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Si le légalisme de la moralité moderne est critiqué pour son incapacité à rendre compte de la moralité de manière cohérente, le « conséquentialisme » est quant à lui dénoncé pour son immoralité même. Comme nous avons commencé à le voir, c’est dans la mesure où le « doit

moralement » des modernes se rend complice de ce conséquentialisme qu’il s’avère dangereux

pour la morale. C’est en cela que, finalement, selon la « troisième thèse » de « La philosophie morale moderne »1,

« […] les différences entre les écrivains anglais bien connus à propos de la philosophie morale, de Sidgwick à aujourd’hui, sont de peu d’importance ».2

Tous en viennent finalement à pouvoir envisager qu’aucune action ne puisse être prohibée de manière absolue comme intrinsèquement injuste. La critique du « conséquentialisme », terme forgé pour la première fois par Anscombe à cette occasion, occupe d’ailleurs la plus grande place dans ce texte. Mais le caractère crucial de cette critique apparaît également dans le fait qu’elle a partie liée avec l’analyse de l’action proposée l’année précédente dans L’intention3.

Tout ce travail est en effet tourné vers la réfutation des présupposés psychologiques du conséquentialisme.

Nous chercherons donc d’abord à déterminer le sens de cette critique chez Anscombe et ses rapports avec l’ouvrage de 57. Puis nous examinerons les prolongements de ces critiques à travers les objections que les néo-aristotéliciens adressent à l’utilitarisme et dans les discussions relatives à la doctrine du « double effet ». La critique du conséquentialisme se fonde chez Anscombe sur la critique d’une certaine psychologie de l’intention. Les critiques néo- aristotéliciennes du conséquentialisme et de l’utilitarisme ne perdent-elles pas de leur pertinence lorsqu’elles se détachent de cette source ?

1°) Critique du conséquentialisme dans « La philosophie morale moderne »

1 Anscombe (G.E.M.), « La philosophie morale moderne », op. cit. 2 Ibid., p. 12.

3 Anscombe (G.E.M.), L’intention, trad. Maurice (M.) et Michon (C.), Paris, Gallimard, 2001 [Anscombe

80 a) Le conséquentialisme contre la morale

La question du conséquentialisme est directement abordée dans la première partie de « La philosophie morale moderne » (p. 12-27). Cette première partie comporte trois moments : (1°) Anscombe s’intéresse d’abord à « l’éthique des temps modernes de Butler à Mill » (p. 12- 20) ; puis (2°) à « l’époque de la philosophie morale moderne » depuis Sidgwick (p. 20-24) ; enfin, (3°) sont envisagées d’autres solutions modernes ou anciennes (p. 24-27). C’est donc dans le deuxième moment qu’est dénoncé le conséquentialisme de ses contemporains. Anscombe y aborde (a) les successeurs de Sidgwick (p. 20-22), puis (b) Sidgwick lui-même (p. 22-24). Elle reviendra dessus dans la deuxième partie pour montrer les « avantages » d’un abandon de la moralité moderne et le caractère « nuisible » de cette dernière.

Anscombe prétend qu’au-delà d’une diversité superficielle, tous les philosophes de cette période considèrent de manière plus ou moins explicite que « l’action bonne est celle qui produit les meilleures conséquences »1. C’est ce qui justifie la « troisième thèse » annoncée au début de l’article :

« La similarité d’ensemble est rendue claire si vous considérez que chacun des plus célèbres philosophes universitaires anglais de la morale a produit une philosophie selon laquelle par exemple il n’est pas possible de soutenir qu’il ne peut pas être bon de tuer l’innocent comme moyen pour une fin, quelle qu’elle soit, et que quelqu’un qui pense autrement est dans l’erreur ».2

Encore une fois, c’est le refus de principe de toute prohibition absolue qui permet de définir ce qui rassemble les « philosophes modernes ». Or ce refus est motivé chez eux par l’idée selon laquelle le meilleur choix serait celui qui engendre les meilleures conséquences. Commettre l’injustice pourrait donc passer pour le bon choix eu égard aux conséquences de cette action. Cela s’oppose à « l’éthique judéo-chrétienne »

« […] car il a été caractéristique de cette éthique d’enseigner qu’il y a certaines choses interdites, quelles que soient les conséquences qui menacent […] ».3

