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Prédictions ou explications ?

Section I. Le projet : une approche économique du comportement humain

D. Prédictions ou explications ?

Précisons bien les termes de l’alternative : dans un cas, l’hypothèse de rationalité est une méthode, et doit être jugée en dernière analyse sur son caractère utile ou inutile. L’ambition de celui qui l’utilise se limite alors à reproduire le comportement humain. Seule la validité de la conclusion compte (le modèle prévoyait que les agents agiraient ainsi ; ils ont agi ainsi), peu importe de savoir si les mécanismes décrits dans le modèle sont ceux qui ont réellement été à l’œuvre ou pas. Dans l’autre cas, on suppose que l’hypothèse de rationalité permet de reconstituer le raisonnement réel des agents. Nous tenterons de montrer qu’il y a là une ambiguïté fondamentale du raisonnement de Becker, dont certains arguments se réfèrent à la première solution, la seconde n’étant, pour autant, jamais rejetée.

Dans le premier cas, le principe ne doit être discuté que sur sa capacité à fournir des prédictions empiriques fiables. Nous avons déjà vu dans quelle mesure Becker semble se rapprocher à certains moments de cet instrumentalisme à la Friedman. Pourtant, même s’il semble ne vouloir être jugé que sur les implications empiriques de ses théories, Becker n’affirme pas non plus clairement le caractère purement « instrumental » de ses hypothèses. Au contraire, nous avons vu qu’il était parfois tenté d’attribuer à l’axiome de comportement orienté vers la recherche du bien-être une vérité proche de l’évidence (coïncidence avec « l’économie instinctive » déjà notée plus haut). Il est également arrivé à Becker d’émettre l’idée que la prédominance des comportements de maximisation pouvait être le résultat d’un processus de sélection naturelle. Les traits correspondant à un comportement rationnel

exemple dans un article : « si la sélection génétique naturelle et le comportement rationnel se renforcent mutuellement pour produire des réponses plus rapides et plus efficientes aux modifications de l’environnement, alors peut-être que la fonction de préférence commune a évolué sous l’effet de ces facteurs vers la fonction de préférence la mieux adaptée à la vie en société. » (Michael, Becker, p. 145).

Il y aurait alors pour Becker une dimension de réalité du principe d’économicité. Un rapprochement semble possible sur cette base avec la méthodologie aprioriste. Certes, un tel rapprochement est à première vue paradoxal. Beaucoup de gens seraient prêts à admettre avec Philippe Mongin que Becker s’oppose à la méthodologie aprioriste de l’école autrichienne, et ceci dans la mesure où il « se prétend, au contraire, empiriste » (Mongin, 1984, p. 12). Pourtant, le principe d’économicité semble parfois acquérir aux yeux de Becker un tel caractère de généralité, et même d’évidence, que l’on peut se demander s’il n’en fait pas un principe a priori. Après tout, le projet de ce grand défenseur de l’apriorisme qu’était Ludwig von Mises ne semble pas à première vue si différent de celui de Gary Becker. Rappelons que von Mises souhaitait élaborer une praxéologie, c’est-à-dire une théorie générale de l’action rationnelle. Il assimilait en fait tous les choix individuels humains à des choix rationnels, écrivant ainsi : « l’action humaine est par nécessité toujours rationnelle. L’expression « action rationnelle » est donc un pléonasme et il convient de l’éviter »8.

Il faut noter qu’à la différence de von Mises, Becker n’identifie pas entièrement l’un à l’autre les concepts d’action humaine et d’action rationnelle. Il déclarait ainsi en recevant le prix Nobel : « il est possible que, dans mes travaux, j’aie accordé aux gens trop de rationalité. Mais je crois que c’était nécessaire face au nombre très important de travaux qui ne leur en accordent pas assez. » (Becker, 1993, p. 402) Cette phrase implique qu’un comportement irrationnel est conceptuellement possible (ce n’était pas le cas pour von Mises), quoique peu probable.

D’un autre côté, lorsque Becker déclare en 1976 : « je crois que le manque de succès dans certains domaines de l’approche économique est le résultat d’un effort insuffisant, non d’un manque de pertinence intrinsèque » (Becker, 1976, p. 9), cela laisse apparaître dans sa démarche une composante a priori. La réalité et la généralité des comportements rationnels semblent si chères à Becker que l’on peut parfois se demander s’il ne fait pas le contraire de ce qu’il dit, c’est-à-dire s’il ne dépense pas finalement beaucoup de temps et d’ingéniosité pour réconcilier avec l’hypothèse de rationalité des faits qui lui sont a priori contraires.

