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Crise du politique, retour au Politique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 32-36)

De même, si l’écologie est principalement « affaire de relations » comme

le soulignait le biologiste Ernst Haeckel au XIXe siècle, il faut en second lieu observer très attentivement ce qui accompagne ces conjectures écologiques en termes sociétaux et politiques. La manière dont s’articulent les relations des Hommes entre eux,

les gouvernances, est là aussi affaire de ces métiers de conception. En ce début de siècle qui voit les organisations sociétales se remettre en question, parfois se reconfigurer, il faut observer comment ces pratiques prennent la mesure, ou prennent part, à ces mutations à l’œuvre. Il faut en effet voir qu’avec la vague écologique, ces alternatives accompagnent également une vague de revendications démocratiques, dites capabilitaires91 ou émancipatrices92, face à un pouvoir de plus en plus centralisé et déconnecté de la vie quotidienne. Ces alternatives liées aux métiers du faire, tentent alors de redonner un sens politique à et par l’action. Elles déploient pour ce faire différentes stratégies, dont le fil directeur est probablement la question de l’expérience : sans parvenir – ni vouloir – à instituer ces pratiques, l’idée est d’ouvrir, par le faire, des nouveaux champs de possibles. Et ainsi de retrouver peut-être, le sens originel du Politique : ouvrir des imaginaires communs dans l’exercice d’organisation collective.

C’est peut-être dans le champ urbanistique que le registre politique dans lequel s’inscrivent ces alternatives est le plus développé. Peut-être parce qu’il touche directement à l’espace public, partagé, politique, le champ de la fabrication urbaine est profondément traversé de pratiques expérimentales visant à réformer les méthodes établies. La réémergence du Droit à la ville93 est ainsi au cœur d’une multitude

d’initiatives tendant à recouvrir la place du citoyen comme acteur principal du développement urbain. D’ailleurs, le mouvement peut se lire dans le sens inverse, à partir du citoyen, comme l’analyse David Harvey : « Si l’idée de droit à la ville a retrouvé une certaine vigueur ces dix dernières années, ce n’est pas vers l’héritage de Lefebvre […] qu’il faut se tourner pour l’expliquer. Ce qui s’est passé dans les rues, via les mouvements sociaux urbains, est bien plus important. »94 En effet, en 2007, différents mouvements sociaux se retrouvent au forum social américain d’Atlanta et fondent une alliance nationale pour le droit à la ville – Right to the City Alliance, posant que la lutte « pour la ville » était ce qui articulait les luttes particulières

– mal-logement, gentrification, criminalisation. Dans le champ spécifique de la fabrique urbaine contemporaine, il apparaît globalement de nombreux mouvements

91 Voir Amartya Sen, Commodities and capabilities, op. cit. ; et Amartya Sen, Repenser l’inégalité, traduit par Paul Chemla, Paris : Seuil, 2012.

92 Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris : La Découverte, 2015.

93 Henri Lefebvre, Le Droit à la ville, Paris : Anthropos, 1968.

94 David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, op. cit., p. 38.

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de reconquête citoyenne d’un terrain accaparé par des experts depuis deux siècles.

Ainsi, les riches expériences des années 1960 se rejouent aujourd’hui, sur divers continents et sous divers noms : l’advocacy planning de Paul Davidoff a traversé l’Atlantique vers la vieille Europe95, alors que les velléités de reconquêtes physiques, plus ou moins évènementielles mais non dénuées de portée contestataire Reclaim the Street l’ont traversé dans l’autre sens. Ces pratiques autogestionnaires infusent même les structures instituées : on parle d’handmade urbanism96 et de Reconquérir les rues97 dans les écoles d’urbanisme, et les méthodes d’éducation populaire, qui

portent historiquement en elles la question émancipatrice, s’invitent dans les colloques universitaires d’urbanisme. Ainsi, dans le fond et dans les formes, ces signaux faibles laissent apparaître que les questions d’empowerment sont de plus en plus diffuses dans les expérimentations actuelles du champ urbain. Alors que ces dynamiques

originellement alternatives pénètrent les cercles les plus institutionnels, une seconde vague moins établie semble simultanément travailler en profondeur ces questions politiques, notamment autour du mouvement émergent des Communs98. En ouvrant un champ impensé sur les questions de propriété, de partage et d’appropriation, en balisant les contours d’une zone vague brouillant l’habituelle confrontation public-privé, la question semble surtout, dans le champ urbain, réveiller un engouement et peut-être ouvrir un nouveau chapitre à l’infortunée histoire de la participation99. De plus en plus présente dans les débats, bien qu’encore peu théorisée en France, la question du ou des Communs semble être un nouvel item, éminemment politique, de pratiques urbaines alternatives.

