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Pour situer notre démarche au cœur de cette histoire esthétique, il est nécessaire de dessiner à grands traits la place qu’occupent nos quatre auteurs centraux dans le paysage critique sur la fiction britannique contemporaine. Un tel travail permet en outre d’appréhender en partie l’évolution de ces orientations critiques au cours des dernières décennies.

Jusque dans les années 1990, nombre d’ouvrages de synthèse sur la fiction contemporaine de langue anglaise se centrent sur la question du postmodernisme, l’ensemble de la démarche visant à illustrer ou à mieux cerner cette notion. C’est le cas, par exemple, de Postmodernist

Fiction, de Brian McHale1. Dans le contexte spécifiquement britannique, une telle concordance

s’explique en partie dans la mesure où la décennie 80 entérine l’effondrement du consensus d’après-guerre, et voit se développer le sentiment d’une littérature complice de la culture de consommation propre au capitalisme tardif. Patricia Waugh analyse ainsi la façon dont la fiction des années 70 et 80 tâche de négocier ce changement de paradigme philosophique, scientifique et

la succession des deux modalités s’inspirant du schéma élaboré par Marx dans Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte. Il ne s’agit plus de penser les mouvements contemporains comme de simples répétitions vides de sens, mais d’envisager le passé en tant qu’il ne se construit que dans l’après-coup de son appréhension contemporaine : « I want to […] intimate a temporal exchange between historical and neo avant-gardes, a complex relation of anticipation and reconstruction » (Foster, The Return of the Real, op. cit., p 13). L’attitude qui consiste à lire l’histoire comme une succession nécessaire du tragique et du burlesque suspend le présent hors de l’histoire, dans un moment autotélique d’où aucune issue n’est plus possible, et se constitue soi-même en contradiction avec ce modèle, dans une extériorité critique supposée d’ores et déjà impossible : « [it] constructs the contemporary as posthistorical, a simulacral world of failed repetitions and pathetic pastiches, and then condemns it as such from a mythical point of critical escape beyond it. Ultimately this point is posthistorical, and its perspective is most mythical where it purports to be most critical » (ibid., p. 14). Établir une opposition essentielle entre l’avant-garde « historique » et une néo-avant-garde « post »moderne au point d’être devenue post-historique tend à effacer le travail de lecture et de réinterprétation de l’avant-garde que seul le présent peut offrir. Le contemporain est pertinent en tant qu’il ne se situe pas hors de l’histoire, comme répétition dévaluée du passé, mais ouvre ce repli du temps par lequel le passé nous revient du futur.

1 Nous avons mentionné plus haut Patricia Waugh et Linda Hutcheon, dont les travaux sur le moment

postmoderne en littérature nous seront également précieux. Voir, à cet égard, Patricia Waugh, Practising Postmodernism, Reading Modernism (Londres, Hodder and Stoughton, 1992) et Harvest of the Sixties, op. cit., ainsi que Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism: History, Theory, Fiction (Londres, Routledge, 1988) The Politics of Postmodernism (Londres, Routledge, 1989), et « Postmodern Afterthoughts » (Wascana Review of Contemporary Poetry and Short Fiction, 37.1, 2002, p. 5-12). L’ouvrage dirigé par Steven Connor, Postmodernist Culture: An Introduction to Theories of the Contemporary (Oxford, Blackwell, 1989), sera également pour nous une référence sur ces questions.

politique, et l’éclipse totale de la vision commune projetée, après la seconde guerre mondiale, pour la culture. Martin Amis et Jeanette Winterson trouvent leur place dans cette exploration, leur travail cristallisant à différents égards les tensions propres à la pensée postmoderniste : pour Amis, le risque d’une subversion toujours récupérable et assimilable à l’ordre dominant1, pour

Winterson, l’ambivalence d’une fiction dont l’orientation fantastique peut suggérer un repli défaitiste vers l’imagination privée2. Les stratégies postmodernistes mises en œuvre par les

écritures d’Amis et Winterson font d’autre part l’objet d’un certain nombre d’études. On peut citer à cet égard la publication d’un numéro consacré à Winterson dans la revue Postmodern

Studies3. Nous intéressera en particulier l’article de Helena Grice et Tim Woods sur Gut

Symmetries, « Grand (dis)unified theories?: Dislocated discourses in Gut symmetries », lequel

s’attache à évoquer la tension présente dans l’œuvre, entre un désir de lire le monde selon des lois structurelles totalisantes, et le rappel constant du caractère fragmentaire et fluctuant de la réalité. Parmi les lectures portant sur l’inscription de Time’s Arrow dans le moment postmoderne, on mentionnera notamment l’analyse par Jean-Michel Ganteau de sa subversion des codes esthétiques et narratifs, reposant sur un certain traitement de la filiation, littéraire et biologique : « Du postmodernisme au romantisme : à propos de Time’s Arrow de Martin Amis »4. L’article de

Brian Finney, « Martin Amis’s Time’s Arrow and the Postmodern Sublime »5, présente une

démarche similaire dans la mesure où elle s’attache à pointer la complexité qui préside à l’inscription du roman dans la tradition littéraire et dans le moment historique de son écriture.

