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La fin du XXe siècle constitue un moment particulier dans l’histoire de la mimésis.

Théâtre d’un bouleversement épistémologique et esthétique rapidement subsumé sous le concept,

1 Mitchell voit un paradoxe dans cette tension entre le nouveau statut paradigmatique de l’image et sa remise en

cause. Il est cependant à noter que, comme cela avait été le cas lors du tournant linguistique, l’apparition d’un nouveau paradigme implique en quelque sorte une interrogation critique de ses fondements. En ce sens, le paradoxe n’est qu’apparent : de même que le tournant linguistique, en niant la possibilité d’un méta-langage, fait vaciller la confiance que nous aurions pu accorder à une langue systématiquement explicable et rationnalisable, de même le tournant pictural attire notre attention sur les jeux d’images irréductibles et potentiellement inquiétants qui ordonnent notre monde.

2 Il a pu arriver à Mitchell de présenter la pensée du tournant visuel comme une « fin » du postmodernisme, au

sens où ce dernier était plus couramment associé au tournant linguistique et à la crise des régimes discursifs qu’il pointait : la fin des grands récits et l’entrée dans l’ère du dissensus et des fictions. C’est en ce sens que dans La Violence du langage (Paris, PUF, 1996) Jean-Jacques Lecercle, à la suite de Jean-François Lyotard, désigne la postmodernité comme « un passage de la vérité à la fiction ou au récit, de l’expérience au langage, des grands récits de la vérité à des jeux de langage locaux » (ibid., p. 26) – en d’autres termes, comme un tournant linguistique. Pour autant il peut être intéressant de penser le tournant visuel, et la crise du visuel avec laquelle il coïncide, à partir de l’idée de postmodernisme, ne serait-ce qu’à cause de la place qu’occupe l’isotopie visuelle dans la façon dont le postmodernisme pense le langage. On se rappelle l’évocation du langage dans son caractère réflexif ou opaque, ou encore l’image d’une syntaxe ou de textes labyrinthiques. Dans l’introduction à Introduction to Visual Culture (London, Routledge, 1999) intitulée « What is visual culture ? », Nicholas Mirzoeff établit un lien explicite entre postmodernisme et tournant visuel, en présentant la postmodernité comme le produit d’une crise des régimes de visibilité modernes : « the postmodern is the crisis caused by modernism and modern culture confronting the failure of its own strategy of visualizing. In other words, it is the visual crisis of culture that creates postmodernity, not it textuality. […] [T]he fascination for the visual and its effects that was a key feature of modernism has engendered a postmodern culture that is at its most postmodern when it is visual » (ibid., p. 4).

aussi controversé qu’incontournable, de « postmodernisme »1, cette période lance un défi à la

question de la représentation, en particulier en termes visuels. Elle voit en effet le déploiement de deux régimes distincts de l’impossibilité de l’image, ce que nous expliciterons ci-après. Elle représente en outre une nouvelle étape dans l’évolution de la science optique, et partant des recherches sur le statut de la lumière, vecteur élémentaire de toute visibilité. Le corpus que nous avons choisi nous permettra d’aborder sous ces différents aspects la question de l’optique fictionnelle contemporaine, pour explorer la façon dont la fiction négocie ce qui est souvent présenté comme une double aporie de l’image à la fin du XXe siècle.

L’idée d’une crise de la représentation semble avant tout remettre en question l’ambition de transitivité que l’on a pu associer au régime classique de la représentation2, et que Cohn

retrouvait sous une autre forme chez les modernistes3. Au lendemain de la seconde guerre

mondiale, la métaphore de la transparence, qui visait à transcrire la transitivité de la relation entre la représentation et son objet, à manifester l’évidence de sa présence et de son sens, laisse place à l’opacité d’images non-signifiantes, dont la reproduction tourne à vide. Si la représentation échoue ainsi, c’est que l’image, rencontre d’un visible et d’un sens, est malade et incapable de remplir son contrat – ce que suggère la réflexion de Guy Debord sur la perversion du regard par le spectacle4 –, ou impossible – ce qu’implique l’idée de la Shoah comme « objet sans image »5.