Dans un entretien avec Richard Swedberg, Becker a lui-même décrit son attitude vis-à-vis de l’hypothèse de rationalité : « je commence toujours par faire l’hypothèse que le comportement est rationnel, et je me demande « Dans ce cas particulier, y-a-t-il un comportement que le modèle de la rationalité ne peut pas expliquer ? » Comme ce modèle est assez flexible et que les données disponibles sont souvent limitées, je ne rencontre pas souvent de démenti décisif. […] D’autres que moi sont plus agnostiques quant à la portée de l’hypothèse de rationalité. Ils abordent un problème en se demandant « Est-ce que cela ressemble à un comportement rationnel, ou est-ce qu’une autre interprétation apparaît préférable ? » Ainsi, je pense qu’une partie de la différence tient dans le degré d’engagement ou de confiance que l’on a dans le fait de trouver des comportements rationnels lorsque l’on fait des recherches sur un ensemble particulier de phénomènes. »9

On voit bien dans cette citation qu’il y a bien plus que l’attitude du scientifique modeste, s’effaçant devant les faits, et recherchant à chaque fois l’explication la mieux adaptée à tel ou tel phénomène. Becker n’hésite pas à employer le vocabulaire de la croyance religieuse (« agnostique »).

Mark Blaug perçoit bien cet écartèlement de Becker entre deux positions méthodologiques. Dans La méthodologie économique, il le décrit comme un auteur qui voudrait (ou affirme vouloir) se soumettre aux principes méthodologiques énoncés par K. Popper, mais n’y arrive pas. Ses travaux seraient en définitive « positivement contaminés par la forme la plus facile du vérificationnisme : on commence avec des données disponibles sur le comportement humain dans des domaines traditionnellement négligés par les économistes et l’on se félicite ensuite d’en avoir rendu compte par la simple utilisation de la logique économique habituelle » (Blaug, 1994, p. 234).

Ainsi, nous prétendrons ici que Becker ne s’en tient pas à sa justification officielle, et tente au contraire à travers ses travaux de donner au principe d’économicité à la fois une consistance réelle et une portée très large, au risque paradoxal d’en faire une vérité a priori vide de toute substance empirique réelle. Ce risque est lié selon nous à l’alternative suivante, sur laquelle « bute » Becker : soit l’hypothèse de comportement rationnel généralisé est une tautologie, soit elle est fausse.

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On peut en effet supposer que par définition, tout ce que nous faisons est rationnel et correspond à la maximisation de notre bien-être. Cela amène à reconnaître que chacun a sa conception propre de ce qu’est son bien-être, et que même si cette conception peut nous sembler étrange, la façon dont un individu agit nous indique ce que lui considère comme son bien-être. Mais la proposition selon laquelle chacun agit toujours de manière à maximiser sa satisfaction nous apprend-elle encore quelque chose sur le monde, si on lui donne ce statut de vérité a priori ? N’est-elle pas alors vide de tout sens ? L’idée est que, dans sa volonté de montrer empiriquement combien l’hypothèse de rationalité est féconde, Becker en vient à élargir et « enrichir » tellement le contenu de cette hypothèse qu’elle ne contient plus rien en particulier. Elle devient une forme vide.

On peut soutenir que cette issue était inévitable. En effet, nous pensons que si l’on cesse d’avoir pour idée fixe de réconcilier tous les cas observables possibles avec l’hypothèse de rationalité, il faut reconnaître que cette hypothèse ne suffit pas à épuiser tous les ressorts possibles de nos comportements.

Nous avons examiné dans cette première section le cadre général de l’approche proposée par Becker. Cette approche se donne pour objectif d’expliquer tous les comportements humains à l’aide d’une unique hypothèse de rationalité, dont le statut n’est cependant jamais clairement défini. Aucune des justifications apportées par Becker n’est satisfaisante : la « simplicité » vantée de l’approche apparaît réductrice par rapport à la variété des motivations possibles, et les théorèmes qu’elle permet de produire ressemble trop souvent à des tautologies vides de tout contenu informatif réel.

Après cette présentation critique de la méthodologie beckerienne, nous pouvons maintenant en venir à celle de ces théories qui a eu la plus grande postérité, et qui nous intéresse plus particulièrement dans le cadre de ce travail : la théorie du capital humain.

Section II. Théorie du capital humain et rentabilité monétaire