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Les élites culturelles et économiques en ligne de mire

C. A la croisée des chemins : les patrons de presse

Les « patrons » de presse, propriétaires, directeurs de la rédaction et rédacteurs en chef de journaux n’ont qu’une connaissance indirecte, mais bien concrète, de l’existence des chasses présidentielles. En effet, ils font partie des bénéficiaires des dons de gibiers. Ainsi, aucun journal dans tout le spectre d’opinion n’est oublié57

. Pour les journaux, il s’agit en général d’un lapin et d’un faisan pour chaque destinataire, sachant qu’il peut y avoir jusqu’à cinq personnes concernées par journal. Seuls L’Humanité et Le Soir (le quotidien belge) refusent l’envoi de gibier à partir de 1949. Pour L’Humanité, nous pouvons penser qu’étant le journal officiel du PCF, la stratégie d’opposition aux gouvernements de la part des communistes suite à la rupture du 5 mai 1947, le quotidien soit amené à refuser un don venant du pouvoir politique, vu comme une compromission avec les forces bourgeoises. Le rejet en bloc du système politique, émanation de la classe ennemie, selon la stricte ligne stalinienne du PCF, fait que chaque action à une symbolique forte. Le Soir, journal belge, possède probablement une charte déontologique plus pointilleuse sur les cadeaux en nature que ses homologues français. En outre, la presse photo reçoit elle aussi leur don de gibier comme le New York

Times Photos. Enfin, une catégorie « Urgence » regroupe des personnalités influentes ou des

amis du président comme Pierre Lazareff, homme influent dans la presse écrite de l’époque ou Jean Jay, président de la Chambre syndicale de la presse filmée ou encore Paul Parpais du

Populaire, journal de la SFIO.

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Chaubet François, « 14. De Gaulle et les intellectuels : histoire d'un différend », in Berstein Serge et al., De

Gaulle et les élites, La Découverte « Hors collection Sciences Humaines », 2008, p. 259-277.

57 Les journaux ayant reçus des dons pour la chasse du 27 novembre 1949 en l’honneur des grands corps de

l’Etat sont : France-Soir ; Le Parisien libéré ; Paris-Presse ; Le Figaro ; Aurore ; Franc-Tireur ; Ce matin, le

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Au fil des années, la liste s’étoffe et ne concerne plus que la presse écrite mais aussi la radio : en 1954, du Closel, directeur de Radio-Luxembourg, Wladimir Porché, directeur général de la Radiodiffusion française (ancêtre de l’ORTF) ou encore Gayman, directeur du Programme parlé à la Radiodiffusion française, reçoivent chacun un faisan. Le nouveau média qu’est la télévision fait son apparition sur les listes en 1956 avec trois individus relevant de ce média : M. Debouzy (chef du « Journal Télévision »), M. Carrière et M. Tartarin (« services techniques de la Télévision » Le gibier est envoyé dans les locaux historiques utilisés jusqu’en 1992, au 15 rue Cognacq-Jay. Le nombre de journaux auxquels les services de la Présidence de la République envoient des dons augmente : 11 en 1949, 21 en 1954 et 53 en 1958 puisque le président Coty inclus également la presse quotidienne régionale (comme Le

Dauphiné libéré, Le Progrès (région lyonnaise), Ouest-France et L’Yonne républicaine) et

élargit aussi aux magazines comme Paris-Match. Ainsi, en 1958, ce sont 146 personnes issues du monde des médias et de l’information qui bénéficient de dons issus des chasses présidentielles. Des caricaturistes comme Jean Sennep (dessinateur attitré du Figaro jusqu’en 1967), des écrivains et académiciens comme Jules Romains (collaborateur à l’Aurore) et des grandes agences (AFP, Associated Press et Reuters) sont également sur la liste des destinataires. Ces pratiques cessent avec le général de Gaulle et pour l’ensemble de la Cinquième République.

Ainsi, le président de la République alterne entre fonctionnaires (donc soumis à la hiérarchie) avec la RDF puis l’ORTF, les acteurs institutionnels comme les présidents de syndicats (de la presse quotidienne régionale, des producteurs de films) et les distributeurs (Nouvelles messageries de la presse parisienne), les organes de presse, ce fameux « quatrième pouvoir58 » théoriquement indépendant du pouvoir politique. A de rares exceptions précédemment citées, les individus acceptent les dons venant du pouvoir. Plus généralement, les chasses présidentielles permettent au chef de l’Etat de dépasser les bornes de son pouvoir. En allant au-delà de la sphère exécutive au niveau politique (législatif et judiciaire) et sortant aussi de la sphère politique en s’immisçant dans l’économie et le monde culturel. Dans le monde économique, les intérêts privés (bailleurs de fond et généreux donateurs) du président sont représentés, les amis de longue date aussi. Dans le monde culturel, les élites invitées sont politisées, soit par leurs travaux (Léon Bonnat a des commandes d’hommes politiques), soit par leur prise de position comme André Chamson (résistant et combattant avec Malraux,

58 Le premier qui utilise l’expression est Edmund Burke en 1787 selon Ferenczi Thomas, « Introduction »,

dans Le journalisme. Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2007, p. 3-6. Balzac l’utilise le 25 août 1840 dans La Revue parisienne, p. 243 : « La presse est en France un quatrième pouvoir dans l'État ».

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proche des cercles gaullistes). Enfin, les patrons de médias, ceux que le grand public soupçonne d’être des « faiseurs d’opinions » ont un lien réel avec la Présidence de la République. Il est étonnant que si peu d’individus aient refusé l’envoi de dons au nom d’une indépendance totale et d’une sacrosainte étanchéité entre le monde politique et le monde journalistique.

Le président de la République est aussi le chef des armées et plus progressivement, le chef de la diplomatie, devenant « domaine réservé » du président à partir du général de Gaulle. Le chef de l’Etat considère que les chasses présidentielles peuvent jouer un rôle dans ces chasses particulières.

Chapitre six

Guerre et Paix : « Terror belli, decus pacis »