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Cette crise de la représentation ne touche pas seulement les partis politiques mais également la représentation syndicale et associative. Cette crise institutionnelle trouve un écho dans l’évolution du leadership politique et de son rapport au citoyen, de la représentation à la captation narcissique.

Des partis « attrape-tout » 4.3.1

Dès les années 1950, Otto Kirchheimer notait deux évolutions naissantes dans les systèmes de partis, largement confirmées aujourd’hui : la première concernait l’évanouissement de l’opposition et la naissance des partis « attrape-tout » - catch-all parties (1954), la seconde, qui en découlerait, concernait un phénomène de professionnalisation et personnalisation politiques.

L’arrivée des partis attrape-tout était anticipée comme une conséquence de la « réduction drastique du bagage idéologique des partis » (Kirchheimer, 1966 : 190, a, trad. libre). L’auteur identifiait en effet un renforcement corrélatif de la place des leaders, « dont les actions et les omissions [seraient] à présent jugées du point de vue de leur contribution à l’efficacité du système plutôt que de celui de l’identification aux objectifs d’une organisation particulière » (Ibid, b), une rétrogradation symétrique du rôle des membres du parti (c), et une disparition progressive du phénomène de « classe-gardée » pour recruter la population dans son ensemble (d). Ce n’est pas tant la diminution du corps adhérent que Kirchheimer avait anticipée que la transformation de leur place et rôle. D’abord dans la dynamique relationnelle avec les leaders, marquée par la rupture du lien de délégation et la perte subséquente

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du contrôle du primus inter pares. Ensuite dans leur rôle auprès des citoyens, avec une perte de leur enracinement dans les communautés. Cette rupture avec la base signifiait aussi perte de financement. S’ensuivrait alors une dépendance accrue aux financements étatiques et la nécessité de plus en plus grande de s’appuyer sur une diversité de groupes d’intérêts et de soutien, tant financier qu’électoral (e).

Les partis « attrape-tout » ne sont plus structurés de manière ascendante (bottum-up) mais descendante (top-down). Ils comptent sur le support opportuniste et conditionnel plutôt que sur l’identification et cherchent le soutien d’électeurs envisagés comme externes au parti, plutôt que leur appartenance (Mair, 1989 : 182). Le succès de ces « catch-all parties », qui correspondaient d’abord aux grands partis de centre-gauche et centre-droit, a dans un premier temps été assuré grâce au « support passif » des groupes sociaux traditionnels et aux techniques modernes de campagne, utilisant massivement l’essor des technologies de la communication de masse (Smith, 1989 : 160).

À la lumière de ces éléments, il apparait que le phénomène et son analyse ne sont donc pas nouveaux. Ils prennent cependant une nouvelle dimension avec l’actualité récente. En effet, dans le contexte socio-historique d’après-guerre, les partis réactionnaires étaient relativement faibles en Europe (Lipset, 1964 : 276). Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De même la volatilité électorale résultant de la généralisation du modèle attrape-tout tendait à se limiter dans un premier temps à un échange de votes entre partis d’une même famille politique, laissant le système d’alignement partisan, même si devenu superficiel, relativement indemne. Aujourd’hui, elle s’exprime par un échange entre partis au-delà des cadres préconstitués et rompt pleinement les équilibres apparents.

Cette plus grande indépendance entre leaders, partis et base s’accompagne d’un accroissement de la dépendance mutuelle entre l’État et les partis. De plus en plus, disait déjà Kirshheimer, l’état a besoin des partis pour se légitimer. Ces derniers dépendent en retour de lui pour se financer. Ils sont incorporés à l’état comme régime dominant et ne sont plus en mesure de le défier. Leur reste comme moteur de légitimation, dans ce cadre dominant, le terrain de l’efficacité des affaires publiques. Des réformes majeures sont à présent lancées à l’écart « des négociations sociales »,

! ",)! remplacées par un « consensus social » duquel est évincée toute logique de

contrepoids (Pizzorno, 1978). Les contrepoids traditionnels que sont les syndicats sont d’ailleurs eux-mêmes de moins en moins à même de communiquer avec les citoyens.