1 Dans son ouvrage Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism (Durham, Duke University Press,

1991), Fredric Jameson affirme à propos du postmodernisme : « the concept is not merely contested, it is also internally conflicted and contradictory. I will argue that, for good or ill, we cannot not use it ». (ibid., p. xxii). Face à la multiplicité des approches et ouvrages visant à définir ce concept, nous avons décidé de privilégier un nombre restreint de travaux. On convoquera ainsi Fredric Jameson pour son appréhension de la postmodernité comme incarnation d’un certain ordre économique de la culture, Jean-François Lyotard pour son exploration de l’enjeu épistémologique de la postmodernité, et du travail que la notion implique dans l’ordre du discours. Les approches de Brian McHale, Patricia Waugh et Linda Hutcheon nous seront précieux pour interpréter les enjeux de la question postmoderne dans le champ de la fiction. Notre travail nous amènera à faire intervenir ces différentes approches de la question en fonction des implications qu’elles présentent pour la question du voir. Il demeure, malgré les ouvertures passionnantes que ces travaux nous proposent, que la notion de « postmodernisme » elle-même doive être traitée avec prudence. Même en faisant abstraction de son caractère contradictoire, que l’on mentionnera ci-après, sa convocation sans cadre théorique précis rend sa compréhension si vague qu’elle la distingue mal du modernisme, et peut conduire certaines analyses à la convoquer de façon parfois paradoxale pour désigner des phénomènes déjà présents chez Henry James, Virginia Woolf ou Joseph Conrad.

2 C’est à cette ambition que Louis Marin consacre son article « Mimésis et description » (De la représentation,

Paris, Gallimard, coll. « Hautes études », 1994, p. 251-266), en évoquant chez le peintre et le poète le désir d’un possible reflet exhaustif, qui fasse entrer en résonance parfaite le monde et son image artistique. Marin parle ainsi pour le poète du « désir d’un langage de mots si transparent au monde des choses que la description […] serait comme l’opérateur d’une traductibilité généralisée des figures imagées du tableau en noms de langage », ajoutant que « ce désir lui-même a pour condition son autre qui lui ressemble comme un frère, et ce pourrait être aussi bien l’inverse, le désir d’un tableau de peinture si transparent au monde sensible qu’il en serait la rêverie en miroir » (ibid., p. 252-3).

3 A cet égard l’entrée dans l’ère « post »-moderniste marquerait le renoncement à ces instruments d’optique

magiques que Cohn attribuait dans Transparent Minds aux écrivains du tournant et du début du siècle. L’ambition affirmée de percer par les mots la surface du réel, laisserait place au désenchantement, à l’aveu de l’opacité absolue du monde et du caractère indicible de l’expérience.

4 Guy Debord, La Société du spectacle (1967, Paris, Gallimard, 1992).

5 Nous empruntons cette expression à Gérard Wacjman, qui dans L’Objet du siècle affirme : « la Shoah fut et

demeure sans image » (cité par Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2003, p. 41). La représentation visuelle est d’autant plus sujette à caution dans le contexte de la

La représentation, en tant que manifestation d’un visible dans et par le discours, serait épuisée, les mots ne pouvant plus faire voir quoi que ce soit ; ou bien il faudrait la dénoncer. Lorsque la multiplication des images trahit l’omniprésence d’une représentation néfaste, déréalisante, le discours, s’il en est encore capable, se doit d’œuvrer contre cette dernière pour réhabiliter un voir « authentique » c’est-à-dire non médiatisé, étranger à l’artificialité de la représentation.

