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Section II. Théorie du capital humain et rentabilité monétaire escomptée des études 31

B. Les critiques

On peut évoquer ici un certain nombre de critiques qui ont été adressées à la théorie du capital humain.

La théorie du capital humain se résume finalement à un enchaînement logique que l’on pourrait schématiser comme suit :

Education Capital humain Productivité Salaires

Les deux maillons centraux fournissent une « explication » de la corrélation observée entre éducation et salaires. Le problème est qu’il s’agit de termes théoriques, sans contrepartie directement observable. On ne peut mesurer sans ambiguïté ni le capital humain, ni la productivité. Pour ce qui est du capital humain, on a tenté diverses mesures, qui passent en général par la quantité ou la qualité de l’éducation reçue par l’individu. Une autre piste de recherche consiste à tenter une mesure directe des compétences (cf. Paul, 2002).

Les économistes ont rarement mené une réflexion approfondie sur la notion même de capital humain. Trop souvent, on se contente d’utiliser ce terme à propos de toute dépense de formation qui semble avoir comme conséquence une augmentation des salaires, sans s’interroger réellement sur les mécanismes sous-jacents, ou sur la signification précise du concept.

Pour Bernard Gazier, « on peut définir le capital humain comme l’ensemble des capacités productives d’un individu (ou d’un groupe), incluant ses aptitudes opératoires au sens le plus large : connaissances générales ou spécifiques, savoir-faire, expérience... » (Gazier, 1992, p. 193). Cette définition insiste donc sur le contenu du capital humain, en passant sous silence les conditions de son acquisition et de sa valorisation. Pourtant, l’auteur précise plus loin que « le capital humain n’existe […] que s’il est valorisé sur le marché du travail » (p. 200). La notion de capital humain apparaît donc d’emblée comme complexe : il s’agit d’un contenu (des aptitudes productives), mais ce contenu n’existe réellement comme capital humain que s’il est reconnu, sanctionné, par l’attribution d’une valeur (le salaire) sur le marché du travail. Selon Jean-Claude Eicher, l’hypothèse centrale de la théorie du capital humain est que « l’éducation augmente la productivité de celui qui la reçoit » (Eicher, 1990, p. 1309). Et de préciser : « en fait, l’hypothèse est un peu différente au départ car le « capital humain » peut être en effet défini comme toute mobilisation volontaire de ressources rares dans le but d’augmenter la capacité productive d’un individu. Certaines dépenses de santé et d’information – en particulier sur la situation du marché du travail – constituent donc des investissements en capital humain, mais la formation est toujours considérée comme la forme principale de cet investissement. » (p. 1332).

Le capital humain se définit donc d’abord et avant tout par un effet sur la productivité. On retrouve là ce qui a motivé la naissance de cette théorie : il s’agissait au départ d’expliquer une augmentation de la production qui ne pouvait être reliée aux traditionnels facteurs travail et capital. On apprend ensuite qu’il s’agit plus précisément d’une « mobilisation volontaire de ressources rares » : ainsi, l’augmentation de la productivité doit résulter d’une décision, dont l’auteur ne précise pas cependant si elle doit être prise par l’investisseur lui-même ou si d’autres (parents, Etat…) peuvent la prendre pour lui. Cette définition nous amène au cœur même de la théorie économique, qui est souvent définie comme l’étude des choix en situation de rareté.

Pour Joop Hartog, le capital humain est « un concept-enveloppe, une valorisation des compétences des individus. Une définition simple le décrit comme la valeur des compétences

conception du capital mise en avant par Irving Fischer, qui a effectivement ouvert la voie aux travaux sur le capital humain. Rappelons que pour Fischer, est capital tout stock de ressources permettant de donner naissance à des flux de revenus futurs. Le capital se définit alors par ce qui est attendu de lui. Sa valeur est déterminée par les services qu’il va fournir dans l’avenir. Selon la définition d’Hartog, ce qui définit la valeur du capital humain est sa capacité à participer à la production, et donc à être valorisé sur le marché.

Joop Hartog évoque ensuite deux autres définitions possibles, l’une plus restreinte et l’autre plus large : « le concept de capital humain est parfois restreint à la valeur des compétences et capacités productives qui ont dû être acquises à un coût, comme un investissement. Cela exclurait toutes les qualités innées. Il est aussi possible d’utiliser un concept large de capital humain, en ne considérant pas nécessairement le prix de vente des compétences améliorées, mais en incluant aussi la valeur privée accordée à une consommation plus grande. […] Le capital humain dans ce sens large pourrait alors être évalué comme le coût de toutes les actions entreprises pour augmenter le bien-être futur. » (Hartog, 2000, p. 8).

La définition restreinte se rapproche de la définition donnée par Eicher, qui insistait sur l’aspect volontaire de l’investissement en capital humain. Cette définition est en un sens plus logique, puisque l’analyse économique s’intéresse d’abord aux situations impliquant des choix. Mais on se trouve par contre face à un problème d’opérationnalisation du concept : comment séparer dans les capacités productives ce qui est inné de ce qui est acquis ? Ce problème a depuis longtemps été reconnu dans les études portant sur la mesure de la rentabilité de l’éducation, où on le désigne généralement sous le nom de biais d’aptitude (ability bias).

