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Un débat français à la lumière d'une recherche au Brésil

Dominique Vidal Université de Paris Diderot - Paris 7

Ce texte se propose de réfléchir à la place de l'affectivité dans les services à la personne en France à partir d'une recherche sur les travailleuses domestiques à Rio de Janeirol. Ce terme de services à la personne désigne un ensemble d'activités très diverses qui vont du ménage aux soins aux personnes dépendantes, en passant par la garde d'enfants 2. Leur développement important dans la société française contemporaine révèle que le travail domestique rémunéré ne connaît pas le déclin annoncé par ceux qui, jusque dans les années 1970, considéraient que les femmes qui en vivaient seraient progressivement absorbées par d'autres secteurs de l'économie.

Une des difficultés de ces emplois réside dans ce qu'ils contiennent une composante affective qui recouvre souvent le rapport salarial (Fraisse 1979 ; Gorz 1988; Lallement 1996; Kaufmann 1996; Ehrenreich, Hochschild 2002; Bernardo 2003 ; Angeloff2005). Les femmes qui les réalisent doivent veiller à satisfaire les attentes émotionnelles de ceux pour lesquels elles travaillent, et leur participation à l'intimité familiale a été présentée comme l'une des principales difficultés à une véritable professionnalisation des services à la personne. L'importance accordée au caractère personnel de la relation entre l'employeur et l'employée irait notamment à l'encontre de relations régies par des critères de compétence et de rationalité.

Le cas du Brésil est particulièrement intéressant dans cette discussion. On s'en fera une meilleure idée en analysant le thème de l'amitié dans les discours que les travailleuses domestiques et leurs patronnes tiennent les unes sur les autres. Nous évoquerons ensuite les approches dominantes de ces relations en termes de paternalisme pour montrer qu'elles rendent mal

1Fruit de près d'un an d'enquête réparti en quatre séjours entre 2001 et 2005, ce texte repose sur cinquante-sept histoires de vie avec des travailleuses domestiques ou d'anciennes travailleuses domestiques, des entretiens avec des employeurs, des patrons d'agences de placement, des magistrats et des avocats, et 1 ethnographie d'espaces publics fréquentés par ces femmes, du syndicat des travailleurs domestiques de Rio de Janeiro et du tribunal régional du travail (Vidal 2007).

2Voir notamment l'ouvrage de synthèse récemment publié de Devetter, Jany-Catrice, Ribault (2009).

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compte des logiques sociales qui les parcourent. Nous verrons alors les changements introduits par la référence croissante au droit du travail dans les relations entre les travailleuses domestiques et ceux pour lesquels elles travaillent.

1. L'amitié entre inégaux

Chez les bonnes comme chez les patronnes, la référence à l'amitié traduit avant tout ce qui devrait gouverner la relation d'une travailleuse domestique et de celle qui l'emploie. Il en est bien sûr qui estiment préférable d'envisager leurs rapports en termes strictement professionnels, mais aucune n'imagine vraiment que leur entente puisse s'établir sans une affection mutuelle minimale. Fréquemment prononcées par les unes comme par les autres, des phrases comme«Une patronne doit traiter sa domestique comme une amie» ou «ma patronne (ou ma bonne) est une amie» expriment un idéal de comportement. La déception qui suit la fin d'une relation s'accompagne de même souvent d'un propos sur l'amitié bafouée. Une patronne se souvient, encore dans l'amertume, combien le départ soudain de sa bonne l'a blessée: «Je pensais que Maria da Cruz était une amie. Elle m'a quittée sans me prévenir .. elle m'a laissée me débrouiller sans me prévenir qu'elle voulait partir. Je n'ai jamais compris pourquoi; elle m'a beaucoup déçue. Je la considérais comme une amie. Elle ne m'avait pas dit qu'elle voulait vivre avec cet homme. » (Vera, S8 ans, employée de banque retraitée). Rejane raconte combien elle fut meurtrie quand elle découvrit que sa patronne la trompait: «Elle disait qu'elle était mon amie, et je la croyais.