La présence d’Amis et Winterson dans le cadre des réflexions sur le lien entre postmodernisme et écritures contemporaines manifeste leur appartenance, dès les années 90, à un paysage universitaire auquel David Mitchell commence à s’intégrer6, et dont Nicola Barker ne

1 Dans Harvest of the Sixties, Waugh note que le style d’un roman comme Money (Londres, Jonathan Cape, 1984)

est complice, dans une certaine mesure, de ce qu’il dénonce, le refus de toute caractérisation psychologique des personnages répondant au nihilisme commercial et à la culture de l’apparence que le roman met en scène. Voir également le numéro spécial de Textual Practice, Martin Amis's Money, Joseph Brooker, éd., Textual Practice, vol. 26, n°1, 2012.

2 L’une des interprétation possibles du tournant fantastique consiste selon Waugh à y voir un mouvement de déni

des horizons communs, et de repli solipsiste face à une expérience postmoderne aliénante.

3 Helena Grice, et Tim Woods, éd., ‘I’m telling you stories’ : Jeanette Winterson and the Politics of Reading

(Postmodern studies, n°25, Amsterdam, Rodopi, 1998). Voir en particulier Helena Grice et Tim Woods, « Grand (dis)unified theories ?: Dislocated discourses in Gut symmetries », ibid., p. 117-126.

4 Jean-Michel Ganteau, « Du postmodernisme au romantisme: à propos de Time’s Arrow de Martin Amis », Ebc,

n°19, 2000, p. 127-146.

5 Finney, « Martin Amis’s Time’s Arrow and the Postmodern Sublime », op. cit.

6 Outre les éléments de bibliographie cités ci-après, on notera parmi les signes de ce processus de canonisation le

fait que Mitchell figure dans les manuels de référence récemment publiés à propos du roman britannique contemporain. Voir Peter Boxall, Twenty-First Century Fiction: A Critical Introduction (Cambridge, Cambridge University Press, 2013), qui analyse Cloud Atlas en particulier dans la conclusion, « The Future of the Novel » (p. 210-226). Plus récemment, voir David James, éd., Cambridge Companion to British Fiction Since 1945 (Cambridge, Cambridge University Press, 2015) surtout pour l’analyse de Cloud Atlas par Matthew Hart dans « Globalism and Historical Romance » (p. 207-223). Le roman est également cité par Joseph Brooker dans « Fiction in a fictionalized society » (p. 1-9), introduction à un volume sur la fiction du XXIe siècle dont deux articles sont consacrés à Mitchell. Voir en particulier Dorothy Butchard, « What no’un alive und’stands: David Mitchell’s Twenty-First-Century Recontextualization of Oral Culture », in Bianca Leggett et Tony Venezia, éds.,

fait pas encore véritablement partie1. Les analyses de l’œuvre de Mitchell, et en particulier de

Cloud Atlas, qui est son roman le plus connu, se multiplient surtout depuis quelques années2. La

critique sur Cloud Atlas note généralement l’ampleur de son univers fictionnel, déployé sur plusieurs continents, et l’ambition de sa narration, partagée entre plusieurs siècles et traditions génériques. Dans ce cadre, nombre d’études tendent à examiner les caractéristiques d’une écriture héritière de certains traits postmodernes – dans laquelle des voix, styles et traditions génériques s’entrelacent en un jeu constant –, pour mieux envisager la contribution que cette écriture apporte à l’élaboration de nouvelles formes de représentations, destinées à appréhender l’espace mondial et le temps historique depuis un point de vue contemporain. Ces questions constituent le point focal de nombreux articles3, mais aussi de développements ou chapitres consacrés à Mitchell dans

le cadre d’essais explorant la place du genre romanesque dans les configurations géopolitiques contemporaines, et la façon dont les écritures contemporaines nous amènent à redéfinir la notion de réalisme. Cloud Atlas fait ainsi l’objet d’une attention particulière dans The Cosmopolitan

Novel4 de Berthold Schoene, et constitue un exemple majeur pour Hywel Dix dans le cinquième

chapitre de Postmodern Fiction and the Break-up of Britain5, intitulé « A Borderless World ». Il

fait également l’objet d’un développement spécifique dans l’ouvrage de Fredric Jameson, The

Twenty-first-century British Fiction (Canterbury, Gylphi, 2015), p. 313-332.