On passe avec la définition large dans une autre dimension : on ne s’en tient plus à des éléments matériels, quantifiables, tels que la production ou les salaires, mais on prend en compte un élément éminemment subjectif, le bien-être. Il nous semble que le passage à cette définition large introduit un hiatus entre les utilisations micro et macroéconomiques de la notion de capital humain. Du point de vue du décideur individuel, il est logique de penser que sa décision d’investir ou non en capital humain ne dépendra pas que de ses futures capacités productives, c’est-à-dire de son point de vue du salaire qu’il percevra en échange. L’individu rationnel prendra aussi en considération tout ce qui peut influer sur son bien-être futur.

En revanche, au niveau macroéconomique, seul importe le capital humain qui débouche réellement sur une augmentation de la production (sauf à s’intéresser à une notion plus qualitative de développement, et non plus seulement à la croissance). Ainsi, « l’ouverture » du

concept de capital humain à une dimension plus subjective se fait au prix d’un éloignement du problème qui en était à l’origine.

La notion de capital humain est une métaphore, dont le degré de pertinence se mesure à l’aune des rapprochements possibles avec le capital tel qu’il était connu jusque-là, à savoir le capital physique. Le rapprochement est plus direct dans le cas de la définition restreinte que dans le cas de la définition large. Ce qui semble permanent dans toutes ses définitions est l’idée d’une dépense présente effectuée en vue d’une rentabilité future, quelle que soit la nature de celle-ci.

2) Le problème de la mesure de la productivité marginale

La productivité marginale d’un individu est en théorie définie comme la quantité supplémentaire de produit qui résulte de sa participation au processus de production. Mais si l’on peut imaginer de la mesurer avec une certaine précision dans quelques cas concrets, il existe en revanche de nombreux exemples de cas où la production n’est pas individualisable, où le « produit » lui-même n’est pas mesurable, etc. La théorie est donc ambiguë « parce que tout repose sur l’idée d’une productivité individuelle accrue supposée mesurable, et isolable des équipements comme de l’insertion dans tel ou tel collectif de travail. » (Gazier, 1992, p. 202). Or, rien n’est moins évident… On propose souvent de mesurer indirectement la productivité par les salaires, mais on tombe alors dans une circularité parfaite (la productivité explique le salaire, mais ne peut être mesurée que par son intermédiaire…).

Ainsi, l’explication apparaît fragile et contestable dans la mesure où les deux termes intermédiaires n’ont pas de contrepartie empirique bien définie. La théorie du capital humain permet d’analyser la relation entre éducation et salaires dans un cadre théorique conforme à la tradition néo-classique, en ayant recours à des choix individuels rationnels. Mais la pertinence empirique de l’explication proposée est loin d’être évidente.

3) Les critiques « politiques »

Sur un plan plus idéologique, la théorie du capital humain a pu être perçue comme une « réification de l’homme ». Cette théorie donne en effet l’impression que les hommes sont mis au même plan que les machines, capital physique et capital humain étant finalement deux

Elles n’ont en tout cas pas réussi a empêché la diffusion très importante du concept de capital humain, dont l’usage est aujourd’hui tout à fait courant.

Il y a toujours une part de rhétorique dans le discours économique (on renverra sur ce sujet au célèbre ouvrage de Donald McCloskey, The Rhetorics of Economics). En effet, le choix d’utiliser un terme plutôt qu’un autre n’est jamais neutre. Ainsi, on peut lire la théorie du capital humain comme s’opposant frontalement au discours marxiste. En faisant apparaître chaque individu comme un petit capitaliste qui gère au mieux ses propres facultés productives, elle efface la division de la société en deux classes antagonistes (capitalistes et prolétaires). Comme l’explique Bernard Gazier, « nous sommes en fait en amont de la décision d’être travailleur ou capitaliste – ou les deux à la fois –, et c’est cette décision d’affectation de ressources à un capital humain ou à un capital financier, ou à une entreprise qui est le cœur de la théorie. […] dans ce cadre tout agent économique est a priori un capitaliste, et toute décision économique sur le marché des facteurs est une décision d’allocation du capital. […] Tous capitalistes et tous producteurs : nous sommes aux antipodes de la tradition économique classique ou marxiste » (Gazier, 1992, pp. 199-200). Des critiques plus récentes ont relié la théorie du capital humain au mouvement général de marchandisation de l’éducation (cf. par exemple Laval, 2003). Nous touchons là à un débat relativement vaste, sur les finalités de l’éducation : doit-elle être au service de l’économie, l’éducation ne servant alors qu’à augmenter les facultés productives des individus, d’une manière qui soit rentable pour eux comme pour la société tout entière ? Ou l’éducation a-t-elle comme objectif principal l’émancipation intellectuelle du plus grand nombre, la connaissance désintéressée, une sensibilisation à l’art et à la culture ?

Une vision en termes de capital humain conduit à la première solution. Adopter systématiquement ce mode de raisonnement conduit à l’extrême à considérer que l’éducation n’a une valeur qu’en tant qu’elle débouche sur une augmentation de la production économique. Il s’agit là d’un débat d’ordre général, mais que l’on retrouve en particulier au niveau du diplôme de doctorat.