Mais elle mentait. C'était pas mon amie, elle était fausse. Et je l'ai crue. Et elle m'a renvoyée, c'est le portier qui m 'a dit: "Tu ne peux pas monter, ta patronne m'a dit de te dire qu'elle ne voulait plus de toi chez elle. " J'ai pas compris, ça m'a assommée. » (Rejane,2S ans, originaire de la Bahia).

Cette valeur accordée à l'amitié dans les relations des bonnes et des patronnes mérite qu'on lui prête attention. Que veulent dire ces femmes quand elles érigent l'amitié en norme souhaitable de leurs rapports, alors même que l'inégalité de positions est au principe des échanges?

Dans un article stimulant, Claudia Barcellos Rezende (2001) donne une réponse à ces questions que nous prolongerons en insistant sur le thème de la commune humanité qu'elle a perçu sans lui donner toute sa place ou, pour le dire en d'autres termes, sur l'importance que les travailleuses domestiques accordent au fait de se sentir reconnues comme gente, soit comme rigoureusement semblables avec ceux pour lesquels elles travaillent. Sur la base d'entretiens avec des patronnes et des bonnes de Rio, elle rappelle tout d'abord opportunément que, différemment de sa conception moderne qui suppose l'égalité et la symétrie entre ceux qui se considèrent amis, l'amitié a, en d'autres époques, rapproché des individus occupant des positions

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inégales et engagés dans des relations asymétriques. Loin d'être partagée par des personnes qui se considèrent mutuellement comme des égales, l'amitié des bonnes et des patronnes doit être considérée comme «un langage de l'affinité, de la médiation et de la proximité )) au travers duquel s'établit de la confiance au-delà des différences entre les parties (ibid., p. 267). Pour cette raison, cette amitié ne saurait être traitée comme un discours dont les patronnes se serviraient pour imposer leur autorité aux travailleuses domestiques. Comme le montre bien Rezende, ces dernières ne sont pas des agents passifs, mais des acteurs qui ne sont pas dupes des comportements des employeurs. Présent chez les unes et les autres, l'idéal de l'amitié entre les bonnes et les patronnes renvoie à une demande partagée de considération et d'affection, mais possède un sens différent selon la position occupée dans la relation: pour les premières, cela suppose de pouvoir recevoir une aide matérielle ou psychologique dans les moments difficiles; pour les secondes, c'est la loyauté, la confiance et la discrétion qui est attendue. Bonnes et patronnes savent d'ailleurs combien diffèrent ces attentes qui fondent leur amitié et combien l'affinité sur laquelle repose celle-ci permet que s'établissent des relations entre des personnes inégales dans un rapport hiérarchique.

Si Rezende a raison de souligner que cette amitié ne supprime jamais l'inégalité et les barrières sociales, elle sous-estime en revanche la portée de l'affirmation de commune humanité exprimée par les domestiques. C'est en effet la conviction de la commune humanité des bonnes et de leurs employeurs qui organise les attentes que les domestiques nourrissent à l'égard de ceux pour lesquels elles travaillent. Or, ce thème de la commune humanité nous paraît non seulement distinct, mais aussi plus important, que ceux de la hiérarchie et de l'égalité, même s'il se combine avec eux pour donner sa dynamique aux relations des bonnes et de leurs patrons. C'est parce que les bonnes se pensent comme les semblables de leurs patronnes et que ces dernières, à l'inverse, et comme le relève justement d'ailleurs Rezende, les tiennent comme des inférieures, que l'amitié à laquelle elles en appellent possèdent des sens différents. Car les bonnes voient avant tout dans l'amitié des patronnes la reconnaissance de leur similitude en humanité tout en estimant qu'elle est compatible avec des droits et des obligations différents selon la position occupée dans la relation; alors que les patronnes la considèrent comme un moyen d'entretenir une relation de confiance mutuelle sans pour autant renoncer à l'idée d'une différence radicale entre les deux parties.

