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Le culte de la « véritable féminité » et l’argument de l’utilité sociale

Chapitre 2. La femme domestique

2.3 Éloge de la femme domestique

2.3.1 Le culte de la « véritable féminité » et l’argument de l’utilité sociale

À partir de 1830, les prédicateurs, les écrivains, les hommes politiques avaient contribué à élever jusqu’à l’idéal le modèle de la femme domestique. La reconstruction par

63 On peut penser aux propositions de la philosophe du travail Angelika Krebs dans son désormais célèbre article « Love at Work » (1998) ou de l’éthicienne Eva Feder Kittay dans Love’s Labor (1999).

Barbara Welter de ce que représentait cet idéal de la « véritable féminité » nous conduit à la description suivante :

Les attributs de la Véritable Féminité, par lesquels une femme se jugeait elle-même, était jugée par son mari, ses voisins et la société tout entière peuvent être déclinés en quatre vertu cardinales –piété, pureté, soumission et domesticité. Mettez-les ensemble et vous aurez une mère, une fille, une soeur, une épouse. Sans elles, peu importaient la gloire, le succès ou la richesse, tout n’était que cendres. Avec elle, la femme était promise au bonheur et au pouvoir.64

Si la plupart des lectrices de Smith ont à juste titre noté que le philosophe avait, de manière générale, ignoré aussi bien les femmes que les tâches qui leur était traditionnellement dévolues, Adam Smith a néanmoins laissé échapper quelques passages sur la place des femmes dans la société, c’est-à-dire sur leur place comme gestionnaires de maison et éducatrices des jeunes enfants. Loin de dénigrer ces fonctions toutefois, il est plus près d’en faire l’éloge.65 En ce sens, on peut aller jusqu’à suggérer qu’il a donné l’une des premières formulations explicites du modèle de la femme domestique, de cet éloge qui allait être fait à la femme, comme ménagère et garde-malade, sous le règne de la reine Victoria dans l’Angleterre de la seconde moitié du 19e siècle. L’éloge de la ménagère et l’argument de l’utilité sociale de la domesticité de la femme que l’on trouve chez Smith a contribué à donner naissance à une nouvelle conscience de genre pensée par les femmes d’après le reflet que les hommes leur renvoyaient d’elles-mêmes : une « véritable femme » était une femme domestique. Ainsi les femmes ont-elles été amenées à demeurer à leur juste place (la seconde) tout en y trouvant un intérêt et une certaine gratification, alors que leur absence de paie était hissée en vertu.66

Les propos de Smith à ce sujet résument bien cette idée. Il reconnait en effet le caractère utile des travaux réservés aux femmes et attire l’attention du lecteur sur les bénéfices que la société en retire. En particulier, souligne-t-il, le travail d’éducation assuré au sein de la cellule familiale par des mères (en ce qui concerne les jeunes enfants seulement) est d’une utilité et d’une valeur incontestables. Sous l’aspect de la transmission des bonnes mœurs, cette

64 Welter, 1966 : p. 152. La traduction de ce passage le plus important de l’article de Welter se trouve chez Elsa Dorlin (2005 : p. 91). J’ai reproduit ici la traduction qui est la sienne.

65 Pour plus de détails au sujet du rapprochement à faire entre la pensée smithienne et la sanctification de la femme domestique, voir Justman, 1993 : p. 113-142.

66 En ce sens, si « Smith n’est pas coupable », comme je l’ai écrit ailleurs un peu hardiment (Hamrouni, 2011), il ne peut être tout à fait blanchi.

éducation familiale est même préférable à l’éducation publique qui échoue, selon l’auteur, à inculquer aux enfants les valeurs morales essentielles. Dans Théorie des sentiments moraux, il écrit : « L’éducation domestique est l’institution de la nature; l’éducation publique, l’invention de l’homme. Il n’est certainement pas nécessaire de dire laquelle est la plus sage » (Smith

TSM, VI.ii.1, p. 309). Smith reconnait de plus l’importance des soins aux enfants prodigués

par les mères, soins essentiels pour prévenir la mortalité infantile, véritable fléau à l’époque. Il suggère même « une récompense plus libérale du travail qui mettra les parents à portée de mieux soigner leurs enfants » (Smith RN, I.viii, p. 151). L’ouvrage qui consiste à enfanter, à prendre soin des nourrissons, à élever les enfants dans un environnement approprié et à les éduquer de telle sorte qu’ils soient de futurs travailleurs productifs et de loyaux citoyens, est donc une contribution utile et essentielle à la richesse des nations. Et Smith ne diminue ni ne néglige sa valeur. Il couche sur papier l’argument, toujours d’actualité, de l’investissement dans la portion humaine du capital.