1 Nicola Barker est simplement mentionnée dans Contemporary Novelists (op. cit.) de Peter Childs, dans l’annexe

reproduisant la liste des Young British novelists de Granta. Bradford lui consacre quelques pages dans The Novel Now (op. cit.) mais l’associe un peu sommairement à des pratiques d’écriture qui défont le sens, et décrit ses romans comme des textes fermés sur eux-mêmes, inexplicables. Le paragraphe qu’il consacre à Clear dénote une lecture rapide et peu attentive, marquée par des erreurs factuelles sur certains aspects centraux du récit (la nationalité du narrateur, les conditions techniques de la performance) et ne nous sera dès lors que peu utile. Paul Dawson évoque un roman de Barker dans son article « The Return of Omniscience in Contemporary Fiction », Narrative, vol. 17, n°2, 2009, p. 143-161. Mais il s’agit de Darkmans, et l’étude porte sur une question très éloignée de Clear – dont nous verrons que la narration est tout sauf omnisciente.

2 Cloud Atlas est un texte assez repéré et étudié pour que Martin Eve pointe l’embarras dans lequel il fut plongé en

constatant que les éditions britannique et américaine du roman, sur lequel il avait déjà travaillé, différaient suite à un hiatus de communication transatlantique lors du processus d’édition. Voir Martin Paul Eve, « “You have to keep track of your changes”: The Version Variants and Publishing History of David Mitchell’s Cloud Atlas », Open Library of Humanities, 2. 2, 2016. Le présent travail a été effectué uniquement à partir de la version britannique du roman, et il semble important de garder à l’esprit, ainsi que le rappelle Eve, les différences que ces écarts éditoriaux produiraient nécessairement à l’échelle de nos microlectures. À certains égards, l’absence d’une version qui puisse faire autorité semble confirmer un point essentiel de notre approche, développé dans le chapitre 4 de ce travail, à savoir l’impossibilité d’appréhender le texte autrement qu’à travers des lectures nécessairement singulières, sans qu’aucune interprétation ne puisse s’imposer comme idéale. Pour le critique, ces « variations transtextuelles » et les écarts qu’elles impliquent entre expériences de lecture doivent aussi nous rappeler les décalages nécessairement produits par les multiples formats d’édition actuels, électroniques ou papier. C’est là un aspect de la question que nous n’aurons pas la place d’explorer ici, mais qui présente une direction potentielle pour toute recherche sur la fiction contemporaine.

3 Voir par exemple Jo Alyson Parker, « David Mitchell’s Cloud Atlas of Narrative Constraints and Environmental

Limits », in Time: Limits and Constraints, Jo Alyson Parker, Paul A. Harris, et Christian Steineck, éds., (Leiden, Brill, 2010). p. 199-218 ; Theo D’haen, « European Postmodernism: The Cosmodern Turn », Narrative, vol. 21, n°3, 2013, p. 271–83 ; Martin Paul Eve, « “some kind of thing it aint us but yet its in us” David Mitchell, Russell Hoban, and Metafiction After the Millennium », SAGE Open, 4.1, 2014 ; ou encore Miriam Wallraven, « ‘We Are Making One Story, Yes?’: The Poetics of Interconnection in Postmodern Literature in a Global Age », European Journal of Language and Literature Studies (EJLS), Vol. 4, n°1, Jan.-Avr. 2016, pp. 7-15.

4 Berthold Schoene, The Cosmopolitan Novel (Edimbourg, Edinburgh University Press, 2009), p. 102-3.

5 Hywel Dix, Postmodern Fiction and the Break-up of Britain (Londres, Continuum, 2011). Voir en particulier

Antinomies of Realism1.

