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L’alternative instituante

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 37-41)

« Vous êtes incontestablement dans une phase instituante »110, commentait

récemment le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat à une assemblée se constituant autour d’une pratique dite alternative du design. Sans être véritablement contestataires, les membres de ce nouveau réseau tentaient, en se fédérant, de se faire entendre auprès des tenants de pratiques plus traditionnelles, de générer de nouvelles commandes.

Si dans ce cas il s’agit de « social design »111, dans d’autres cas, sous d’autres termes et dans d’autres champs disciplinaires, de multiples initiatives fédératrices de ce genre

110 Intervention conclusive du sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, lors du séminaire de lancement de la Plateforme Social Design au 104, lieu de production artistique, Paris, le 17 mars 2016.

111 Plateforme Social Design, fondée en 2016. http://www.plateforme-socialdesign.net/

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fleurissent ces dernières années. Alternatives urbaines112, AlterArchitectures113, réseau d’expérimentations rurales114, fabriques citoyennes de la ville115, réseau des territorialistes116, plateforme arts & territoires117 : ces divers champs ont tous en commun l’intuition de se fédérer pour mutualiser leurs forces, s’affirmer comme un courant autre et peser davantage auprès des acteurs de champs dont ils sont issus, et dont ils ont bravé les frontières. C’est donc à cet endroit précis que le paradoxe se noue, cristallisant bon nombre de débats entre acteurs : ces structures très hétérogènes sont partagées entre un désir de reconnaissance, un besoin de légitimation, et une volonté d’indépendance. Bien souvent en rupture avec les institutions qui les ont formés, ils développent une méfiance envers toute tentative de modélisation à leur égard118. Cette tension entre institutionnalisation et modélisation est ravivée par de nombreux autres moyens que ces acteurs entretiennent eux-mêmes. En effet, pour diffuser et faire vivre leurs pratiques marginales, ces acteurs passent par des canaux bien connus de diffusion, de manière plus ou moins autonome ou en lien avec différents organismes : communications, publications, éditions, animation

de plateformes en ligne, encadrement de séquences pédagogiques, organisateurs de rencontres professionnelles, etc.

Une partie non négligeable des ces initiatives est également très liée au milieu de la recherche – là aussi, de façon plus ou moins universitaire. Dans nombre de ces groupes, un ou plusieurs membres ont un pied dans le milieu académique, une « casquette » de chercheur, visant à inscrire une assise de ces tentatives expérimentales dans des champs balisés. Une quantité d’actions, de publications est ainsi issue de volontés de prises de recul théoriques face à ces pratiques, et également d’un désir d’inscription dans un panorama plus large. On voit ainsi émerger divers types de revues, recueils, retours d’expériences ou encyclopédies alternatives. Là aussi, si les contenus sont dits alternatifs, les formats qu’ils prennent s’éloignent peu de typologies classiques – pour différentes raisons, qui elles aussi sont liées à la recherche plus ou moins assumée de légitimation. Si la force motrice de ces groupes est bien de défricher, de sortir des sentiers battus, et d’explorer les zones non balisées du champ qu’ils explorent,

112 Rencontres des Alternatives Urbaines, séminaire inaugural du diplôme supérieur d’arts appliqués alternatives urbaines, lycée Adolphe Chérioux, Vitry-sur-Seine, 17 & 18 octobre 2013.

113 Rencontres à l’occasion de la parution d’AlterArchitectures Manifesto, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris, novembre 2012.

114 Réseau Relier : expérimentation et liaison des initiatives en milieu rural. http://www.reseau-relier.org/

115 Voir les rencontres Superville organisées en 2013 à Saint-Étienne par le Collectif Etc, renouvelées en 2016 à Bobigny au cours du festival d’architecture expérimentale Superstock, par l’association d’architecture expérimentale Bellastock.

116 La fédération de ce réseau en France a été entamée lors des premières journées du Réseau des Territorialistes français à Bordeaux en 2015. http://www.reseau-territorialistes.fr/105-2/

117 Arteplan.org, plateforme collaborative arts & aménagement des territoires, lancée en 2015 et portée par le Pôle des Arts Urbains.