1 Anscombe (G.E.M.), « La philosophie morale moderne », op. cit., p. 21 2 Ibid.

81 En effet, la morale chrétienne a toujours condamné le principe selon lequel on pourrait faire un mal pour un bien1. Or le principe général du conséquentialisme tel qu’il vient d’être formulé le rendrait légitime alors que :

« […] le caractère strict de la prohibition réside dans le fait que vous ne devez pas être tenté par

la crainte ou l’espérance des conséquences ».2

Anscombe peut souligner enfin que cette incompatibilité entre la doctrine de ces philosophes et « l’éthique judéo-chrétienne » est « le fait le plus important concernant ces philosophes »3. b) L’erreur psychologique du conséquentialisme

C’est Sidgwick qui, entre Mill et Moore, serait probablement le premier responsable de ce mauvais pas dans lequel la philosophie britannique s’est engagée. Cela donne l’occasion à Anscombe de définir beaucoup plus précisément le principe du conséquentialisme :

« Du point de vue de la présente enquête, la chose la plus importante concernant Sidgwick était sa définition de l’intention. Il définit l’intention de telle manière qu’on doit dire de soi que l’on vise intentionnellement toutes les conséquences prévues de son action volontaire. Cette définition est évidemment incorrecte et j’ose dire qu’on ne trouverait personne pour la défendre maintenant. Il s’en sert pour mettre en avant une thèse éthique qui maintenant serait acceptée par beaucoup de gens : la thèse selon laquelle le fait de n’avoir ressenti aucun désir pour quelque chose qu’on a prévu, qu’il s’agisse d’une fin ou d’un moyen pour une fin, ne fait aucune différence du point de vue de la responsabilité d’un homme. Si on utilise le langage de l’intention plus correctement, en évitant la conception fautive de Sidgwick, on peut formuler la thèse ainsi : le fait de ne pas en avoir l’intention ne fait aucune différence du point de vue de la responsabilité d’un homme relativement à un effet de son action qu’il peut prévoir ».4

Sidgwick défend la thèse radicale selon laquelle toutes les conséquences prévues de nos actions volontaires devraient être considérées comme intentionnellement visées. Il n’y aurait donc pas lieu de distinguer, pour les actions volontaires, ce qui est intentionnellement visé des conséquences seulement prévues. Bien que cette thèse concernant la psychologie ou la

1 Cf. Anscombe (G.E.M.), « War and Murder » (1961) in Anscombe (G.E.M.), Ethics, Religion and Politics,

op.cit., p. 59. Anscombe se réfère à Saint Paul, Epître aux Romains, chap. 3, verset 8.

2 Anscombe (G.E.M.), « La philosophie morale moderne », op. cit., p. 22. Souligné par l’auteure. 3 Ibid., p. 21-22.

4 Ibid. Nous soulignons. Cf. Sidgwick (H.), The Methods of Ethics (1907), Indianapolis, Hackett Publishing

82 philosophie de l’action ne se retrouve pas chez les philosophes contemporains, on trouve néanmoins chez eux la thèse éthique qu’elle fonde, à savoir l’idée selon laquelle je ne serais ni plus ni moins responsable de ce que j’ai fait en l’ayant désiré que des conséquences que j’aurais

prévues de mon action. Cela revient selon Anscombe à nier l’idée même d’ « intention » qui

suppose par définition la distinction entre ce que j’ai l’intention de faire et ce que je prévois comme conséquences de mon action. Quant à ma responsabilité, il reviendrait au même d’avoir eu l’intention de faire quelque chose ou seulement d’avoir prévu que telles seraient les conséquences de mon action.

Pour combattre cette thèse éthique partagée par les philosophes modernes concernant la responsabilité, il conviendrait de réfuter la thèse psychologique sur laquelle elle se fonde, à savoir la thèse selon laquelle il n’y aurait pas de différence entre l’intention et la prévision. En quoi les implications éthiques de cette thèse sont-elles à redouter ? Dans la perspective ouverte par Sidgwick, il n’y aurait pas de différence, par exemple, entre retirer délibérément son soutien à un enfant qui en a besoin simplement parce qu’on le veut ou lui retirer son soutien parce que, pour éviter de commettre une action honteuse, on a été emprisonné alors que l’on savait que tel serait l’effet de notre refus. On serait dans ce cas enclin à faire la chose honteuse compte tenu des conséquences néfastes que notre refus de l’accomplir pourrait avoir pour l’enfant. Ce qu’il y a de mal dans l’action honteuse peut alors en effet être mis en balance avec ce qu’il y a de bien dans ses conséquences.

