• Aucun résultat trouvé

La critique du libéralisme rawlsien

Chapitre 3. Identité et différence dans la politique du care

3.2 Eva Feder Kittay : pour une éthique publique du care

3.2.1 La critique du libéralisme rawlsien

Il ne s’agit pas, pour Kittay, de substituer à la théorie rawlsienne de la justice une théorie du care, mais plus humblement, d’apporter des amendements au libéralisme afin qu’il soit compatible avec la juste prise en compte de la dépendance (il n’est pas certain, toutefois, qu’une fois ces modifications adoptées, il s’agisse toujours d’un libéralisme).106 Elle revendique la nécessité de dégager une voie entre, d’une part, l’adoption d’une perspective égalitaire qui demeure problématique à certains égards (principalement car elle néglige le fait

104 À ce sujet, on peut aussi lire les chapitres deux et trois de Frontiers of Justice de Martha Nussbaum (2007 : p. 96-223).

105 C’est dans la deuxième partie de Love’s labor, aux chapitres trois et quatre, que sont formulées les critiques du libéralisme rawlsien. Cette critique est focalisée sur cinq points. On retrouve un résumé succinct de ces critiques dans Kittay (1999 : p. 81), ainsi que dans la contribution de la philosophe à l’ouvrage Feminists rethinking the self (1997) dirigé par Diana Meyers.

105 Kittay, 1999 : p. 83-85.

de la dépendance humaine et assimile à un choix de vie l’obligation morale de soigner qui incombe aux proches des personnes dépendantes) et, d’autre part, le rejet en bloc des idéaux égalitaires comme le suggèrent certaines éthiques maternalistes de la sollicitude ou certains féminismes radicaux. Ainsi ne considère-t-elle pas le concept d’égalité en lui-même comme problématique. Un travail intellectuel plus fécond chercherait plutôt, de son point de vue, à clarifier notre manière de conceptualiser l’égalité de telle sorte qu’elle soit compatible avec la préoccupation pour les personnes qui vivent une dépendance extrême et celles qui en ont la charge. La reformulation proposée par Kittay aspire à pallier les lacunes qui caractérisent le libéralisme rawlsien, du point de vue de sa critique féministe propre, qu’elle qualifie de « critique du point de vue de la dépendance ».107

Sa critique met en lumière les présupposés sous-tendus par la théorie rawlsienne, présupposés qui amènent Rawls, selon Kittay, à développer une conception incomplète de la justice et de l’égalité et qui lui permettent de passer sous silence, en raison de l’analyse idéalisée qui y est faite, les relations de dépendance qui caractérisent la vie humaine. Ainsi sont tenues hors du champ d’application des principes de la justice les questions relatives à la dépendance et à la prise en charge de la dépendance, ces questions qui concernent à la fois les personnes dépendantes elles-mêmes (dont nous sommes tous, un jour où l’autre), mais aussi les personnes (des femmes dans la majorité des cas) qui, œuvrant auprès d’eux le plus souvent dans l’ombre de la sphère domestique, ne sont pas considérées « productives » et sont par le fait même exclues du cercle des membres coopératifs de la société qui sont en droit de recevoir, en échange de leur contribution, une part du surplus coopératif. Kittay relève en premier lieu l’absence de prise en compte de la dépendance dans les « circonstances de la justice » dans la Théorie de la justice (1997), ces circonstances qui sont connues par les personnes placées dans la « position originelle » et qui « rendent nécessaire et possible l’application de la justice » (Rawls, 1997 : p. 161). Étrangement, souligne Kittay, le fait de la

107 Kittay, 1999 : p. 13-17. Dans une excellente Introduction aux théories du care, Marrie Garrau et Alice Le Goff (2010) ont traduit « dependency critique » par « critique du point de vue de la dépendance ». Je l’avais traduite ailleurs (2008) par « critique de la dépendance ». La traduction de Garrau et Le Goff me parait plus juste dans la mesure où elle ne laisse pas penser, contrairement à ma précédente traduction, que c’est la dépendance qu’il s’agit de critiquer. Il s’agit au contraire, chez Kittay, de reconnaitre la centralité de la dépendance dans la vie humaine et d’en prendre toute la mesure aux plans sociaux et politiques. J’emprunte donc, pour la suite de l’exposé, la traduction plus judicieuse des deux auteures.