118 Voir à ce propos Édith Hallauer et Margaux Vigne, « Le désOrdre des architectes », Strabic, 1 mars 2013.

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comment alors concilier ces attitudes exploratrices frondeuses et contestataires, avec des dynamiques, affirmées ou non, « incontestablement » instituantes ?

D’un autre côté, au-delà de ces démarches complexes et internes aux groupes d’acteurs, les institutions elles-mêmes sont en recherche « d’alternative », ce qui accentue

l’ampleur de ce mouvement. En réponse aux crises actuelles, les institutions tentent en effet de reconnaître et d’accompagner ces mutations, malgré le paradoxe que cela génère. Ainsi émergent des prix « alternatifs »119, des catégorisations de pratiques dites

« autres ». Sont ainsi décernées, par les institutions, des dénominations normatives sur des pratiques aux origines souvent marginales – dont certaines n’entrent même pas dans le champ règlementé de l’Ordre des Architectes. Dans les écoles, outre l’accroissement exponentiel de sujets de diplômes sur ces sujets depuis une dizaine d’années, la recrudescence d’invitations en conférences et en workshops de

constructeurs expérimentaux influe sur le contenu des formations elles-mêmes.

Sous forme d’options, de dénominations, parfois de cycles spéciaux, fleurissent des termes tout à fait intrigants au sein des institutions supérieures d’enseignement, comme par exemple un « In Situ Lab »120, un « Diplôme supérieur d’arts appliqués en alternatives urbaines »121, un Master en sciences politiques « Altervilles »122, un Master d’urbanisme « Alternatives urbaines, démarches expérimentales et espaces publics »123, un DPEA « Architecture post-carbone »124, une spécialisation de département

« Social Design »125, un séminaire « Alter-Architecture »126, et même un

« Atelier national des collectifs d’architecture »127, affirmant que : « Sous l'effet de la crise économique et la raréfaction de la commande publique les jeunes architectes ont développé un nouveau mode de pratique architecturale : le collectif. […] L'ANCA permet de créer un modèle de pratiques efficient dans le cadre d'une profession réglementée, […] et de développer des relais de croissance pour la profession. »128 La large diffusion de ces pratiques dans ces milieux, les plus normatifs qu’ils soient, peut alors interroger. On peut en effet se questionner sur l’apprentissage de pratiques autogérées – à quand un diplôme spécialisé en FabLabs, ces lieux destinés à

l’autoapprentissage et au bricolage ? Pourtant ces institutions, à l’épreuve du réel,

119 Voir entre autres le Global Award for Sustainable Architecture, porté par l’Institut Français d’Architecture, qui chaque année récompense cinq architectes à la pratique singulière.

120 Au lycée Le Corbusier d’Illkirch.

121 Au lycée Chérioux de Vitry-sur-Seine.

122 À l’Université de Lyon, visant à « développer une formation par les alternatives ».

123 À l’École d’Urbanisme de Paris.

124 À l’École d’Architecture de la Ville et des Territoires de Marne-la-Vallée.

125 À l’École Supérieure d’Art et de Design de Valenciennes.

126 À l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg.

127 À l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy.

128 Plaquette de présentation de l’ANCA, Atelier National des Collectifs d’Architecture, http://www.nancy.archi.fr/fr/anca.html

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sont forcées de remettre en question le contenu de leurs formations – ou au moins leurs intitulés – pour battre la mesure de l’évolution des pratiques129. De la même manière, on voit depuis quelques années une évolution de la commande publique, à destination de ces pratiques, commençant à voir apparaître les questions de

« préfigurations d’usages », de « pratiques réversibles » ou « d’expérimentations » dans le cadre de la commande publique. La Ville de Paris a récemment émis une série d’appels d’offres liés à la transformation de plusieurs grandes places parisiennes sur des budgets réduits et en « co-élaboration »130, dont le programme a été spécifiquement écrit autour de formats d’intervention qui se dessinent chez les praticiens alternatifs.