Si l’on ne fait pas de différence entre les effets intentionnels d’une action et ses effets

prévus alors on peut éventuellement considérer qu’on agit bien en commettant

intentionnellement une action « honteuse » – pourvu que ces effets prévus soient meilleurs – et inversement on peut être tenu pour coupable des mauvais effets prévisibles d’une action vertueuse. Anscombe annonce qu’elle soutiendra au contraire

« […] qu’un homme est responsable des mauvaises conséquences de ses mauvaises actions mais n’a pas le mérite des bonnes conséquences et qu’en revanche il n’est pas responsable des mauvaises conséquences de ses bonnes actions ».1

Non seulement le conséquentialisme nie qu’une action puisse être bonne ou mauvaise en vertu de sa seule description « en tant que telle ou telle sorte d’action »2, mais, ce faisant, il nie toute

dissymétrie entre les conséquences des bonnes actions et les conséquences des mauvaises

1 Ibid., p. 23. 2 Ibid., p. 21.

83 actions. Pour Anscombe, nous ne pouvons être loués pour les bonnes conséquences de nos actions que si nous avons bien agi. Je ne pourrai pas être loué d’avoir pu continuer à entretenir l’enfant si je n’ai pu le faire qu’au prix d’une action honteuse. A l’inverse, nous ne pouvons être blâmés pour les mauvaises conséquences de nos bonnes actions. Je ne pourrai pas être blâmé pour n’avoir pas pu continuer à entretenir l’enfant si j’ai cessé de le faire pour avoir refusé de commettre une action honteuse. En aucun cas une action mauvaise ne peut être compensée par ses conséquences, aussi bonnes soient-elles. En aucun cas une bonne action ne peut être entachée par ses conséquences, aussi mauvaises soient-elles1.

c) Les enjeux éthiques de L’intention.

On comprend, dès lors, l’enjeu éthique de l’enquête psychologique menée par Anscombe dans L’intention2 l’année précédente. Il s’agit avant tout de lever la confusion entre prévision et intention et de montrer pour cela la réalité spécifique de l’intention qui seule peut

fonder la responsabilité de l’agent. Mais il s’agit également de rendre pensable la dissymétrie constitutive de la moralité telle qu’elle est ici décrite par contraste avec l’immoralité conséquentialiste. Pour le comprendre, il est cependant nécessaire d’envisager plus généralement les rapports qu’entretiennent les deux textes – L’intention et « la philosophie morale moderne ».

Parmi les « thèses » annoncées par Anscombe dans « La philosophie morale moderne », « la première », dit-elle

« […] est qu’il ne nous est pas profitable à présent de faire de la philosophie morale et qu’elle devrait être laissée de côté en tout cas jusqu’à ce que nous ayons une philosophie adéquate de

la psychologie ».3

L’élaboration d’une éthique requerrait l’élaboration préalable d’une « psychologie » dont les contours ne sont pas clairement dessinés dans ce texte. Cette psychologie devrait se constituer indépendamment d’une éthique mais dans la perspective d’une nouvelle philosophie morale. Avant d’étudier le concept de « vertu », premier concept proprement « éthique » – nous pourrions, « chercher les “normes” dans les vertus humaines »4 –, il faudrait étudier de manière générale les principes de l’action humaine à travers des notions qu’Anscombe énumère :

1 Candace Vogler expliquera qu’il s’agit bien là d’un principe universel de l’éthique malheureusement oublié par

les modèles normatifs standard du choix et de la décision du fait de la confusion de Sidgwick dénoncée par Anscombe (Vogler (C.), « For Want of a Nail », Christian Bioethics, Vol.14, n° 2, 2008, p. 187-205).

2 Anscombe (G.EM.), L’intention, op. cit.

3 Anscombe (G.EM.), « La philosophie morale moderne », op. cit., p. 12. Nous soulignons. 4 Ibid., p. 26.

84 « Précisément et pour commencer : “l’action”, “l’intention”, “le plaisir”, “le fait de vouloir” ».1

Si L’intention est aujourd’hui considéré comme le texte fondateur de la « philosophie de l’action » – c’est, selon Donald Davidson, « l’événement crucial dans l’émergence d’une nouvelle conception de l’action »2 – il relève alors aux yeux d’Anscombe de ce que

Wittgenstein appelait une « philosophie de la psychologie ». Toutes les notions citées dans « La philosophie morale moderne » pour illustrer ce domaine d’investigation sont abordées dans

L’intention. En quoi ce texte permet-il de justifier les critiques adressées par Anscombe au

conséquentialisme dans son article de 58 ?