dépendance, comme condition humaine, ainsi que les besoins d’assistance, d’aide et de soins fournis par autrui, sont mis entre parenthèses par les participants de la position originelle, au moment même où ils doivent pourtant déterminer ensemble les principes qui fixeront leur contrat social et gouverneront leur société et leur vivre-ensemble (Kittay, 1999 : p. 83-85). Il est, de son point de vue, essentiel d’ajouter la dépendance à ces circonstances dont nous ne devons pas faire fi dans la réflexion sur la justice, soit « la rareté relative des ressources » et « le conflit d’intérêt » (Rawls, 1997 : p. 160). Cette négation complète de la dépendance est, remarque Kittay, intimement liée à l’idéalisation qui est faite du sujet moral dans la théorie de la justice. Ce sujet moral idéalisé est représenté comme étant effectivement doté de deux pouvoirs moraux qui excluent d’entrée de jeu les personnes dépendantes qui souffriraient, par exemple, d’un déficit cognitif : le sujet moral est « raisonnable » (il est en mesure de développer un sens de la justice, c’est-à-dire qu’il a la volonté, pour son propre bien, d’évoluer dans un monde social dans lequel il est compris comme un citoyen libre et égal coopérant avec d’autres citoyens sur la base de termes qu’ils peuvent tous accepter) et il est doté de rationalité (il est en mesure de former, réviser et poursuivre rationnellement le plan de vie qu’il s’est donné). Ces deux capacités morales lui permettent d’évoluer socialement à titre de membre pleinement coopératif de la société tout au long de sa vie, c’est-à-dire qu’il est en mesure d’y apporter une contribution productive (un travail productif en échange d’un salaire dans la sphère publique économique) et qu’il est capable de réciprocité. Cette idéalisation du sujet moral n’est pas propre à Rawls : elle est directement héritée de la tradition contractualiste à laquelle adhèrent les libéraux, depuis John Locke, qui supposait que le partenaire du contrat était un individu « libre, égal et indépendant » (Locke, 1992 : p. 64)108, jusqu’à John Rawls qui faisait de la rationalité de l’agent un pouvoir moral essentiel à sa participation à la position originelle, en passant par Emmanuel Kant pour qui le sujet moral était aussi un être doté d’une autonomie rationnelle (Nussbaum, 2000). Cette idéalisation du sujet moral est en décalage avec la réalité en même temps qu’elle l’occulte : les personnes vulnérables ainsi que celles qui

108 Dans un article important pour la philosophie politique féministe contemporaine, « The future of feminist liberalism » (2000), Nussbaum remarque que si plusieurs libéraux ont gardé le silence sur la question des personnes handicapées et de leur droit à une part du produit social devant être redistribué, le philosophe David Gauthier a, en revanche, fourni une réponse franche qui ne laisse pas place à l’imagination : « people of unusual need are ‘‘not party to the moral relationships grounded by a contractarian theory’’ » (David Gauthier, 1986, Morals by agreement, New York : Oxford University Press, p. 18. Cité dans Nussbaum, 2000 : p. 49).

en ont les soins n’ont aucune commune mesure avec les personnes idéales autonomes et pleinement fonctionnelles postulées par Rawls et elles ne sont pas des exceptions : « nous sommes tous l’enfant d’une mère » (Kittay, 1999 : p. 47-48). Ainsi Kittay formule-t-elle une troisième critique : la société n’est pas une association de compétiteurs fonctionnels égaux et indépendants, mais une association de personnes inégales, fragiles et vulnérables, parfois non fonctionnelles et dans l’incapacité, provisoirement ou définitivement, de participer activement à la société, du moins (et cela est crucial), suivant les critères actuellement admis de la participation et de la contribution sociale auxquels Rawls parait souscrire (Kittay remet aussi ces critères en question). Rawls pourrait certes défendre son idée en rappelant la distinction entre la théorie idéale et non idéale. Il rétorquerait alors qu’il s’est d’abord attardé à définir les principes de la justice dans des conditions idéales et qu’il s’agira, ensuite, de complexifier la réflexion sur la justice à la lumière des problèmes qui surgiront inévitablement une fois que nous serons confrontés aux données du monde réel imparfait, notamment le problème soulevé par la situation des personnes handicapées et de leurs assistants. Pour Kittay toutefois, la dépendance n’est pas une circonstance exceptionnelle, touchant une minorité d’exclus de la coopération sociale, qu’il nous faudrait examiner seulement une fois le contrat social conclu et les principes régulant la vie sociale adoptés. La dépendance est une « circonstance de la justice » fondamentale qui doit être pleinement considérée alors même qu’a lieu la délibération sur les principes de la justice, car les résultats auxquels nous parviendrons, si nous n’occultons plus le fait de la dépendance, seront différents de ceux auxquels les participants à la position originelle rawlsienne sont parvenus. Une prise en compte de la dépendance n’entrainerait pas seulement une modification des principes de la justice. Elle ouvrirait la voie à une complète refonte de la vie en société.

