenues. S’il est nécessaire de ne pas céder à la faiblesse de contenus pour l’unité à tout prix, il ne sert à rien d’avoir raison tout seul. L’affirmation d’un point de vue en rupture avec l’idéologie domi-nante nécessite, pour construire des rapports de forces, de tisser des convergences avec des acteurs variés d’une question, de confronter et de convaincre. Cela implique la conduite d’un débat précis et sérieux sur les réformes scolaires alternatives au-delà des spécialistes de l’éducation.

La question est d’une brulante actualité. La succession de réformes en cours marque un tournant, où la crise de l’école, tiraillée entre démocratisation et sélection, est exacerbée par les crises sanitaires et économiques, et où de nouveaux arguments de renoncement à l’égalité en éducation émergent… de nou-velles batailles se profilent.

Stéphane Bonnery.

CIRCEFT-ESCOL, Université Paris 8

L’enfant,

un sujet aujourd’hui

Documents relatifs