La première difficulté qu’il y a à le déceler tient au fait que l’étude de l’action – qu’on considère qu’elle relève de la « psychologie », de la « philosophie de l’esprit » ou de la « philosophie de l’action » – doit y être menée, dit Anscombe« en bannissant totalement

l’éthique de nos esprits » 3.Cette exigence est déjà formulée à plusieurs reprises dans Intention :

« […] le moralisme […] est mauvais pour la pensée » ou « je me félicite de ne pas faire ici d’éthique » 4 , déclare-t-elle par exemple. Il semble primordial que la « philosophie de la

psychologie », pour être rigoureuse, se constitue indépendamment de la philosophie morale. Anscombe fait donc tout pour que les problèmes moraux ne soient jamais directement abordés.

Cependant, son analyse de l’intention n’en est pas moins déjà explicitement considérée comme une contribution possible à l’éthique. Si, par exemple, l’étude du syllogisme pratique ne relève pas immédiatement de l’éthique et si elle a son intérêt indépendamment de toute préoccupation éthique, une philosophie éthique peut avoir besoin d’une psychologie :

1 « Mais entre temps n’est-il pas clair qu’il y a plusieurs concepts qui ont besoin d’être explorés simplement comme

partie de la philosophie de la psychologie et cela, comme je le recommanderai, en bannissant totalement l’éthique de nos esprits ? Précisément et pour commencer : “l’action”, “l’intention”, “le plaisir”, “le fait de vouloir”. Il en apparaîtra probablement plus si nous commençons avec ceux-ci. En définitive, il serait possible d’avancer jusqu’à la considération du concept de vertu, par lequel, je suppose, nous devrions commencer une sorte d’étude de l’éthique » (Ibid., p. 26-27).

2 Davidson (D.), « L’action » in Quelle philosophie pour le XXIème siècle, Paris, Gallimard, 2001, p. 311.

3Anscombe (G.E.M.), « La philosophie morale moderne », op. cit., p. 26. Souligné par l’auteur.

4 Anscombe (G.E.M.), L’intention, op. cit., p. 47 et p. 58. On pourrait ajouter : « les considérations morales

n’entrent pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de comprendre les aspects logiques du raisonnement pratique », p. 128 ; le fait que le syllogisme pratique ne repose pas essentiellement sur des prémisses « morales », Cf. p. 117, p. 119; l’exemple de ce qu’il « convient » de faire à sa dernière heure pour un nazi, Cf. p. 129 ; la mise à l’écart des désaccords « moraux » dans l’évaluation des prémisses (p. 131); opposition d’un argument éthique au nazi considérée comme non pertinente logiquement (p. 132) ; la question de la hiérarchie des biens appartient à l’éthique « si existe une telle science » (p. 133) ; la question de savoir si celui qui dit « Ô mal sois mon bien ! » fait une « erreur intellectuelle » « appartient à l’éthique », p. 134 et Cf. p. 136 .

85 « Je crois que je soutiendrais cette vue si j’avais en vue de construire un tel système ».1

S’il fallait constituer une éthique – ce qui n’est pas l’objet immédiat de L’intention – Anscombe soutiendrait sans doute l’idée selon laquelle cela devrait impliquer le recours à une psychologie rigoureuse. Cette demande d’une « psychologie philosophique », nous avons vu qu’Anscombe la présentera effectivement dans « La philosophie morale moderne » comme devant être celle d’un défenseur exigeant d’une éthique de la vertu. Si la psychologie n’a pas pour ambition de

fonder la morale et si elle doit rester moralement neutre, elle est néanmoins la condition

indispensable d’une éthique rigoureuse : la philosophie morale fait usage de concepts psychologiques, elle doit donc en connaître le sens. L’élucidation de ces concepts permet notamment d’une part de mettre en évidence les confusions du conséquentialisme. Et nous verrons d’autre part qu’elle a pour mission plus spécifique de clarifier des notions qu’Anscombe emprunte à la « théologie morale » et qui sont à l’origine de sa conception de la dissymétrie des conséquences.

