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Vers la compensation financière du care?

Chapitre 1. L’aidante naturelle

1.3 Vers la compensation financière du care?

Une stratégie qui se présente aux femmes aidantes qui n’ont pas eu le luxe de reléguer à d’autres femmes les tâches de care consiste à revendiquer une compensation financière pour elles-mêmes en échange de leur ouvrage. En effet, parmi les trois principales requêtes mises en évidence dans le cahier de propositions rédigé par le Réseau des aidants et soumis au gouvernement du Québec, on remarque celle d’un « soutien financier prenant la forme d’une rétribution équivalente pour les aidants à celle que reçoivent les familles d’accueil » (Réseau des aidants, 2007 : p. 8). La question qui se pose est la suivante : la stratégie de la rétribution est-elle compatible avec l’égalité réelle des femmes?

Si, jusqu’à tout récemment, à l’intérieur de certains cercles intellectuels non féministes, la question de l’assistance fournie dans le cadre familial était traitée comme une affaire privée devant être assumée par les aidantes seules, la plupart des penseurs politiques y voient à l’heure actuelle un véritable enjeu de nature sociale. Cette prise de conscience est au moins partiellement attribuable aux arguments élaborés par des philosophes politiques égalitaristes, des sociologues, politicologues et économistes féministes au cours des années quatre-vingt-dix

et deux mille en faveur d’une plus juste prise en compte de l’importance de l’ouvrage historiquement confié aux femmes, de l’éducation des enfants aux soins des personnes âgées.

Ces approches ont permis de justifier la compensation financière des aidantes, d’une part, notamment en raison du coût d’opportunité qu’elles assument généralement suite à leur engagement et, d’autre part, la rétribution en échange de leurs services rendus. La compensation et la rétribution obéissent à des logiques distinctes. D’une part, l’argument appuyant la compensation consiste à mettre en évidence les coûts directs et indirects injustement absorbés par les aidantes et l’injustice de la répartition inégale de ces coûts, alors que les bénéfices de cet engagement s’étendent au-delà de la seule sphère familiale. La compensation se fait en fonction du coût d’opportunité (on compense l’aidante pour s’être retirée du marché de l’emploi provisoirement afin de s’acquitter de la tâche : on la compense pour ce qu’elle perd en soignant et non pas pour ce qu’elle accomplit). La logique de la compensation est une logique du risque et suppose que cette occupation représente en même temps une charge, un fardeau, qu’elle est coûteuse sur plusieurs plans. D’autre part, l’argument en faveur de la rétribution consiste plutôt à mettre en évidence les répercussions publiques positives, l’apport à la fois social et économique que représente l’engagement des aidantes auprès d’un proche vulnérable. La rétribution est, en principe, indexée sur la pénibilité de la tâche à accomplir. Elle peut aussi supposer le versement d’une allocation fixe, la même pour tous. Elle suppose la reconnaissance de cette activité comme un « travail » réel, et non pas comme un fardeau passager. Suivant cette approche par exemple, le travail de soin

a une valeur économique et les aidantes sont envisagées comme des travailleuses qui

soulagent le système public de la santé de coûts faramineux, tout en lui permettant de réaliser une épargne significative. Basé sur la méthode du coût de remplacement en économie (c’est-à- dire le salaire qui serait versé à un employé du réseau public de la santé pour une tâche similaire), les chercheurs ont estimé la valeur de la contribution des aidantes informelles, au Québec seulement, à plus de cent trente millions d’heures travaillées, pour un total de plus de cinq milliards de dollars par année.40 Sous cette approche, leur ouvrage est ainsi vu comme

40 Danis et LeBrun, 2006 : p. 24. Il est à noter que cette méthode a toutefois été contestée en raison des estimations trop élevées qu’elle tendait à présenter. D’autres méthodes d’estimation existent : la méthode du « remplaçant général », qui ne se fonde pas sur le salaire d’un employé spécialisé mais plutôt sur le coût d’un domestique qui serait payé pour accomplir ces tâches; la méthode du « coût d’opportunité », problématique pour

indispensable : si, du jour au lendemain, les aidantes se déclaraient en grève, la société serait forcée de confier ces tâches à des travailleurs salariés (Krebs, 1998 : p. 189).