L'amitié des bonnes et des patronnes ne va pas d'ailleurs sans difficultés.

Le rappel cru de l'infériorité hiérarchique (<<N'oublie que c'est moi qui commande ici. ))) contribue notamment à désenchanter leurs rapports. On est ici, pour reprendre les termes de Boltanski, dans le cas de«ces interventions [qui] ont pour effet de dé-singulariser brutalement la relation, qui bascule d'un état de désintéressement, fondé sur des affinités personnelles, vers le

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rapport hiérarchique asymétrique et anonyme. » (Boltanski, 1990, p. 350).

Quand la relation tourne court, bonnes et patronnes expriment néanmoins souvent leur dépit en tennes d'amitié déçue, en accusant l'autre de ne pas s'être comportée confonnément à ce que l'on est en droit d'attendre d'une

«amie ». Renata a par exemple éprouvé le sentiment d'une amitié bafouée quand Pamela, sa bonne depuis quatre ans, l'a quittée pour une famille qui lui proposait un meilleur salaire:«Après tout ce que j'ai fait pour elle, tout ce que je lui ai donné, je n'aurais jamais pensé qu'elle me fasse ça. Je pensais que c'était une amie, mais ce n'en était pas une.» (27 ans, comptable dans une entreprise). MarIene s'en veut, el1e, d'avoir cru à l'amitié de sa patronne qui l'a licenciée parce qu'elle ne venait plus qu'irrégulièrement s'occuper d'un enfant alité: «Elle m'a renvoyée. Elle n'a pas voulu comprendre ma situation. Mon fils qui n'a que huit ans s'est cassé la jambe,. il avait besoin de moi, ma sœur travaille un jour sur deux.

Comment j'aurais pu faire? Dis-moi? Elle n'a pas voulu comprendre. Elle disait qu'elle était mon amie. Et je la croyais. J'ai été vraiment conne. Elle m'a trompée. Je ne crois plus à cette histoire de la patronne amie de la bonne. » (40 ans, originaire de Nova Iguaçu). Alors que beaucoup de travaux sur l'amitié montrent que ce sentiment peut changer de fonne selon l'intensité des échanges ou se défaire sans dommage quand le lien n'est plus entretenu (Bidart 1997), il ne possède pas cette plasticité dans ce type de relations. Les conflits entre les domestiques et ceux pour lesquels elles travaillent montrent au contraire la rapidité avec laquelle la relation peut se dégrader de manière définitive. Quand un désaccord persiste, il ne peut se régler par un éloignement des deux parties qui retrouvent la fameuse «bonne distance» en évitant que leurs rapports ne s'enveniment.

2. Rapport au paternalisme et sens du goût pour les relations personnelles

Le thème de l'amitié des bonnes et des patronnes conduitàla question du paternalisme qui suscite aujourd'hui un regain d'intérêt dans l'étude du travail, que ce soit dans les services à la personne ou les secteurs de l'industrie et de la grande distribution. Or, ce terme, fréquemment employé dès qu'une référence à l'affectivité apparaît dans les rapports entre un employeur et un employé, rend souvent mal compte de la complexité des échanges qui se nouent dans le monde du travail. Dans le cas particulier des servicesà la personnes, généralement effectuées par des femmes de milieux populaires ou issues de l'immigration, l'affectivité fait en particulier fréquemment l'objet d'interprétations culturalistes, qui les considèrent comme un trait spécifique de la culture dans laquelle ont été socialisées les travailleuses domestiques, que celle-ci soit celle de couches sociales en

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posItIOn d'infériorité économique, d'un monde rural ou d'une société considérée traditionnelle.

Or, ces interprétations sont passablement réductrices. Nous voudrions ainsi montrer que le goût des relations personnelles manifesté par les bonnes de Rio de Janeiro et ceux qui les emploient n'empêche pas les premières de se tenir à distance du paternalisme dont les seconds font fréquemment preuve.