L’asyndicalisation et la fragmentation de la société civile 4.3.2

La grande majorité des pays européens voient leurs organisations syndicales perdre progressivement et significativement leurs adhérents. La Belgique fait figure d’exception en maintenant son niveau d’adhésion au sein des salariés actifs. Cependant, l’adhésion y est une condition pour obtenir un appui des syndicats, ce qui encourage une adhésion d’opportunité individuelle. En fait, concluent Christian Dufour et Adelheid Hege, la baisse généralisée des adhésions témoigne moins d’un processus de « désyndicalisation » que d’un phénomène « d’asyndicalisation » (Dufour et Hege, 2010 : 72). Cette asyndicalisation parait pleinement liée à la nouvelle incapacité des syndicats à représenter le corps social, et ce dans les deux sens du terme « représentation ». Ils échouent d’abord en effet dans leur lien de vicariance ou mandat :

Quand la légitimation de l'action politique, et sa responsabilité, reposent de moins en moins sur la capacité d'un contrôle et d'une sanction démocratique exercée par les représentants du peuple et des travailleurs parce que le parlement et les syndicats sont « noyés » parmi les experts de la société civile[, i]l faut que cette légitimité se fonde autrement (Gobin, 2005 : 46). Corinne Gobin observe au sein des syndicats européens la même tendance pointée par Bendjabalah au sein du Parlement européen, à savoir qu’« un glissement s'opère : les revendications syndicales deviennent secondaires; ce qui importe c'est la preuve de la capacité à bien s'entendre, matérialisée par le « contrat », « l'accord » » (Ibid : 52). Ce glissement du conflit au partenariat social a pour effet de lier l’action des syndicats. Un partenaire ne peut se positionner sur le champ du contrôle, ou il perdra son statut même de partenaire. Celui qui refuse de jouer le jeu du consensus est donc celui qui rompt le dialogue et se retrouve marqué d’un jugement axiologique négatif. En fait, la survie de l’organisation ne dépend plus des luttes

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gagnées, mais plutôt de l’abandon de ces luttes et le droit au conflit s’est progressivement transformé en droit à la participation. Claus Offe et Helmut Wiesenthal rappellent que ce phénomène est apparu dès le début des années 1950 dans le milieu syndical allemand, avec la « législation de co-détermination» (Mitbestimmungsgesetze) et ce que la littérature allemande nomme la « juridification » (Verrechtlichung) des relations de classe. La représentation a été dissociée de la notion de lutte (Offe et Wiesenthal, 1980 : 101-102).

Une frange de la sociologie explique alors la désaffection des syndicats par la perte des intérêts objectifs personnels face au coût de l’adhésion (Olson, 1971). Cette vision qui s’inscrit pleinement dans le paradigme rationaliste passe cependant à côté de l’échec plus important des syndicats, celui de leur incapacité à assurer leur rôle de subjectivation politique – c’est-à-dire de représentation-subjectivation, pour revenir au second sens du mot représentation. Syndicats et corps intermédiaires étaient pourvoyeurs d’identités collectives, à la base d’une « volonté d’agir » (Offe et Wiesenthal) comme moteur d’action indépendant du calcul des intérêts. Offe et Wiesenthal allient les deux approches, comme deux niveaux nécessaires de conflit et de légitimation des syndicats (1980 : 95).

Le premier niveau de conflit, superficiel, correspond effectivement aux questions pragmatiques de redistribution : le "who-gets-what?". Mais il dépend d’abord du niveau de conflit, plus profond, qui concerne la définition même des identités - « les who » - en présence. C’est le niveau du politique. Or, ces niveaux entrent aujourd’hui en contradiction, au bénéfice du premier. Les auteurs donnent l’exemple de l’Allemagne, où, très tôt, une division a été faite entre bras politique et bras économique du mouvement ouvrier, l’un étant exclusivement réservé aux partis, l’autre aux syndicats. Les développements précédents nous obligent à conclurent que les partis ont également perdu ce rôle de bras politique, avec l’intégration d’une « monologique » purement rationaliste, celle qui « prétend (…) que l’on peut mettre de côté ces problèmes (d’identité) et se contenter de raisonner purement et simplement sur les intérêts » (Hall et Heckscher cités par Dufour et Hegge 2010 : 74).

! ",+! Le modèle de la participation et du « partenariat social » consacre finalement « le

fantasme d’une « société réconciliée», qui ne serait plus porteuse de grands clivages politiques mais de simples «inégalités naturelles» qu’il s’agirait d’administrer » (Gobin, 2005 : 53). Les publics cibles et catégories sociales, toujours plus nombreuses, justifient une administration au cas par cas : « Un jeune ouvrier ne vaut pas un ouvrier expérimenté, une femme ne vaut pas un homme, une salariée à temps partiel ne vaut pas un salarié à plein temps, une appartenance ethnique ou religieuse n’en vaut pas une autre, tel métier n’en vaut pas tel autre » (Dufour et Hegge, 2010 : 76). Pour certains observateurs, les syndicats ne sont plus représentatifs en raison de la multiplication de ces statuts considérés comme préexistants. Mais c’est repartir d’une vision purement économique et essentialisante du corps représenté. Celle-ci témoigne de l’échec à renégocier l’identité collective et à « opérer de nouvelles synthèses entre des identités préalablement disparates voire contradictoires » (Ibid : 82). Le dialogue social rejoint ainsi pleinement le dialogue civil dans la nouvelle gouvernance, dont la nouvelle légitimité se fonde, on l’a vu, sur la multiplication des acteurs.