Penser après la seconde guerre mondiale, c’est penser un siècle marqué par l’expérience de l’indicible, de l’irreprésentable, de l’inimaginable ou de l’infigurable. C’est ce que suggère une large part de la réflexion sur la Shoah1, qui avance l’incommensurabilité de ce qui fut et de ce

qu’on peut prétendre représenter par les mots ou par les images : ce qui ne peut faire sens se dérobe irrémédiablement aux sens, et en particulier à la vue. C’est bien sur ce danger de l’irreprésentable que semble se construire le roman de Martin Amis, Time’s Arrow2. Le tour de

force d’une narration radicalement inversée par un point de vue « mal fichu dans le temps »3

trouve son sens dans la révélation tardive du passé du protagoniste, ancien médecin nazi. Dans la mesure où il crée une expérience de lecture pour le moins périlleuse, ce choix de composition suggère que pour parvenir à dire Auschwitz, il faut prendre le pari dangereux d’empêcher ses lecteurs, décontenancés par l’absurdité de ce qui se déroule sous leurs yeux, de l’appréhender pleinement. La perte tragique du sens se dit dans l’adoption d’une perspective incommensurable avec notre expérience, et qui dès lors se refuse systématiquement à nous. Négation du sens et des sens, la Shoah l’est d’emblée dans la mesure où son projet consistait en une entreprise de disparition généralisée. C’est ce que rappelle Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout, où il voit dans quatre photographies prises par un Sonderkommando autant de « réfutations arrachées à un monde que les nazis voulaient offusqué : c’est-à-dire un monde sans mots et sans images »4. Il s’agissait, en même temps que ces traces de la solution finale comme industrie de

Shoah qu’elle suggère une confiance dans les images qui entre en contradiction avec le rejet juif de l’idolâtrie. Ce dernier, inspiré par l’interdiction des idoles et faux dieux dans les 2e et 3e commandements, est parfois

assimilé à une forme d’aniconisme. Pour une lecture critique de l’idée d’aniconisme, qui considère la judéité comme une culture du livre excluant les arts visuels, voir Kalman Bland, The Artless Jew: Medieval and Modern Affirmations and Denials of the Visual (Princeton, Princeton University Press, 2000). Bland y démontre l’origine moderne du supposé aniconisme juif, qu’il articule à la naissance d’identités juives modernes et à l’émergence de nouvelles formes d’antisémitisme en Europe. Le consensus prémoderne faisant peser l’interdit sur la seule figure divine, l’idée moderne d’aniconisme se présente pour Bland comme une construction historiographique qui contribue à nier l’existence d’une tradition d’arts visuels juifs.

1 On peut considérer comme l’une des sources canoniques de ces positions critiques la fameuse maxime de

Theodor Adorno dans Prismes (1955, Paris, Payot et Rivages, 2010), mainte fois citée et réinterprétée pour dénoncer la banalisation de la Shoah par des représentations qui tendraient à en faire une fiction ou un objet esthétique : « écrire un poème après Auschwitz est barbare » (ibid., p. 30).

2 Martin Amis, Time’s Arrow (Londres, Jonathan Cape, 1991). Les références à cette œuvre apparaîtront dans le

corps du texte entre parenthèses, sous la forme suivante : TA, numéro de page.

3 L’expression employée par le narrateur de Time’s Arrow est « wrong in time » : « Already I know this. I know

that [the offence] is to do with trash and shit, and that it is wrong in time » (TA, 73)

mort, de faire disparaître les archives, les mémoires de la disparition elle-même, de façon à maintenir cette dernière dans sa condition inimaginable. Les nazis pensaient rendre les juifs invisibles, et rendre invisible leur destruction même. Gérard Wacjman, lorsqu’il dit que la Shoah demeure objet sans image, « objet invisible et impensable par excellence »1, manifeste ainsi le

caractère radical, exceptionnel, du génocide face auquel les mots sont toujours impuissants, les images toujours en-deçà voire menteuses, puisqu’elles prétendent dire ce qui par définition leur échappe. Le raisonnement iconoclaste consiste à avancer que puisque les images du génocide sont inappropriées à leur objet, elles sont toutes nécessairement fausses voire faussaires : « Les images manquent parce que les images mentent »2. Pour Wacjman les images de la Shoah ne

fonctionnent jamais que comme des fétiches, c’est-à-dire comme images-écrans. Une exposition telle Mémoire des camps3, qui fut l’origine en 2001 de l’article éponyme publié en première

partie d’Images malgré tout, aurait ainsi contribué à faire écran à l’élimination des juifs dans les chambres à gaz, faute de pouvoir affronter la réalité de l’impensable.