2.1 Se prêter au jeu de l'échange paternaliste, ou gérer au mieux une domination subie

Les relations des travailleuses domestiques et de leurs patrons sont communément expliquées en tenues de paternalisme ou de maternalisme3,

c'est-à-dire des relations où les employeurs prétendent exercer une fonction paternelle ou maternelle vis-à-vis de leurs employées. Dans ce schéma d'interprétation, la domination des patrons résulterait de leur capacité à convaincre une domestique qu'elle doit être fidèle et obéissante car, parce qu'elle bénéficie de leur protection, elle doit en contrepartie faire preuve de gratitude. Cette explication des relations des bonnes et de leurs employeurs rejoint celle fréquemment avancée, au Brésil, pour rendre compte du consentement des dominés à la domination. Sur les grandes plantations sucrières du Nordeste, chez les collecteurs de caoutchouc en Amazonie ou dans le monde industriel par exemple, les dominés consentiraient à la domination parce qu'ils croient en la légitimité de l'autorité du patron qui se présente à eux comme un père vis-à-vis duquel ils auraient une dette morale4Leur consentement n'est certes jamais présenté comme absolu, et il est toujours rappelé que le dominant n'hésite pas à rétablir son pouvoir par la force quand celui-ci est contesté. Mais il n'en reste pas moins que, dans ce modèle, la domination procède avant tout de la capacité du dominant à rendre légitime sa représentation de l'ordre social.

Bien que beaucoup de travailleuses domestiques soient originaires de zones rurales et que leurs patrons cherchent fréquemment à en faire des obligées par des cadeaux et des aides financières accordées quand elles se trouvent soudainement dans le besoin, cette perspective ne rend que très imparfaitement compte de leur obéissance comme de leur gratitude.

L'adhésion culturelle des dominés ne va tout d'abord jamais de sois. C'est du reste ce que reconnaissent implicitement les chercheurs qui la présupposent quand ils mentionnent les capacités de coercition que les dominants ne se privent pas d'utiliser lorsque l'imposition culturelle ne

3Pour une analyse du matemalisme dans les relations des domestiques et de leurs patronnes.

voir Rollins(1985).

4Pour quelques raisonnements qui, en dépit de la diversité de leurs perspectives théoriques, vont dans ce sens, voir Garcia(1989)et Geffray(1995).

5Pour une critique de cette approche de la domination, voir Martuccelli(2004).

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fonctionne plus. Or, ce complément d'explication fragilise cependant le modèle plus qu'il ne le met à l'abri de la critique, tant il est improbable d'arriverà distinguer la domination qui résulte de l'inculcation réussie d'un arbitraire culturel de celle qui repose sur la peur que les dominants inspirent aux dominés. Peut-on en effet jamais être sûr que l'obéissance procède de la croyance en la légitimité de l'autorité du dominant, quand celui-ci disposeà tout moment de la possibilité de l'obtenir par la menace? Les bonnes obéissent ainsi aux commandements de leurs patrons autant parce qu'elles considèrent que leur métier suppose de se plieràl'autorité hiérarchique de l'employeur et à ses attentes de rôle que parce qu'elles craignent d'être renvoyées à la moindre incartade. Ou, comme le résume tout simplement Lurdinha qui, à cinquante-trois ans, se satisfait tant bien quel mal de son sort après avoir été plusieurs fois congédiée:«La patronne donne des ordres, la bonne les exécute. Le travail de la bonne, c'est d'exécuter les ordres de la patronne. Elle aime ou elle aime pas, mais elle doit le faire. Si elle ne les fait pas, la patronne lafout dehors. C'est comme ça, ça a toujours été comme

ça, et ça changera pas. »(bonneàtout faire, originaire du Cearâ).