Sous cet aspect précis de l’utilité sociale conférée au travail qu’il considère être l’apanage des femmes, il existe des recoupements entre la pensée smithienne et certaines idées soutenues moins d’un siècle plus tard non seulement par des mouvements ouvriers et syndicalistes, mais aussi par des intellectuelles, issues de la bourgeoisie, dont les célèbres sœurs Beecher aux États-Unis. Elles visaient la reconstruction de l’identité féminine en mettant l’accent sur l’utilité sociale de la maîtresse de maison. C’est en effet à l’ère victorienne que la mère et l’épouse méritèrent les louanges les plus passionnées (Folbre, 1991; Hall, 1999 : p. 48-49).67

Cet argument de l’utilité sociale, à première vue moins controversé que l’argument fonctionnaliste postulant une vocation particulière à la femme en vertu de ses fonctions reproductrices, comporte effectivement deux remarquables avantages : d’abord, celui d’exalter le privé et de magnifier les relations et expériences qui y ont cours; ensuite, celui d’attribuer à la femme et à son activité domestique quelque valeur positive.

67 Que cet éloge de la ménagère et la thèse de l’utilité sociale qui la sous-tend aient été repris par les mouvements ouvriers en France au même moment (Perrot, 1998 : p. 133-152) suggère que les hommes travailleurs n’étaient pas tous solidaires de la cause des femmes et œuvraient plutôt à justifier leur confinement dans la sphère domestique. On doit admettre, toutefois, que les conditions de travail des ouvriers, qui comptaient tout de même beaucoup de femmes des classes les plus pauvres, étaient lamentables.

La sphère privée de la vie qui portait la marque historique de l’insignifiance et de la banalité obtient en effet, sous cette conception, une revalorisation spectaculaire qui n’a d’égal que l’écrasant mépris dont elle avait trop longtemps été l’objet. La famille, dont la mère est l’ultime gérante, devient un lieu de rédemption, un havre de paix et de repos à l’abri du monde extérieur, de ses impératifs et de ses contraintes, à l’écart de la société capitaliste et de ses exigences de performance, loin de la vie mondaine, de ses distractions perverses, ses superficialités et ses mensonges. Cette famille, comme sanctuaire d’amour et inviolable refuge, comme lieu protégé où altruisme, don de soi et inconditionnalité prévalent, en devient une « dans laquelle, écrit Smith, règnent partout l’amour et l’estime mutuels, où les enfants et les parents sont des compagnons les uns pour les autres […]; [un lieu]… où toute chose nous suggère l’idée de paix, de bonne humeur, d’harmonie et de contentement! » (Smith RN, I.ii.4, p. 75). Cette conception romantique et on ne peut plus idéalisée de la famille comme unité indivisible, institution naturelle, nécessaire et cimentée par l’amour, sera particulièrement retenue et exploitée dans la culture victorienne. Elle devient la sphère où sont reléguées l’émotion et l’expression des sentiments et des besoins corporels, l’espace où sont abritées les dépendantes et les êtres fragiles dont elles ont les soins, le lieu de prédilection des femmes où sont consolées les tristesses de chacun, apaisées les consciences troublées des hommes d’action ou des hommes politiques, reposés et soignés les corps exténués des ouvriers.

Quant à la femme, sous cette conception, elle enfante, soigne et éduque comme toujours, mais ces soins chéris qu’elle prodigue avec attention et affection prennent un sens nouveau, idéalisé, pour ainsi dire, esthétisé. La femme devient la mystérieuse détentrice des remèdes contre tous les maux soufferts, ceux des corps et des âmes. Elle devient la correctrice de tous les malaises, ceux engendrés par l’État, ceux occasionnés par la société capitaliste libérale et ses dérives excessives. Désormais, elle a comme devoir d’inspirer et d’influencer l’humanité, d’adoucir les mœurs, d’insuffler à l’homme le désir de travailler dur et, aux enfants, la volonté de s’acheminer vers une toujours plus grande perfection morale, une plus grande respectabilité. Discrète et intuitive, modeste, docile, pieuse et pure, elle est la clef de l’harmonie familiale, la régulatrice de la morale et des bonnes habitudes de vie. Son ouvrage est alors vu comme une responsabilité et une obligation morale, et non une activité économiquement pertinente, son but étant moins l’efficience que la rencontre des obligations

morales inhérentes au rôle d’épouse et de mère, inhérentes à sa nature propre, et sa motivation fondamentale étant moins la poursuite égoïste de l’intérêt personnel que l’amour inconditionnel qui, suppose-t-on, l’habite naturellement, essentiellement.