La démarche de Wajcman offre dans le champ critique un exemple de ce que le film de Claude Lanzmann, Shoah4, manifeste dans le champ cinématographique5. Aucune image n’étant

capable de remplir le programme du titre, le documentaire doit renoncer à l’archive visuelle et recourir exclusivement au témoignage. La parole du témoin, seule parole fiable, nie l’image en ce qu’elle repose sur une affirmation originaire, « j’ai vu, j’ai vécu », mais sans prétendre faire voir. Témoigner, c’est affirmer ce qui fut tout en niant la démarche qui consisterait à le décrire : c’est donner une existence à une réalité négative, qui se définit par son caractère invisible et irreprésentable6.

1 Gérard Wacjman, L’Objet du siècle, cité dans Didi-Huberman, ibid., p. 41. 2 Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 90.

3 Mémoire des camps, exposition tenue de janvier à mars 2001 à l’Hôtel de Sully, Paris.

4 Claude Lanzmann, Shoah (Historia, Les films Aleph, Ministère de la culture de la République française, 1985). 5 Dans le chapitre de Picture Theory consacré à l’image comme mémoire, Mitchell cite le film de Lanzmann pour

évoquer la puissance négative d’une mémoire qui laisse à la voix le devoir de reconstituer non seulement ce qui s’est passé, mais le contenu de l’expérience elle-même : « how it felt, how it looked, what the experience was » (Mitchell, Picture Theory, op. cit., p., 201, je souligne). Il pointe le caractère sélectif de ce travail de remémoration, qui manifeste chez les témoins le besoin d’oublier l’expérience visuelle de l’horreur, trop présente et oppressante. Il analyse à cet égard la réaction d’un homme poussé par la voix-off à préciser la couleur des camions qu’il vient de mentionner : « I don’t remember! Green, I think. No. I can’t say. I will tell you what happened, but don’t ask me to go back in memory. I won’t go back in memory » (Shoah, cité par Mitchell, ibid., p. 201). Le refus de se replonger dans la mémoire naît de l’angoisse suscitée par le souvenir visuel, lequel risquerait de réévoquer l’expérience sous une forme qui la rendrait trop vraie, trop dangereuse.

6 Nous serons amenés à convoquer, en réponse à ces thèses, des pensées de la Shoah qui n’écartent pas aussi

radicalement l’élément visuel du témoignage, mais entreprennent de définir la place imparfaite du voir dans une économie de la mémoire. C’est le cas de l’ouvrage d’Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz (1998, Paris, Payot & Rivages, 1999), où l’appréhension de la figure du Musulman s’inscrit dans une pensée oxymorique du voir comme impossibilité nécessaire. Le réel témoin est celui qui a vu la Gorgone, l’impossibilité de voir elle-même. Mais c’est autour de cette figure que se construit à la fois la remise en cause de l’humain par la Shoah et la possibilité de repenser une éthique après elle : « que précisément cette inhumaine impossibilité de voir soit ce qui appelle et interpelle l’humain, l’apostrophe à laquelle l’homme ne peut se dérober – voilà le témoignage, et il n’est rien d’autre. La Gorgone et celui qui l’a vue, le musulman et celui qui témoigne pour lui, c’est un seul regard, une seule impossibilité de voir » (Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 66).

Il convient de relier ici la dimension iconoclaste de ce discours sur la Shoah à un courant de réflexion sur le postmodernisme, dans la mesure où tous deux intègrent au champ esthétique une relecture des problématiques kantiennes sur le sublime1. Lorsque Didi-Huberman identifie

différentes versions du témoignage comme « absolu et comme excès “sublime” de la parole humaine »2, il évoque dans une même phrase les travaux de Jean-François Lyotard et la « parole

absolue » telle qu’elle se manifeste dans Shoah. Il propose plus loin une interprétation de l’ « esthétique de l’inimaginable » comme « “esthétique négative” issue du sublime réinterprété par Lyotard »3. Dans Le Destin des images4, Jacques Rancière associe la relecture de l’analytique

