• Aucun résultat trouvé

Régimes parlementaires contre régime semi-présidentiel

B. Les chasses dans la Cinquième : une énième corde à l’arc présidentiel

« Qu’est-ce que la Ve République, sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont

la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis ?13 » Cette pique de François Mitterrand, dans son ouvrage pamphlétaire Le Coup

d’Etat permanent, contre le général de Gaulle et les nouvelles institutions montre la petite

12 Ainsi les deux sénateurs de Montalembert et Champeix sont tous les deux membres de la commission de

l’Agriculture du Conseil de la République.

194

révolution (ou plutôt une évolution sur le temps long, parvenant à maturité) au sein de la démocratie française avec le passage à un régime semi-parlementaire à partir de 1962, selon l’expression de Maurice Duverger14

. Ce dernier identifie trois caractéristiques du régime semi-présidentiel : un chef d’Etat élu au suffrage universel direct, ayant des prérogatives propres et un gouvernement responsable devant le Parlement. Clef de voûte du nouveau régime, le président de la République est la source de pouvoir principale. Le fait de n’avoir que des présidents « monarques » et un président « fantôme » indique que dans ce nouveau régime, la personne du président est tellement forte qu’elle sature l’espace. Le rôle d’arbitre politique n’est plus possible dans cette position nouvelle du président, il est au minimum juge, au maximum monarque.

Cette toute-puissance du premier magistrat de France pose la question de l’utilité des chasses présidentielles. Détenant le pouvoir effectif et symbolique, disposant d’une majorité parlementaire, le président peut mettre en œuvre comme bon lui semble sa politique. Le maintien des chasses présidentielles, outre la volonté de continuité dans une pratique désormais avalisée par la République, s’explique, entre 1958 et 1962 par le fait que le président de la République est toujours élu au suffrage universel indirect. L’instauration d’un rapport de dépendance entre le collège électoral (d’environ 80 000 membres) et le président de la République entame sa puissance et sa légitimité. En outre, députés et sénateurs sont des voix écoutées dans leur circonscription et notamment auprès des grands électeurs15. Il est donc important de continuer à entretenir un lien avec les chefs parlementaires. Ce lien est d’autant plus nécessaire qu’à l’issue des élections législatives de 1967, la majorité absolue n’est atteinte que d’une seule voix.

Cependant, plus que les bonnes relations avec le pouvoir législatif dont les invités sont répartis dans des chasses tout au long de la saison, les chasses présidentielles revêtent une nouvelle fonction, celle de sas, de ballon d’essai. La fonction sociale de la journée de chasse est déployée d’une manière plus large. Le point commun n’est plus l’appartenance à une institution mais à un dessein commun, aux conceptions évidemment proches de celles du général de Gaulle. Il apparait que le général de Gaulle, se retrouve, en partie, dans la même position que ses prédécesseurs vis-à-vis du monde économique. Ayant certes un pouvoir d’intervention, de contrainte et d’encouragement puisqu’il représente la puissance de l’Etat.

14 Duverger Maurice, La Monarchie républicaine - ou comment les démocraties se donnent des rois, Paris,

Robert Laffont, 1974, 284 p.

15

Ce collège électoral est composé des parlementaires, des conseillers généraux et de représentants des conseils municipaux.