Il convient en effet de ne jamais oublier que le consentement pratique d'une domestique ne signifie que rarement son adhésion à la rhétorique paternaliste de son employeur. Nous n'avons identifié ce cas de figure que chez de jeunes adolescentes placées dans une famille au sortir de l'enfance, soit à un moment de la construction de la personnalité propice à ce type d'identification. Elles ont considéré leurs employeurs comme des parents jusqu'au jour où un événement ou une parole leur a fait cruellement comprendre qu'il n'en était rien. Ce fut par exemple ce jour où Marilene, à l'âge de douze ans, surprend sa patronne parler d'elle au téléphone comme

«cette petite négresse » (<<aquela neguinha»), ou celui où Josilene, longtemps la seule enfant d'une maison, entend ses employeurs se demander s'il ne devrait pas changer de nounou pour qu'elle ne transmette pas de manières à leur premier enfant qui vient de naître. Et si, pour reprendre l'expression de Geffray (1996), une métaphore paternelle dit souvent les relations des bonnes et de ceux qui les emploient, elle est davantage un langage imposé qu'une représentation à .laquelle les domestiques croient véritablement. Bien peu sont en effet dupes de leur subordination et de l'infériorité dans laquelle on les tient. Le langage de la parenté qu'elles utilisent abondamment pour qualifier leurs rapports avec les gens pour lesquels elles travaillent (<<c'est comme sij 'étais de lafamille», «c'était un père pour moi», «je l'aime autant que ma fille », etc.) ne saurait par

conséquent en aucun cas être pris pour argent comptant.

La participation des bonnes à l'échange paternaliste doit de ce fait être bien comprise. Elle ne traduit pas l'attachement à un modèle de relations traditionnelles où le subalterne se soumet à son patron en contrepartie de sa protection. Leur façon de concevoir leur rapportàl'employeur n'a que peuà voir avec la logique qui, dans certaines régions rurales, règle l'échange entre

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un travailleur agricole et un propriétaire terrien. Dans l'univers urbain dans lequel elles vivent, ces femmes ne sont pas prises dans des liens de dépendance personnelle comme peuvent l'être les petits paysans. Le fort turn-over des travailleuses domestiques rappelle notamment qu'elles disposent de la possibilité de changer d'employeur, alors que les ruraux sont fortement assujettis à la terre qu'ils travaillent. Cela ne les empêche pas d'en appeler à la logique de l'échange paternaliste quand il en va de leur intérêt.

Elles considèrent ainsi qu'il incombe à l'employeur de les aider quand elles traversent une mauvaise passe. Mais, de leur point de vue, pouvoir bénéficier de la protection du patron n'est pas incompatible avec les garanties du droit.

Les bonnes entendent bénéficier des avantages d'une relation personnelle tout en revendiquant une logique contractuelle qui fixe juridiquement les droits et les devoirs de chaque partie. On peut bien sûr trouver leur position ambivalente, comme le jugent la plupart des employeurs. Mais est-ce bien d'ambivalence dont il s'agit ou, plutôt, simplement, d'une attente tout à fait rationnelle de femmes très mal payées qui cherchent par tous les moyens à améliorer leur ordinaire? Vouloir bénéficier en même temps du paternalisme de l'employeur et de la protection du droit résulte bien davantage de la pauvreté des travailleuses domestiques que d'une prétendue culture des couches populaires. Car si leurs salaires et la protection sociale leur permettaient d'échapper à des situations de nécessité qui les réduisent à solliciter régulièrement le secours d'un patron, ces dernières se passeraient de ces demandes qui manifestent leur dépendance et sont vécues comme humiliantes. Comme les travailleurs du bâtiment étudiés par Brochier (1998), elles ne croient guère dans la bonté de leurs employeurs et ne se prêtent au jeu de la relation paternaliste que dans la mesure où elles y trouvent leur compte. Les patrons le découvrent amèrement quand elles les quittent du jour au lendemain après avoir reçu une aide exceptionnelle ou un bien. Ce qui dans l'esprit d'un employeur devrait inciter une bonne à la fidélité n'est en effet souvent pensé par elle que comme un juste complément de revenus et ne la dissuade que rarement de chercher meilleure fortune ailleurs.

