• Aucun résultat trouvé

Section II. Théorie du capital humain et rentabilité monétaire escomptée des études 31

B. Une approche réductrice

L’approche proposée par Becker offre un cadre pour réfléchir aux différences interindividuelles d’investissement en capital humain. La séparation entre talents (ou aptitudes) et opportunités a souvent été reprise par la suite.

Néanmoins, cette approche est assez réductrice. Qu’est-ce que le « talent » ? Doit-il être considéré comme inné ? De plus, les aptitudes ne sont pas unidimensionnelles. On peut être doué pour certains types d’études et moins pour d’autres (cette critique étant liée à celle de l’hypothèse d’homogénéité du capital humain).

Le goût pour les études est censé agir au niveau de la courbe de coût, dans la mesure où il vient réduire le coût subjectivement ressenti par l’individu. Mais il ne reçoit pas de traitement spécifique et se trouve amalgamé au sein d’un ensemble disparate, avec des facteurs d’ordre financier.

Il apparaît impossible d’identifier empiriquement les courbes d’offre et de demande définies théoriquement par Becker : en effet, ce qu’on peut observer au mieux sont les points

d’intersection entre les courbes, pour différents individus. Mais si les deux courbes varient d’un individu à l’autre (ce qui est le cas le plus probable), il est alors impossible de les identifier à partir des seuls points d’équilibre.

Nous l’avons dit, Becker ne limite pas a priori sa vision des bénéfices de l’éducation à des gains pécuniaires. Mais le fait de tracer des courbes d’offre et de demande d’éducation implique de disposer d’une unité de compte homogène, à savoir une unité monétaire. Ainsi, Becker ne peut prendre en considération que des coûts et des bénéfices monétaires ou directement convertibles en monnaie. Nous pensons que cela est impliqué par sa position individualiste, et son refus de prendre en compte les caractéristiques de l’emploi occupé. Considérer de manière plus précise le « revenu psychique » des individus implique de rentrer dans leur subjectivité, de considérer leurs préférences vis-à-vis des caractéristiques de l’emploi occupé… Raisonner en termes monétaires permet au contraire d’homogénéiser l’espace de choix des individus.

L’analyse proposée par Becker ne permet pas de prendre en compte le caractère séquentiel de la demande d’éducation. Tel qu’il l’expose, la détermination de l’investissement optimal en éducation semble se dérouler de manière atemporelle, en information parfaite. Chaque individu connaît ses aptitudes, ses opportunités de financement, et en déduit une fois pour toutes le montant à investir en capital humain. Dans la réalité, la décision de poursuivre ou non des études se prend souvent étape par étape, et l’individu ne découvre (ou ne construit) que peu à peu ses talents et ses goûts. Pour Jean Vincens, dans l’étude de la demande individuelle d’éducation, c’est « l’hypothèse de maximisation du gain monétaire qui doit être soumise à discussion dans la mesure où elle se révélerait peu appropriée pour rendre compte de certains comportements comme l’allongement d’études supérieures par réorientations successives non consécutives à des échecs, mais reflétant un comportement – rationnel – de recherche de la formation et de l’activité qui correspond à des préférences qui n’apparaissent que par l’expérimentation, phénomène qui illustre la distinction connue entre les biens d’inspection et les biens d’expérimentation, mais aussi préférences qui ne se ramènent pas au seul gain monétaire. […] L’analyse des préférences soulève le problème de méthode qui oppose souvent l’économie et la sociologie. Pour l’économiste (ou certains d’entre eux), le problème n’est pas de rechercher des changements de préférences, pas davantage explicables que les préférences éventuellement observées à un moment. […] Le sociologue aura probablement une opinion différente. » (Vincens, 2000, pp. 6-7). On verra que Becker a par la

Il est surprenant que Becker ne fasse aucune référence dans son texte au taux d’actualisation. Le fait que les bénéfices ne soient perçus que dans le futur est pourtant une caractéristique majeure de toute décision d’investissement, et ceux-ci doivent dès lors être actualisés. Or le taux d’actualisation est propre à chaque individu. Il dépend de sa préférence pour le présent, qui est subjective. Le même montant de coûts et de bénéfices, répartis de la même manière dans le temps, ne sera pourtant pas perçu de la même manière par deux individus dont la préférence pour le présent diffère. Celui des deux qui a la plus forte préférence pour les revenus présents par rapport aux revenus futurs choisira une durée de formation plus courte.

La théorie du capital humain doit certainement son essor rapide à la très grande généralité de la relation empirique entre niveaux d’études et salaires. Pourtant, nous avons pu constater dans cette deuxième section que de nombreuses difficultés se posent dès lors que l’on cherche à en préciser les concepts, en premier lieu celui de capital humain lui-même. De plus, l’explication proposée par Becker de la détermination de l’investissement optimal en capital humain apparaît réductrice à plusieurs égards : l’éducation est traitée comme une grandeur homogène, les talents et les goûts sont donnés…

Nous voudrions maintenant nous intéresser à la manière dont Becker, dans la suite de sa carrière, a élargi son appréhension de l’investissement en capital humain. Une propriété fondamentale du capital humain est son incorporation à la personne. Cette propriété implique que « le capital humain est indissociable de son détenteur. Sa constitution, comme sa mise en œuvre, impliquent la totale participation de l’individu auquel il est incorporé. » (Jarousse, 1991, p. 57). Dès lors, il paraît difficile, lorsque l’on examine la décision d’investir en éducation, de considérer seulement le rendement monétaire de cet investissement, indépendamment d’éléments plus globaux tels que le projet de vie, ou les goûts de l’individu qui est porteur de ce capital.

Dans ses travaux, Gary Becker a tenté d’élargir à l’infini le champ d’application de la théorie économique, ceci passant par un élargissement de la fonction d’utilité. Mais on peut douter de l’intérêt d’une approche qui semble bien souvent partir du résultat observé dans la réalité, pour ensuite effectuer les modifications ad hoc dans les arguments de la fonction d’utilité des agents, et montrer ainsi que le résultat est « prédit » par la théorie économique. Il nous semble que pour devenir pertinente, une telle approche se devait de dire quelque chose sur la manière dont se forment les préférences. Becker lui-même s’est montré de plus en plus conscient de l’importance de ce sujet, puisque son dernier ouvrage, Accounting for tastes, lui est entièrement consacré.

Son analyse passe par l’introduction de deux types de capitaux, appelés capital personnel et capital social, qui font selon l’auteur partie intégrante du capital humain. On peut se demander si l’on peut vraiment ici parler de capital. Nous montrerons que cette analogie est poussée par Becker au-delà des limites de sa fertilité.

Section III. L’extension du capital humain : vers une théorie de la