La dépendance, en ce qui concerne les personnes humaines, est tout aussi inévitable que la naissance et la mort le sont pour l’ensemble des organismes vivants. […] Notre dépendance, en tant qu’être humain, n’est alors pas seulement qu’une circonstance exceptionnelle.109

À la lumière de ces modifications apportées à la théorie rawlsienne, l’index des biens sociaux premiers, dont la répartition doit se faire conformément aux principes de la justice110, devrait être bonifié pour tenir compte des biens reliés à la dépendance et aux états de vulnérabilité auxquels nous sommes tous confrontés en tant que personnes humaines fragiles et non pas autosuffisantes. Telle est la quatrième critique formulée par Kittay. En plus des biens sociaux premiers qui s’adressent à un citoyen conçu comme libre, indépendant, détenteur de droits, participant librement à des échanges sur le marché avec des égaux (les libertés fondamentales, les chances d’accès aux positions sociales, les revenus et la richesse, les pouvoirs et les prérogatives, ainsi que les bases sociales du respect de soi), un autre bien est essentiel à la pleine citoyenneté sociale : le bien qu’est le care, soit la capacité d’être attentif aux besoins d’autrui et de savoir y répondre ainsi que l’assurance d’être soi-même pris en charge, soigné et assisté, dans les moments de dépendance, soient-ils plus ou moins prolongés (Kittay, 1999 : p. 131). Selon Kittay, ce bien qu’est le care correspond à une troisième capacité morale essentielle à l’agent moral dont traite Rawls : la capacité de prendre soin. À la lumière de ces derniers amendements, c’est la conception traditionnelle de la « réciprocité » entre membres pleinement coopératifs de la société, telle qu’elle est employée par Rawls, qui mérite d’être révisée. S’impose alors une conception alternative de la réciprocité qui ne laisse plus à l’écart les personnes dépendantes incapables par définition de rendre la pareille à ceux qui les aident.

La conception alternative de la réciprocité que propose Kittay, et sur laquelle sera fondée sa justification des politiques publiques alternatives à celles que nous connaissons jusqu’ici, constitue peut-être l’apport essentiel de son ouvrage Love’s labor : il s’agit de la conception de la réciprocité comme doulia. C’est aux espagnols qu’elle emprunte cette notion qui désignait, à l’origine, la femme qui assistait une jeune mère qui venait de mettre au monde un enfant. La « doulia » assistait la mère afin que cette dernière puisse en échange s’occuper adéquatement de son enfant nouveau-né qui dépendait d’elle, parce que cette prise en charge l’empêchait, pour un certain temps, de prendre soin d’elle-même. L’enfant complètement

110 À la question de la métrique de l’égalité qui permet d’établir des comparaisons interpersonnelles, Joan Rawls a apporté la réponse des « biens sociaux premiers », une mesure plus objective de l’égalité permettant de faire ces comparaisons entre les personnes sans que l’État n’ait à s’insinuer dans la vie privée. Cette métrique marque un net avantage par rapport à celle du « bien-être » employée par les tenants de l’utilitarisme, un courant qui avait dominé le monde de la pensée politique jusqu’à ce que paraisse la Théorie de la justice en 1971.

démuni sans sa mère étant incapable de réciproquer, une tierce personne doit prendre la relève et rendre à la mère ce que la mère rend à l’enfant. Cette notion renouvelée de la réciprocité comprise comme doulia111, conduit Kittay à mettre de l’avant un troisième principe de la justice, qui viendrait compléter les deux principes de la justice rawlsiens, un principe qui rappelle par ailleurs davantage l’idéal égalitaire marxiste que libéral : « à chacun selon ses besoins de care », et qu’un soutien de la part des institutions sociales soit fourni de telle sorte que les opportunités et les ressources demeurent également accessibles à ceux qui prodiguent le care (Kittay, 1999 : p. 113. Traduction libre).

Si chaque personne dépendante peut s’attendre à ce que ses besoins soient satisfaits, il est essentiel que les personnes à qui incombe cette responsabilité soient socialement soutenues. En d’autres termes, la défense des personnes dépendantes passe par la défense de ceux qui prennent soin d’elles (Kittay, 2002). S’il est admis que les politiques publiques en matière de santé et de services sociaux doivent traduire les idéaux d’égalité, de respect des citoyens et de soutien aux personnes les plus désavantagées de nos sociétés, elles doivent être modifiées en vue d’accorder davantage de soutien aux bénéficiaires de soins, mais également à ceux qui, s’étant vu confier la responsabilité de prendre soin des personnes dépendantes, se retrouvent elles-mêmes dans une situation de dépendance dérivée ou seconde (Kittay, 1999 : p. 140-146).112