Mais on peut avant cela préciser les enjeux moraux de L’intention à partir du contexte dans lequel cette œuvre puis « La philosophie morale moderne » ont été publiés. C’est l’année même de la publication de L’intention – en 1957 – qu’Anscombe publie « Mr Truman’s Degree » 2. Démontrer que le bombardement d’Hiroshima est un meurtre exige que les arguments de ses collègues soient méthodiquement réfutés en montrant qu’ils supposent non seulement une éthique corrompue par un demi-siècle de philosophie analytique3 mais encore une conception pour le moins confuse de l’action humaine. Peut-on considérer Truman comme un meurtrier alors que son rôle n’a consisté qu’à apposer sa signature au bas d’un document ?4

Peut-on le blâmer d’avoir courageusement pris cette décision difficile5 qui, de plus, permit de

sauver les milliers de vies humaines qu’aurait immanquablement coûtée une invasion du Japon ? Peut-on lui reprocher d’avoir mis fin à la guerre ?6 Cette intervention doit être rapportée

à deux articles écrits sur le même thème, l’un en 1939 où elle s’interrogeait sur la légitimité de l’entrée en guerre de l’Angleterre – « The Justice of the Present War Examined »7 –, l’autre en

1961 – « War and Murder »8. Anscombe se situe dans ces textes dans le cadre théorique que

1 Ibid., p. 137.

2 Anscombe (G.E.M.), « Mr Truman’s Degree » in, op. cit., p. 69. 3 Cf. Ibid., p. 70-71.

4 Ibid., p. 66. 5 Ibid., p. 64. 6 Ibid., p. 65.

7 Anscombe (G.EM.), « The Justice of the Present War Examined » (1939), op. cit., p. 72-81. 8 Anscombe (G.EM.), « War and Murder », op. cit.

86 fournit la « doctrine du double effet », ainsi nommée d’après une expression utilisée par Thomas d’Aquin à propos de la légitime défense1. Ce principe enseigné par les manuels de

théologie morale2 invite à distinguer ce que l’on a l’intention de faire des conséquences

prévisibles de l’action. Si l’action intentionnelle est licite, elle le reste même si ses

conséquences prévisibles sont mauvaises, pourvu, toutefois, que ces conséquences néfastes n’excèdent pas ses conséquences bénéfiques. Avec le bombardement d’Hiroshima, nous aurions affaire au contraire à une action en elle-même illicite. Ce caractère ne pourrait en rien être compensé ni même atténué par des conséquences éventuellement bénéfiques. Tuer intentionnellement un innocent est un meurtre3. Sous cet aspect, le principe exclut le « conséquentialisme » qui justifierait le bombardement. Nous avons vu qu’il suffirait pour cela qu’une psychologie nous aide à distinguer l’intention de la prévision, et c’est en effet un aspect essentiel de son ouvrage de 57.

Mais la doctrine du double effet est elle-même équivoque :

« Le refus de ce principe est ce qui a corrompu la pensée non-catholique et son abus a signifié la corruption de la pensée catholique ».4

L’« abus » dont parle Anscombe s’apparente à l’hypocrisie morale imputée à la doctrine des Jésuites et dénoncée par Pascal dans les Provinciales5 :

« Si l’intention est tout ce qui est important – comme c’est effectivement le cas – en déterminant la bonté ou la méchanceté d’une action, alors, [selon une certaine] théorie de ce qu’est

1 « Rien n'empêche qu'un même acte ait deux effets, dont l'un seulement est voulu, tandis que l'autre ne l'est pas.

Or les actes moraux reçoivent leur spécification de l'objet que l'on a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l'intention, et demeure, comme nous l'avons dit, accidentel à l'acte. Ainsi l'action de se défendre peut entraîner un

double effet : l'un est la conservation de sa propre vie, l'autre la mort de l'agresseur. Une telle action sera donc licite

si l'on ne vise qu'à protéger sa vie, puisqu'il est naturel à un être de se maintenir dans l'existence autant qu'il le peut. Cependant un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n'est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu'il ne faut, ce sera illicite. Mais si l'on repousse la violence de façon mesurée, la défense sera licite. » Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa- IIae, Q. 64, article 7, Paris, Editions du Cerf, T. III, 1984, p. 430-431. Nous soulignons.

2 Anscombe se contente de renvoyer à « n’importe quel manuel de théologie morale » (Anscombe (G.E.M.), The

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