Si le discours paternaliste est donc bien un instrument dont se servent beaucoup d'employeurs pour asseoir leur domination, il donne surtout lieu à une duplicité partagée dont les deux parties peuvent espérer tirer avantage, même si les bonnes ne sont pas les mieux placées dans cet échange inégal.

2.2 Entre gratitude et ressentiment: être reconnue en tant que personne

On se méprendrait toutefois si l'on pensait que les relations des bonnes et de leurs patrons baignaient dans les eaux glacées du calcul utilitariste. Cette duplicité partagée est compatible avec l'attachement que les uns disent souvent avoir vis-à-vis des autres. Les relations des travailleuses

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domestiques et de leurs patrons sont des relations où aucune des parties ne se sent jamais absolument sûre de l'autre. L'importance qu'y prend la rhétorique de l'affectivité traduit cette incertitude. Personne n'étant assuré de ses sentiments, ni de ceux d'autrui, tous la manient sans cesse, que ce soit pour dire J'affection qu'ils éprouvent ou la méfiance que l'autre inspire.

Le thème de la gratitude en fournit une illustration qui permet de poursuivre la compréhension sociologique de l'affectivité dans les relations des domestiques et de ceux qui les emploient. Il est ainsi peu de travailleuses domestiques qui ne disent éprouver de la gratitude pour un employeur qui les a tirées d'un mauvais pas ou les a aidées à s'installer. Par gratitude, beaucoup de bonnes disent aussi avoir accepté de mauvaises conditions de travail et renoncé à poursuivre un employeur qui ne respectait pas le droit social. Si l'on ne saurait douter de l'existence de ce sentiment que les bonnes ressentent souvent pour leurs patrons, la gratitude ne les fait pas pour autant consentir à la domination par adhésion à un modèle paternaliste de relations sociales. Ce qui se joue autour de la gratitude met en réalité à jour la tension entre la demande de reconnaissance des travailleuses domestiques et son déni fréquent par les employeurs. L'accord des deux parties étant particulièrement fragile, il suffit de peu pour qu'une bonne se sente méprisée dans ces relations personnalisées. Or, les bonnes et les patrons envisagent couramment la gratitude sous un jour différent, comme en témoigne la diversité des attentes et des réactions suscitées par les cadeaux que les seconds font aux premières. Dans une recherche sur ce thème, Maria Claudia Coelho (2001) a ainsi montré que les patronnes y voyaient un moyen d'affirmer leur supériorité hiérarchique et espéraient recevoir en retour, non un autre cadeau, mais la gratitude, qui place celle qui l'exprime dans une position de débitrice. En ne rétribuant pas toujours ce cadeau par ce sentiment, une travailleuse domestique peut manifester sa capacité à refuser la position d'infériorité qui lui est assignée dans la hiérarchie. Il en est ainsi quand ce qui est offert est jugé de piètre qualité ou inadapté à ses besoins.

Les bonnes plaisantent par exemple sur les échantillons de parfum gratuits, les vêtements déjà portés et les souvenirs de voyage à deux sous reçus en . guise de cadeaux. L'une d'elle recueillait ainsi l'approbation de ses voisines dans la salle d'attente du syndicat, en se demandant: «Elles croient quoi?

Elles croient qu'on est connes, qu'on sait pas ce que c'est un produit de qualité, qu'on sait pas ce que c'est de la merde.» L'indifférence ou l'indignation des bonnes pour les cadeaux des employeurs est aussi de ce fait, selon Coelho, une revendication d'égalité qu'elles adressent à ceux qui les traitent en inférieures.

On aperçoit mieux maintenant pourquoi la référence au paternalisme rend insuffisamment compte de l'affectivité dans ces relations. Non que les employeurs n'en fassent pas preuve, ni que les bonnes n'attendent jamais d'eux ce type de comportement, loin s'en faut. Mais parce que la rhétorique paternaliste constitue un langage commun que les uns et les autres préfèrent

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