L’effet de décalage évident dans la quantité de sources secondaires disponibles selon les auteurs et œuvres de notre corpus constitue l’un des traits principaux de notre travail, et associe notre démarche critique au lent processus par lequel s’élabore le canon2. Figures repérées de la

critique, Martin Amis et Jeanette Winterson font l’objet de travaux monographiques, tels Jeanette

Winterson, le miracle ordinaire3 de Christine Reynier ou Martin Amis, le postmodernisme en

question4 d’Anne-Laure Fortin-Tournès5. Des recueils d’articles s’attachent également à offrir de

leur œuvre une vision d’ensemble, parmi lesquels Jeanette Winterson: a Contemporary Critical

Guide6 dirigé par Sonya Andermahr, et Martin Amis: Postmodernism and Beyond7, sous la

direction de Gavin Keulks8. Ce type de travaux monographiques commence à paraître dans le cas

de Mitchell : on pense notamment au recueil d’articles réunis par Sarah Dillon à la suite de la première conférence internationale consacrée à l’auteur, sous le titre David Mitchell: Critical

Essays9, et plus récemment au numéro spécial de la revue SubStance intitulé David Mitchell and

the Labyrinth of Time10, ainsi qu’à l’ouvrage de Patrick O’Donnell, A Temporary Future: The

1 Fredric Jameson, The antinomies of realism (Londres, Verso, 2013). L’ouvrage, se clôt sur une analyse des

formes que prend l’historiographie dans certains œuvres de fictions contemporaines, dont Cloud Atlas.

2 Le décalage s’explique en partie par une différence de générations. Si Amis, après avoir publié son premier

roman en 1973, était l’un des « meilleurs jeunes romanciers britanniques » sélectionnés par le magazine Granta en 1983 (Granta 7: Best of Young British Novelists, printemps 1983), et Jeanette Winterson incluse dans l’édition de 1993 (Granta 43: Best of Young British Novelists, printemps 1993) après avoir débuté avec Oranges Are Not The Only Fruit en 1985, Nicola Barker et David Mitchell trouvèrent tous deux leur place dans le palmarès de 2003 (Granta 81: Best of Young British Novelists, printemps 2003), leurs premiers romans datant respectivement de 1994 et 1999.

3 Christine Reynier, Jeanette Winterson: le miracle ordinaire (Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll.

« Couleurs anglaises », 2004).

4 Anne-Laure Fortin-Tournès, Martin Amis, le postmodernisme en question (Rennes, Presses universitaires de

Rennes, coll. « Interférences », 2003).

5 On peut citer également, parmi les sources monographiques en langue anglaise, Jeanette Winterson de Sonya

Andermahr (New York, Palgrave Macmillan, 2009), The Novels of Jeanette Winterson (Houndmills Basingstoke, Palgrave Macmillan, coll. « Readers’ guides to essential criticism », 2005) par Merja Makinen, et Jeanette Winterson (Manchester, Manchester University Press, coll. « Contemporary British novelists », 2006) de Susana Onega. La thèse de doctorat d’Annemarie Estor, Jeanette Winterson’s Enchanted Science (op. cit.) nous intéressera aussi : du fait de son angle spécifiquement épistémologique, ce travail monographique accorde une attention toute particulière à Gut Symmetries. Pour la bibliographie sur Amis, il faut mentionner l’ouvrage de James Diedrick, Understanding Martin Amis (Columbia, University of South Carolina Press, coll. « Understanding contemporary British literature », 2004).

6 Sonya Andermahr, éd., Jeanette Winterson: a Contemporary Critical Guide (1995, London, Continuum, 2007). 7 Keulks, éd., Martin Amis: Postmodernism and Beyond (op. cit.).

8 Il reste à préciser que parmi les articles consacrés à l’œuvre de Martin Amis et Jeanette Winterson, la majeure

partie ne porte pas sur les œuvres que nous avons choisi de privilégier : Gut Symmetries pour Winterson et Time’s Arrow pour Amis. Oranges Are Not the Only Fruit, The Passion ou encore Written on the Body sont plus étudiés du côté de Winterson, tout comme London Fields, The Information ou Yellow Dog pour Amis.

9 Sarah Dillon, éd., David Mitchell: Critical Essays (Canterbury, Gylphi, 2011). Voir en particulier Courtney

Hopf, « The stories we tell: Discursive identity through narrative form in Cloud Atlas », p. 105-126 ; Hélène Machinal, « From Postmodernity to Posthuman », p. 127-54 ; Will McMorran, « Fragmentation and Integrity in the Postmodern Novel », p. 155-176 ; Caroline Edwards, « Utopia, Transmigration and Time in Ghostwritten and Cloud Atlas », p. 177-201 ; Nicholas Dunlop, « Speculative Fiction as Postcolonial Critique in Ghostwritten and Cloud Atlas », p. 201-224.

10 Paul A. Harris, éd., David Mitchell and the Labyrinth of Time, Numéro spécial de SubStance, Vol. 44, N° 1,

2015. Voir en particulier Casey Shoop et Dermot Ryan, « Gravid with the ancient future: Cloud Atlas and the Politics of Big History », p. 92-106, ainsi que Scott Dimovitz « The Sound of Silence: Eschatology and the

Fiction of David Mitchell1.