La compensation suppose un paiement pour ce qui ne peut plus être accompli; la rétribution suppose un paiement pour ce qui est accompli. Néanmoins, au plan du revenu, il n’y aurait pas nécessairement d’écarts significatifs entre les deux alternatives. On peut très bien imaginer un système de compensation très onéreux (où l’aidante serait compensée en fonction du coût d’opportunité, d’après son revenu d’emploi) et un système de salaire moins onéreux (où les aidantes seraient rémunérées au salaire minimum et à temps partiel seulement). Parce que ce sont les effets, sur les femmes, qui découlent du fait d’être payées pour prendre en charge un proche malade ou pour fournir du travail domestique qui sont considérés dans ce chapitre-ci et le prochain, je ne fais pas de différence entre la compensation et la rémunération, au sens où une compensation généreuse aurait potentiellement le même effet que la rétribution : elle viendrait rattacher la femme à cette tâche.41

Si les arguments en faveur de la compensation financière des aidantes et les chiffres qui les appuient paraissent à première vue tranchants, il convient toutefois de les examiner de plus près avant de s’en laisser convaincre. Ce n’est pas un hasard si les diverses mesures de compensation ou de rétribution du care (que ce soit sous la forme de prestations, d’allocation familiale, de congés de compassion payés, de crédits d’impôt remboursables, etc.) sont ramenées à l’avant plan dans le discours politique à notre époque où il s’agit de réinterpréter toute dépense de l’État social en matière d’éducation, de santé et de services sociaux en termes de retour sur l’investissement. En effet, les nombreuses et lourdes réformes de l’État social engagées depuis le début des années quatre-vingt à l’intérieur du nouveau « paradigme de la politique sociale comme investissement » (Cantillon et Van Lancker, 2011) sont fondées sur cette idée d’un retour sur l’investissement. Sous cette perspective, si la protection sociale peut désormais s’étendre à celles qui prennent soin des enfants et les éduquent par exemple, c’est parce que leur travail représente non plus une pure perte, un investissement freinant la

les mêmes raisons que la première, qui se fonde sur le salaire que la personne qui est devenue proche aidante gagnerait si elle était restée sur le marché du travail.

41 Néanmoins, je m’intéresse davantage à la compensation dans ce chapitre sur les aidantes et aux revendications de salaire en échange du travail ménager et de soins aux enfants au prochain chapitre.

croissance et ne comptant pour rien42, mais qu’il a été réinterprété comme un travail indispensable à la reproduction et à l’entretien de la main d’œuvre, un investissement dans le capital humain duquel on peut en retour espérer des gains importants. Sous cette logique, c’est d’ailleurs devenu l’un des « métiers de femme » que le « métier de mère », comme l’évoque l’analyse de la sociologue Irène Jonas.43 Si les aidantes, comme les mères, fournissent une contribution productive à la société, elles doivent recevoir leur part du surplus de la coopération sociale en échange. Mais là est bien tout le problème : la comparaison entre les mères et les aidantes ne tient pas. Si nous suivions cette logique de l’investissement dans le capital humain, il deviendrait rapidement difficile de mettre en évidence la valeur de l’accompagnement des personnes âgées dépendantes, qui ne représentent plus une force de travail vigoureuse au service du capital. L’argument de l’investissement dans le capital humain que peut représenter le care peut en ce sens éventuellement se retourner contre celles qui l’invoquent. C’est là que la référence à la distinction entre les soins de longue durée pour les personnes âgées en fin de vie et les soins curatifs ou de réhabilitation devient aussi désarmante : là où les soins curatifs visent à l’amélioration de la condition de santé du travailleur qui pourra par la suite réintégrer la force de travail et relancer sa consommation, les soins de longue durée ne visent qu’à assister et soulager des personnes âgées en perte d’autonomie dont l’état de santé général n’ira qu’en se détériorant toujours davantage. Ces personnes beaucoup plus vulnérables et qui, sur le strict plan économique, représentent plus de coûts que de gains potentiels, seraient inévitablement laissées pour compte sous un tel paradigme économiste. En ce sens, c’est bien plutôt la primauté accordée à la productivité dans nos sociétés qui devrait être questionnée. Je reviens sur cette question importante au chapitre suivant.