195

Cependant il ne peut pas dicter la marche à suivre aux acteurs du secteur privé et encore plus aux multinationales16. Le regard du président de la République peut se tourner vers un autre paysage, n’ayant plus vraiment besoin de veiller sur le gouvernement et les parlementaires comme le lait sur le feu, il a le champ libre pour conquérir de nouveaux territoires. L’économie et l’industrie deviennent la mère des batailles en politique intérieure et a des répercussions dans la politique sur la politique de grandeur chère au général de Gaulle17. Que le PDG d’IMB soit invité à une chasse présidentielle le 6 décembre 1966 en est l’illustration. En effet, IBM, numéro un mondial des ordinateurs et supercalculateurs taille des croupières à l’entreprise Bull dont l’état est actionnaire et qui souhaite en faire le champion français dans cette branche de l’économie. Le but est d’utiliser cette entreprise française pour des sujets sensibles et notamment des applications militaires, notamment nucléaires. Pour assurer sa survie après le crack du 28 mai 1962 sur les valeurs de l’informatique et de l’électronique, le gouvernement doit choisir entre une recapitalisation par l’américain General Electric (GE) ou une garantie des emprunts par l’Etat. La deuxième solution a été choisie par Valéry Giscard d’Estaing et l'Etat n'accorde que la seconde, mais à hauteur de vingt fois les 35 millions de francs apportés par la banque Paribas, en complément de 35 millions de francs apportés par un trio d'actionnaires français (Compagnie générale des eaux, CSF et Caisse des dépôts). Cependant, après des négociations dans le dos de l’Etat, 51% de l’entreprise est cédé à General Electric, l’Etat gardant les 49% restants. GE décide alors de garder le haut de gamme et de laisser le moyen de gamme à l’Etat. Or, cette entreprise est trop faible pour faire face aux demandes de la Marine nationale ou de l’entreprise EDF par exemples, « chasses gardées » de Bull et entreprises stratégiques pour l’Etat. Or, cette indépendance informatique est cruciale et les Etats-Unis en ont conscience puisqu’en décembre 1964, le Washington Post révèle que le gouvernement américain a, dès le printemps 1963 et à la demande du Pentagone, écarté une demande française d'achat d'un ordinateur « Control Data Corporation », pour être utilisé lors des expériences nucléaires18. Ce camouflet incite de Gaulle à lancer fin 1966 le « plan Calcul »destiné à assurer l'autonomie du pays dans les technologies de l'information, et

16

Lors de la chasse du 6 décembre 1966 à Marly, de Gaulle invite Henry Bizot (président du Comptoir National d’Escompte de Paris), Ernest Cordier (président de la Compagnie française Thomson-Houston), Pierre François (secrétaire général chez Marcel Dassault), Matheron (PDG de la Société Générale d’Entreprises), Christian de Waldner (PDG de la compagnie IBM).

17 Le collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Calvet : « Pour plaire à de Gaulle, pour l'intéresser à l'économie, il fallait lui expliquer pourquoi les finances étaient aussi importantes pour la défense nationale que les armées. Giscard savait le faire » in Valance Georges, VGE - Une vie, Paris, Flammarion, 2011, 618 p., ici p.

174-175.

18

Mounier-Kuhn Pierre-Éric, « Le Plan Calcul, Bull et l'industrie des composants : les contradictions d'une stratégie. », Revue historique, vol. n° 591, no. 3, 1994, pp. 123-154.

196

à développer une informatique européenne. Cet exemple montre que le nouveau terrain principal d’affrontements est la course à la technologie de pointe, une priorité pour de Gaulle quand elle croise les préoccupations d’indépendance nationale.

Cette part croissante du monde économique dans les chasses présidentielles est une volonté de l’exécutif et du pouvoir politique de rattraper la souveraineté qui leur échappe. Cette tendance s’accroit sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing. Cela s’explique par la place de l’économie dans la société française. En ces temps de croissance jusqu’en 1974 puis de crise avec l’espoir d’un redressement rapide et suivant les principes de l’économie libérale (une forme d’orthodoxie en somme), l’économie est intégrée dans l’idée que la prospérité évite les guerres armées. L’économie a remplacé les affaires étrangères et la diplomatie. La société française bascule dans la « société marchande » (Karl Polanyi19). Cette société marchande est un renversement du paradigme connu jusqu’à présent qui voulait que les phénomènes économiques soient insérés dans les autres institutions sociales et que l’économie soit l’outil, un levier de la société. De ce fait, l’économie est encastrée. A partir des années 1830, un phénomène de désencastrement apparait, la société est considérée à l'aune du marché. Ainsi, « ce n’est plus l’économie qui est encastrée dans la société, mais la

société qui se retrouve encastrée dans sa propre économie.20 » Le marché économique est conçu comme une entité à part entière, obéissant à des lois fixes indépendantes des cultures humaines. En ayant accepté cela jusque dans les années 1930, les hommes politiques et les chefs d’Etats se sont progressivement retirés de la sphère économique. Les chasses présidentielles sont l’illustration du contact existant entre les deux sphères, notamment en France puisque ce pays possède de nombreuses entreprises nationalisées. L’Etat est donc un acteur économique qui s’adresse à d’autres acteurs économiques. Cette compétence dans ce champ académique précis est avancée par Valéry Giscard d’Estaing qui apparait à la télévision lors d’une allocution avec des graphiques et des tableaux pour expliquer la situation économique et financière du pays aux téléspectateurs. Le chef de l’Etat n’est donc plus seulement incarnation politique de la nation souveraine mais aussi PDG d’un conglomérat d’entreprises diverses, devant rivaliser avec le secteur privé. En faisant du président de la République la clef de voûte des institutions, la Cinquième République et les hommes successifs ayant occupé la fonction suprême ont absorbé les qualités nécessaires aux ministres

19 Polanyi Karl, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard,

coll. Bibliothèque des Sciences humaines, Paris, 1944, édition française 1983, 448 p.