En architecture, la question est un peu différente. Au sein des pratiques alternatives, les différentes crises conjecturelles, écologiques dont nous parlions plus haut, mais aussi philosophiques, ont ramené sur le devant de la scène les questions de rénovation /réparation/réhabilitation architecturale. Pour certains, pour faire suite à la question du milieu, et contrairement aux catégorisations habituelles de ce champ, toute création architecturale est une réhabilitation : « On ne construit jamais à partir de rien, on transforme l’existant. Et tout ce qu’on construit sera un jour transformé. En un sens, toute construction est une réhabilitation. »100 Sur ces bases, il faut noter l’engouement qui se fait sentir sur la question de l’autoconstruction, ou de l’autoproduction

accompagnée, qui rejoint là aussi la critique d’un expert détenteur de savoir exclusif.

95 En avril 2016 est organisée une journée « Advocacy planning : génération 2.0, produire un urbanisme alternatif » à Saint Denis par le Réseau Centre SUD et le LAVUE, et soutenue par la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

96 Marcos L. Rosa et Ute E. Weiland (dirs.), Handmade Urbanism : From Community Initiatives to Participatory Models, JOVIS Publishers, 2013.

97 Nicolas Soulier, Reconquérir les rues : exemples à travers le monde et pistes d’actions, Paris : Les Editions Eugen Ulmer, 2012.

98 Pierre Dardot et Christian Laval, Commun: essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris : La Découverte, 2014.

99 Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, Saint-Germain-sur-Ille : Editions du commun, 2016.

100 Chloé Bodart, « Mots-Balises », chloé bodart construire, 2015. Voir aussi sur ces questions les écrits de Simone et Lucien Kroll, et de Patrick Bouchain.

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Si les initiatives et les points de vue sont très larges concernant cette question, de multiples postures très intéressantes peuplent, au sein d’initiatives construites, ce spectre étendu entre expert et amateur, reconsidérant des figures hybrides.

En guise d’exemple, le PADES (Programme Autoproduction et Développement Social), est initié par Daniel Cérézuelle et Guy Roustang en 1996 à la mort de Bernard

Charbonneau, après le constat de la panne de transmission des savoir-faire. L’idée, du point de vue de l’expert, est de « faire avec plutôt que faire pour ». Du point de vue dudit amateur, l’idée est de « faire, et en faisant se faire ». Les liens entre réparation de son logement et réparation de soi-même sont ici clairement dessinés, et

accompagnent donc ce registre capabilitaire, proche des valeurs de l’éducation populaire. Peuple et Culture, une des premières structures d’éducation populaire créée au sortir de la guerre, prônait cette nécessaire action comme cœur de la (re)construction sociétale : « La culture populaire […] n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer »101. Ici donc, dans ces initiatives très engagées touchant le champ architectural, on parle presque davantage de construction, voire même de « faire », plus que d’architecture. L’action a en effet parfois le statut de prétexte à la reconfiguration de relations sociales, couplée à une refonte politique. Cette extension des limites d’un champ disciplinaire pourtant historiquement très balisé est d’ailleurs au cœur de la crise politique de pratiques architecturales contemporaines.

Le métier d’architecte, qui a tendance à se confondre depuis quelques décennies avec celui de maître d’œuvre, est en effet inscrit dans un cadre fixé, contrairement à l’urbaniste et au designer – il est protégé et encadré par l’Ordre des architectes.

L’existence de ce cadre très balisé est très importante dans le champ des alternatives, car les architectes entretiennent avec lui différents rapports. Là aussi, le spectre est large, entre ceux qui rejettent ce cadre en bloc, ceux qui négocient avec lui, et ceux qui tentent de l’étendre à la pratique qu’ils sont en train d’écrire pas à pas. Les tensions entre radicalité et réformisme, propres aux milieux alternatifs comme on l’a vu plus haut, sont ici très présentes. La crise de la figure experte équivaut ici à la crise de la figure de l’architecte elle-même, construite dans ce cadre102. D’autre part, on assiste à une reconfiguration des collaborations entre métiers de l’aménagement, dans le champ des alternatives, pouvant faire penser à d’autres formes expérimentales historiques.