À la sectorialisation des politiques publiques et à la fragmentation de leurs publics cibles répond une atomisation du corps social : « Individualisation et désinstitutionnalisation : telles sont les deux facettes de la transformation à l’œuvre de la nouvelle économie du symbolique » (Foret, 2008 : 59). Dans un tel contexte, pour se faire voir comme légitime, « l’ordre politique doit réaffirmer sa compétence, son efficacité et sa désirabilité » (Ibid : 58-59). Or, cette quête de légitimation dépend essentiellement de « la capacité de séduction et de forclusion des dirigeants » (Ibid : 59).

Ego-politique et marketing participatif 4.3.3

Jamil Dakhlia (2008) montre que la peoplisation de la vie politique n’est pas un phénomène nouveau et qu’il s’est progressivement installé en France, notamment sous l’influence anglo-saxonne. Sur les traces des travaux de Dakhlia, Joëlle Desterbecq analyse les phénomènes de peopolisation de la vie politique dans trois pays européens : la Belgique, la France et la Grande Bretagne (2015). Sa définition

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de la matrice de l’énonciation people repose sur deux composantes, la « personnalisation » et la « proximisation », lesquelles allient deux logiques d’hypertrophie des individualités et d’effacement, de mise en ordinarité des personnages politiques. Christian Le Bart, dans L’égo-politique (2013), parvient à la même conclusion. Le Bart montre ainsi la corrélation entre personnalisation du pouvoir et dépersonnalisation du champ politique. Sur le terrain français, l’auteur remarque que la Vème république est particulièrement propice au phénomène, dont il fait remonter les prémisses sous Charles De Gaulles :

D’une part, du côté de la droite gaulliste, on assiste à un renouvellement significatif de la classe politique au profit de technocrates et de hauts fonctionnaires peu disposés à se mettre en avant comme personnalités ; d’autre part, à gauche de celle-ci, les organisations politiques imposent une discipline partisane qui bouscule le vieux modèle notabiliaire (Le Bart, 2013 : 22)

En fait, la légitimité du pouvoir ne se déplace pas seulement spatialement, du parti au leader. Elle change aussi de nature, de l’appartenance et du contrôle à la captation narcissique. S’appuyant sur les travaux de Weber sur la légitimité en politique et d’Alexandre Kojève sur l’autorité, Jean-Claude Monod étudie ainsi l’évanouissement du charisme démocratique dans le régime actuel de « l’exhibo-cratie » (2012 : 27). Ce nouveau paradigme légitimaire renvoie également au travail de Christian Salmon sur le storytelling politique, au sein duquel il montre, au travers d’exemples concrets, comment l’essor du storytelling s’est fait « au prix de la banalisation du concept même de récit » et de la dénonciation du « contrat fictionnel » (Salmon, 2007 : 13). Alors que le récit nourrit l’imaginaire, le storytelling commettrait au contraire un véritable « hold-up sur l’imaginaire » (Ibid : 20).

L’homme politique « doit désormais s’affirmer comme individu au sens plein du terme pour attirer sur sa personne les projections identitaires les plus nombreuses » (Le Bart, 2013 : 17). Et pour cela, il doit accroitre son éthos de distance avec le parti et les institutions « en crise ».

! ",-! Le discours d’institution est discrédité en langue de bois, on lui prête tous les

vices : prévisible, ennuyeux, mensonger, trop sérieux... L’énonciation gagne (...) en légitimité à chaque fois que le locuteur s’écarte des canons de la langue de bois et se positionne en individu, au-delà donc de son rôle institutionnel (Ibid : 55).

Cette nouvelle légitimité passe donc d’abord, notent respectivement Desterbecq et Le Bart, par la mise en visibilité médiatique de la personnalité politique.

La montée en puissance de la visibilité comme forme déterminante de capital individualisé et individualisant modifie significativement l’économie interne du champ politique (Ibid : 74).