20

Caillé Alain, « Avec Karl Polanyi, contre la société du tout-marchand : Présentation », Revue du MAUSS, n°29, premier trimestre 2007. p. 12.

197

et aux autorités compétentes en sa personne. Pour pouvoir recevoir l’onction du suffrage universel, il faut que le candidat soit jugé le plus compétent pour diriger la nation. Les domaines d’intervention du président s’étant élargis, l’incarnation se doit d’être plus forte.

En ne se déplaçant pas, François Mitterrand montre le rôle secondaire qu’il accorde aux chasses pour un président de la Cinquième République, disposant d’autres leviers et de moyens d’influence plus directs. Les chasses présidentielles sans président pendant quatorze ans apparaissent comme dépourvues d’âmes et de la justification même de leur existence. Cette impression de rétrogradation n’est pas forcément partagée par Jacques Chirac, lorsqu’il est Premier ministre de 1986 à 1988. Elu président, sa décision de supprimer les chasses présidentielles à Marly-le-Roi et à Rambouillet montre les limites que celles-ci ont manifesté dans le dispositif de la Présidence de la République. La décision n’est qu’« affective » selon Jean-Paul Widmer21 qui tient de Camille Cabana, très proche de Jacques Chirac22, que la décision est motivée par la pression exercée par la fille et conseiller du président, Claude Chirac, elle-même se faisant le porte-voix de Brigitte Bardot. Cependant, l’inertie et le poids de la tradition sauvent les chasses de Chambord par deux arguments : le nécessaire prélèvement d’une partie de la population de sangliers en raison de la clôture du parc (limiter la population est nécessaire pour éviter les dégâts) et le statut particulier du domaine de Chambord, qui ne relèvent strictement de la Présidence de la République mais de l’Etat. Les chasses réservées à la Présidence de la République sont transférées au commissaire du domaine de Chambord, les répartissant lui-même à l’Office national des Forêts (ONF) et à l’Office National de la Chasse et de la Faune Sauvage (ONCFS). Ces deux organismes publics sont fortement incités à incorporer des invités soumis par la Présidence. Les chasses au gros gibier sont préservées. L’ONF et l’ONCFS sont toutes deux mises à contributions pour accueillir sur leurs domaines (respectivement du Petit-Produit et Saint-Benoît, tous deux dans la forêt de Rambouillet) des chasses au petit gibier. La difficulté de supprimer définitivement la tradition des chasses présidentielles en raison de l’attachement des élites à celles-ci montrent le renversement du rapport de force entre la Présidence de la République et ceux à qui elles sont destinées. Elles apparaissent plus profitables aux vassaux qu’au suzerain. En outre, en poursuivant les fonctions initiales de ces domaines, la Présidence de la

21 Widmer Jean-Paul, Dernières chasses présidentielles. Vingt ans à la tête de Rambouillet et de Marly, Paris,

Editions du Markhor, 2017, 216 p., ici p. 175.

22

Camille Cabana (1930-2002). Enarque (promotion 1962-1964, « Blaise Pascal »). Adjoint à l'urbanisme puis aux finances de Jacques Chirac à la Mairie de Paris, il en devient secrétaire général. Sous le second gouvernement Chirac, il est successivement ministre délégué à la Privatisation, ministre délégué à la Réforme administrative et ministre délégué aux Rapatriés. Sénateur RPR de 1991 à 1995. Président de l’Institut du monde arabe de 1995 à sa mort, en 2002.

198

République n’avait pas à se poser la question d’un renouveau de la destination de ces biens. Conserver les fonctions cynégétiques apparaissait comme le plus simple, les structures existant déjà.

Preuve ultime de son indépendance, la suppression des chasses est une volonté du président de la République et de lui seul. Aucune institution ou pouvoir ne lui a imposé. Pourtant, au-delà des polémiques sur la monarchie présidentielle que serait la Cinquième République, des débats par les représentants du pouvoir législatif furent initiés.