42 C’était le cas sous le paradigme de la théorie économique dominante. À ce sujet, on peut consulter la préface et le premier chapitre de l’ouvrage De la différence des sexes en économie politique (1997) qui rassemble certains des articles les plus importants de Nancy Folbre, traduits en français. Cette approche est d’ailleurs perçue par les économistes féministes comme une grande réussite, sinon un important progrès. J’y reviens au chapitre suivant plus particulièrement consacré à l’entreprise de l’économie féministe.

43 Les mères, critique Jonas avec éloquence, dans nos sociétés ultraperformantes, sont appelées à concevoir l’éducation de leurs propres enfants comme une « entreprise complexe d’éducation intensive qui a pour but la formation d’individus bien élevés, bien équilibrés, bien équipés pour la compétition sur un marché du travail de plus en plus exigeant » (Jonas, 2008 : p. 41).

Un autre argument en faveur de la rétribution, plus convaincant à première vue, mérite aussi d’être examiné. Selon la sociologue Nancy Guberman, le paiement des proches aidantes faciliterait l’établissement d’un rapport plus égalitaire entre la donneuse et le récipiendaire de soins, la relation étant, par le fait du paiement, transformée en transaction marchande contractualisée (une paie contre des services à rendre) (Guberman, 2003 : p. 193). La rétribution pourrait ainsi comporter cet effet plus que bénéfique de diminuer les risques d’abus à l’égard des personnes âgées qui se retrouvent autrement dans une situation de dépendance telle que leur bien-être ne dépend plus que de la bonne volonté de leur aidante (Guberman, 2003 : p. 193). En effet, à partir du moment où l’aidante est rémunérée en échange de la réalisation d’une tâche précise, l’organisme qui octroie le paiement devrait, ou du moins pourrait, s’assurer que le travail est bien accompli conformément aux termes fixés par le contrat et s’enquérir ainsi de la qualité des soins prestés. Mais c’est là faire fi du fait que ces soins sont fournis dans le cadre familial. C’est prétendre qu’une « dé-privatisation » de la famille serait non seulement possible, mais désirable. C’est supposer que l’intrusion ainsi permise dans la vie privée des aidantes et des personnes qu’elles ont à charge fasse l’objet d’un consentement des deux parties, afin que soient examinés, vérifiés, scrutés les soins prodigués, l’attention et l’affection témoignées (puisque le soutien apporté ne se limite pas à des tâches techniques facilement vérifiables). C’est surtout faire comme si la confiance entre deux proches pouvait se fonder sur un rapport économique, supposer même que cette confiance sera consolidée par le moyen de la transaction marchande, et ignorer que l’introduction d’un tel rapport marchand contractualisé risque aussi d’éveiller les soupçons et d’effriter la confiance mutuelle plutôt que de la restaurer. Guberman suggère que le paiement versé à l’aidant soulagerait la pression, vécue par l’aidé, liée à l’idée qu’il représente un fardeau pour son aidant. Or, cette remarque, qui est à prendre au sérieux, nous ramène surtout à la question fondamentale qui est posée ici : si l’assistance aux parents âgés représente souvent une responsabilité lourde à porter pour leurs enfants adultes qui sont le plus souvent des femmes, la compensation financière représenterait-elle vraiment la meilleure solution possible? La détresse psychologique vécue par les aidantes sera-t-elle atténuée par l’argent? Et qu’en est-il de l’isolement?