Les agences marketing s’y intéressent désormais de près, à l’instar de TNS/ Media Intelligence qui a développé «« unité de bruit médiatique (UBM) », indice de mesure de la présence médiatique. Personnalisation et peopolisation sont donc bien intrinsèquement liées. Dakhlia montre ainsi le glissement de signification attachée au signifiant people dans l’imaginaire collectif :

Le transfert dans la langue française du mot anglais people, au départ synonyme de « peuple » ou de « gens », s’est soldé par un rétrécissement de sa signification : il y désigne spécifiquement un individu ou une catégorie d’individus distingué(e) par sa médiatisation ou bien, de façon métonymique, les médias axés sur la vie, privée surtout, de ces personnages célèbres (2016 : 7).

La peoplisation ainsi comprise a pour caractéristique de toucher l’ensemble du social, à tel point que Dakhlia la qualifie de « mythologie du XXIe siècle » (Ibid). Les leaders politiques sont en effet devenus des « individus-symboles » (Rosanvallon cité par Le Bart, 2013 : 19). Nicolas Baygert voit en eux l’avènement de véritables « marques politiques », lesquelles témoignent d’un système consumériste dédifférencié, c’est à dire d’un système où « le champ du consommable recouvrirait (...) l’intégralité du champ social » (Baygert, 2014 : 21). Ainsi, « la notion de marque politique illustr[e] la convergence du politique et du consommable, voire la dissipation du politique au sein d’une « pensée

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consumériste » méta » (Ibid : 20). L’auteur s’appuie sur le travail de Marcel Botton, pour lequel au moins quatre caractéristiques essentielles rapprochent les personnalités politiques des marques commerciales : la recherche de notoriété, le besoin d’attractivité qui passe par l’opération de séduction de l’électeur-consommateur, la similarité des outils mobilisés par les campagnes respectives, qu’il s’agisse d’enquêtes, de slogans, de travail graphique, etc., et enfin, la mise en concurrence (Ibid : 64).

Au sein de ce même paradigme consumériste, Baygert note une autre évolution. Auparavant, les leaders étaient davantage mis en visibilité comme des « produits » dont il fallait prouver les qualités. Nous retrouvons notamment l’efficacité et la compétence, décrits avec la désirabilité dans le triptyque légitimaire de François Foret. Aujourd’hui, la désirabilité serait devenue la seule composante essentielle de cette légitimité. De produit, l’homme politique est devenu une marque. Dans son travail, Baygert se demande si la pensée consumériste peut réenchanter le politique. Cette question prend tout son sens dans un champ politique où l’illusion de la rationalité pure a prétendu supprimer toute transcendance. Ainsi, « à l’émiettement des croyances, la consommation [répondrait] peut-être à la manière d’une religion permettant de redonner du sens à des sociétés largement dépolitisées et sécularisées. » (Benoit Heilbrunn cité par Baygert, 2014 : 32).

La notion de marque est également très utile pour appréhender la seconde dimension de la matrice people telle que développée par Desterbecq : la proximisation. Cette mise en proximité, par la double illusion d’un lien direct avec l’homme politique devenu marque et d’une appartenance à une communauté d’utilisateurs, suppose la mise en place d’une relation affective.

Les marques politiques ont ainsi vocation à investir la dimension relationnelle ainsi que l’imaginaire du citoyen-consommateur, ce dernier recherchant moins un projet politique découlant d’une conviction qu’un univers, une expérience le connectant à une communauté de consommateurs (Baygert, 2014 : 83).

! ",/! Ce lien permet-il de substituer une nouvelle loyauté à la loyauté traditionnelle de

l’identité collective et du lien délégataire ? Pas réellement. Le modèle consumériste, associé à la crise de la représentation, a profondément modifié la notion de loyauté. Si cette loyauté est désormais remise en cause au sein des structures partisanes et de pouvoir mêmes, « la mobilité devena[nt] un signe de vitalité et non plus la marque d’une trahison » (Le Bart, 2013 : 69), elle est plus encore absente du nouveau rapport des électeurs-consommateurs aux entrepreneurs politiques.

Aussi, loin de l’engagement idéologique et permanent que constituait traditionnellement l’adhésion à un parti, les nouvelles formes de participation propres au consumérisme politique correspondent à la consécration d’un consommateur de politique nomade, aux priorités éclectiques et résolument infidèle (Baygert, 2014 : 115).

La dépolitisation du kratos fait donc écho à un mouvement corolaire d’individualisation du corps social qui vient mettre en échec la constitution d’un demos.

4.4 Faire communauté : quelles perspectives pour la citoyenneté