Des nouvelles relations se tissent notamment entre paysagistes, architectes, designers, qui brouillent parfois les frontières disciplinaires. Des « collectifs » pluri ou

transdisciplinaires, s’inventent pour voir s’épanouir les pratiques qu’ils dessinent, et avec elles de nouveaux cadres d’action. Nous développerons plus tard les enjeux de ces dynamiques, mais il faut surtout noter ici en quoi la crise politique et sociétale dans le champ architectural est à observer du point de vue de la modification

101 Peuple & Culture, Un peuple, une culture. Manifeste de Peuple et Culture, 1945.

102 Florent Champy, Sociologie de l’architecture, Paris : La Découverte, 2001.

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expérimentale de ses pratiques, et de la sociologie reconfigurée de ses métiers, qu’elle implique directement.

Les mêmes questions politiques touchant aux métiers dans le champ du design s’articulent en plus à une vaste crise technique, relativement inédite. À l’échelle de l’objet, on assiste en effet à l’émergence d’une vaste crise de l’expertise – couplée à l’essor d’un mouvement activiste de réappropriation des techniques. Cette vague est portée par le mouvement des Makers, né au début des années 2000, désirant

réconcilier à grande échelle savoir et pratique, faisant de l’expression « Tous designers » un slogan. Les innovations technologiques de ces dernières décennies et leur très vaste diffusion ayant apporté dans ces mouvements alternatifs l’idée de « logiciel libre », ces notions se sont depuis ouvertes à d’autres disciplines. Proche de l’idée

d’autoconstruction en architecture, on parle ici de « design libre »103 – d’usage, de Do It Yourself104, de FabLabs105 – laboratoires de fabrication ouverts aux amateurs tentant de générer une production relocalisée et autonome. Ces mouvances remettent notamment en question les brevets et la propriété de procédés techniques, depuis toujours liés au design.

Dans différents champs du design, on voit apparaître des techniques et des moyens rendant accessibles au plus grand nombre les pratiques et les questions que se posait jusque-là, avec déjà moult débats sur la place et la légitimité de ce métier en regard du champ artistique, seulement le designer. Pensons aux logiciels en libre accès de design graphique, à l’intérêt croissant pour l’apprentissage de la couture, du bricolage, du code. D’autre part, du point de vue des champs professionnels institués, il faut noter un attrait envers l’amateur, le bricolé, les « cultures populaires », plus récemment le tuning106 comme source de fascination. À différentes échelles, cet appel de la

désexpertise est à observer comme un phénomène, un signal, surtout dans les écoles et chez les jeunes professionnels. Ce mouvement de l’expert vers le non-expert voit donc d’une certaine façon requestionner en profondeur la question des métiers jusqu’ici institués, peu à peu reconnus et encadrés, d’autant plus dans le champ du design dont la courte histoire est ponctuée de crises de légitimation disciplinaire.

Cette refondation profonde, politique, de la place de celui qui conçoit et celui qui fabrique, peut aller dans certains cas jusqu’à la question de l’improvisation107, affirmant là une posture très surprenante, étrangère au rôle du designer.

Entre l’expert et l’amateur, le spectre est large et laisse la place à une infinité

103 Christophe André, « Vers un design libre », Strabic.fr, décembre 2011.

104 Etienne Delprat (dir.), Système DIY : faire soi-même à l’ère du 2.0, Paris : Alternatives, 2013.

105 Camille Bosqué, Ophelia Noor, Laurent Ricard et Michel Bauwens, FabLabs, etc. : les nouveaux lieux de fabrication numérique, Paris : Eyrolles, 2014.

106 Voir l’exposition de Marc Monjou, Rodolphe Dogniaux et Nadine Besse, Tu nais, tuning, tu meurs, Biennale Internationale de Design de Saint-Étienne, 12 mars 2015.

107 Voir la récente réédition de l’ouvrage de 1972 de Charles Jencks et Nathan Silver, Adhocism : the case for improvisation, Cambridge : MIT Press, 2013.

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de postures et de situations, accompagnée d’une vaste diffusion techniciste instaurant une ère tout à fait inédite dans le champ du design.

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