du sublime par Lyotard à un refus du totalitarisme qui a pu conduire à la solution finale. Pensé comme séparation irrémédiable du sentir et du dire, le sublime soulèverait ainsi l’art contre l’ambition totalisante et finalement totalitaire que renferment les « grands récits »5 de la

modernité : la possible élaboration d’un discours hégémonique, qui sache dire le monde en toute exhaustivité. Pour Rancière, le discours critique se fait ainsi discours de deuil, dans un contexte où la problématique du sublime est renouvelée « pour mieux faire de l’art un témoin de l’irreprésentable qui désempare toute pensée »6. En ce qu’il signale l’impuissance de la pensée,

l’incommensurabilité entre ce qui nous affecte et ce que nous pouvons en concevoir, ce sublime postmoderne voit le spectateur tomber sous le coup d’une sidération qui le laisse paralysé face à l’irreprésentable.

L’idée de totalitarisme politique est ici liée à celle d’un régime de la représentation qui prétendrait créer des ponts entre le voir et le dire, résoudre le visible dans le dicible, et poser ainsi les fondations d’un discours exhaustif sur le monde. Il est intéressant de voir comment l’autre versant de la « crise de la représentation », qui s’inscrit dans la pensée d’un régime de capitalisme hégémonique, total, identifie l’apparent triomphe de la représentation sous ce régime à une ambition illusoire et pervertie d’exhaustivité et de transparence.

1 Cette articulation du sublime et de la postmodernité dans le cadre de l’évocation de la Shoah fait l’objet d’un

article portant sur Time’s Arrow : voir Brian Finney, « Martin Amis’s Time’s Arrow and the Postmodern Sublime », in Gavin Keulks, éd., Martin Amis: Postmodernism and Beyond (Houndmills Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006, p. 101-116).

2 Didi-Huberman, Images malgré tout, op. cit., p. 132. 3 Ibid., p. 193.

4 Jacques Rancière, Le Destin des images (Paris, La Fabrique, 2003).

5 Nous reprenons ici l’expression de Lyotard dans La Condition postmoderne (Paris, Minuit, coll. « Critique »,

1979), où le postmoderne est présenté comme marquant la fin des grands récits.

6 Rancière, Le Partage du sensible, op. cit., p. 9. Dans Le Destin des images Rancière redéfinit l’ « abîme » sous

les espèces de l’incommensurabilité entre médias artistiques, entre le visible et les mots. Il replace son origine dans les années 1760, dans l’analyse par Lessing du Laocoön, qui souligne l’impossibilité de transcrire dans la pierre, sans rendre la statue repoussante, la visibilité de la souffrance que Virgile dépeint dans son poème. Ce constat de disjonction entre le voir et le dire trouve chez Lyotard, dans le contexte de l’après-seconde guerre, une interprétation pathétique. L’incommensurabilité y est désignée comme une catastrophe, et assimilée à la cassure originelle du sublime. La défection de tout rapport stable entre idée et présentation sensible étant pensée, selon Rancière, comme un rappel de cet Autre dont la dénégation a mené la raison occidentale à la folie exterminatrice, elle est « la marque de cette catastrophe sublime dont l’inscription fait aussi témoignage contre la catastrophe totalitaire – celle des génocides » (Le Destin des images, op. cit., p. 51).

Quoiqu’on puisse l’associer, à certains égards, aux interprétations iconoclastes de la Shoah, l’idée d’une condition « postmoderne » désigne paradoxalement aussi notre inscription dans un ordre de capitalisme tardif où domine le régime du « tout image », ce qui se traduit en particulier par l’omniprésence des médias visuels. L’émergence de la « société du spectacle » – expression que Fredric Jameson, dans son ouvrage sur le postmodernisme, emprunte aux travaux de Guy Debord et des situationnistes pour définir la société « postmoderne » – n’entre que partiellement en contradiction avec la thématique de l’irreprésentable : en effet l’omniprésence de l’image n’y fait qu’exacerber le caractère désormais problématique de son rapport au discours et au sens. Si elle ne nie pas la présence du visuel, elle tend à lui refuser toute puissance évocatrice

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