Parmi les titres de ces études monographiques, certains avancent l’idée d’un au-delà du postmodernisme (« and beyond »), ou d’une interrogation de ses cadres (« le postmodernisme en question »)2. Ils reflètent en cela l’évolution de la critique sur les écritures contemporaines,

notamment vis-à-vis de la question postmoderniste. Différentes orientations se dessinent en effet, qui tendent à se détacher de cette terminologie et à tracer d’autres voies pour explorer le roman contemporain. Ces démarches expliquent leur distance par rapport à la pensée de la postmodernité en revenant sur les défauts perçus de cette dernière. L’une des tendances marquantes considère avec méfiance ce qu’elle identifie comme un repli solipsiste de la fiction dite postmoderniste sur elle-même, et insiste pour reposer à nouveaux frais la question du lien entre littérarité et réalité. C’est notamment le propos de Philip Tew, dont la synthèse The

Contemporary British Novel3 dénonce le privilège accordé par les théories postmodernistes à

l’auto-référentialité d’une langue constituant un système fermé, et entreprend une lecture consciente du caractère référentiel de la fiction, qui parle d’un monde dont elle fait elle-même partie. Une démarche similaire semblait animer Steven Connor dans The English Novel in

History, 1950 to 19954, qui insistait sur la place que la production romanesque occupe à un

moment de notre histoire, en comparant son autorité à celle d’un témoin visuel, et en affirmant : « It is hard to think of another kind of evidence which so abundantly and yet so economically concentrates together representations of how the world is, or seems to be, with the shaping force of fantasy or imagination »5. Ces ouvrages, participant d’une démarche historicisante, évoquent

l’émergence de nouvelles écritures dans le sillage des années 70, marqué entre autres par la fin du consensus d’après-guerre, l’hybridation croissante de la culture britannique dans la période post- coloniale, et l’émergence d’une expérience urbaine spécifique au capitalisme tardif. Martin Amis et Jeanette Winterson y figurent, et leur écriture y apparaît comme négociant à sa façon une culture britannique en transition.

La plupart des critiques formulées contre la pensée postmoderniste se focalisent sur le relativisme qu’elle semble promouvoir, selon une logique qui confine à l’aporie, et dans un oubli dangereux du politique, de l’idéologie et de l’éthique. Dans Literature, Politics and Culture in

Postwar Britain6, Alan Sinfield formulait, dès la fin des années 80, une critique du nivellement

Limits of the Word in David Mitchell’s Cloud Atlas », p. 71-91, et Lynda Ng, « Cannibalism, Colonialism and Apocalypse in Mitchell’s Global Future », p. 107-122.

1 Patrick O’Donnell, A Temporary Future: The Fiction of David Mitchell (New York, Bloomsbury, 2015). Le

troisième chapitre, consacré à Cloud Atlas, est intitulé « Time Travels ».

2 C’est aussi là un enjeu central de l’ouvrage de Jameson, The Antinomies of Realism, op. cit. 3 Philip Tew, The Contemporary British Novel (Londres, Continuum, 2004).

4 Steven Connor, The English Novel in History, 1950 to 1995 (Londres, Routledge, 1995). 5 Connor, The English Novel in History, op. cit., p. 1.

culturel et de l’interchangeabilité trop souvent supposés par les théories de la postmodernité. Il rappelait, par contraste, les effets de pouvoir toujours prégnants dans la cohabitation de cultures communautaires (« sub-cultures ») de facto non égales aux yeux de la loi1. Le travail critique

qu’il appelait de ses vœux consistait, après avoir vu s’effondrer le rêve d’une théorie libérale humaniste universellement légitime ou pertinente, à repartir de ces cultures communautaires – sans plus essayer de synthétiser une société composée, notamment, d’immigrés issus de l’Empire, de femmes, d’homosexuels et autres catégories de sujets légalement ou idéologiquement « mineurs ». Les développements critiques en ce sens, par exemple dans le champ des études de genre, ont fourni une bonne proportion des lectures de Winterson – cette dernière fait en effet de l’amour lesbien un thème central et un principe esthétique2. Parmi les discours critiques refusant

de souscrire à une pensée relativiste, on peut compter les théories du traumatisme, dont Jean- Michel Ganteau explique la montée en puissance par un intérêt renouvelé pour la dimension éthique de la littérature, souvent en réaction au scepticisme perçu chez les penseurs de la

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