Ces inclinations de la commande publique sont parfois bien accueillies et parfois critiquées ou rejetées par les membres de ces milieux alternatifs, prenant ainsi place au cœur d’une tension paradoxale qui voit des dynamiques alternatives en voie de modélisation.

Un autre pan de ces inclinations normatives est certainement celui de ces pratiques elles-mêmes. Une partie d’entre elles est en effet en pleine dynamique instituante : soit elles se définissent comme un nouveau modèle, codant et labellisant des pratiques, listant des critères pour établir ce qui est de l’ordre de ce qu’elles définissent ou ce qui ne l’est pas. Pensons à des initiatives labellisantes, qui édictent un code d’appartenance, qui s’étendent d’une situation bien précise à une multiplication de cellules,

territorialisées ou non, qui parfois peut faire penser à des franchises : La Ruche qui dit Oui (depuis 2010), les Villes en Transition (depuis 2006), Vélorution

(depuis 2000), Biocoop (depuis 1984) et Fablabs (depuis 2000 en France). Ou alors, très différemment, ces initiatives peuvent être instituantes par leur aura, leur ancienneté ou l’impact qu’elles ont sur des générations plus jeunes pour qui elles jouent le rôle « d’écoles » alternatives auprès d’acteurs qui se sont formés sur leurs traces. Nous y reviendrons plus tard. Ces dynamiques instituantes relèvent en tout cas le signe à la fois d’un renforcement de ces pratiques, de l’accroissement de leur force, et à la fois de leur appauvrissement : comment compenser la perte du potentiel subversif de ces initiatives dès lors qu’elles intègrent les institutions ? La question de la

modélisation et de l’exemplarité se pose, quand fleurissent les guides, manuels, et recensions d’initiatives concrètes et pratiques censées encourager le passage à l’action en ces termes. Peut-on penser une forme « d’encyclopédisme de l’activisme »,

fondamentalement contradictoire ? D’autre part, il n’y a pas qu’un autrement mais

« des autrements » : ces dynamiques de mise en réseau sont forcément complexes, paradoxales, contradictoires. L’institutionnalisation éventuelle met toujours en danger la pluralité des attitudes, pluralité que défendait Illich pour dessiner une société

129 Élise Macaire, L’architecture à l’épreuve de nouvelles pratiques: recompositions professionnelles et démocratisation culturelle, Thèse de doctorat sous la direction de Jodelle Zetlaoui, Laboratoire Espaces travail, Paris, France, 2012.

130 Voir en ligne : http://www.paris.fr/actualites/paris-reamenage-ses-grandes-places-3413

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conviviale. Ces tentatives de fédération, de mise en réseau ou simplement de dialogues sont pourtant fertiles car empreintes de débats et de nécessaires remises en question.

Il est en effet bien connu que l’alternative nourrit la norme, que la marge nourrit le centre. Ces tensions paraissent des plus fertiles dans un écosystème sociétal, à condition peut-être d’envisager dans ce cadre les dynamiques instituantes comme un processus de renouvellement des normes fertiles pour une écologie sociétale.

Il faut encore préciser que tous ces élans ne sont pas « nouveaux » à proprement parler, et que l’histoire semble se répéter. Mais le croisement de ces crises, de ces nouveaux paradigmes naissants et de ces dynamiques instituantes prend place au cœur d’une période forcément singulière. Dans ces interactions se situe souvent un terme, qui pour plusieurs raisons se trouve être au cœur de ces problématiques. Il fait se rejoindre et pose à la fois toutes ces questions, à des échelles et dans des champs différents.

Revendiqué par certains « alternatifs », égrené comme un mot-clé par les institutions, esquissé ou disséqué par les chercheurs dans des champs très différents, sa largesse d’interprétation semble porter en lui les paradoxes des problématiques soulevées jusque-là. Dans ce large contexte, il est un, parmi tant d’autres, de ces

micro-événements, un des témoins intriguants, un des filtres de lecture à travers ces pratiques et leurs enjeux. Ce prisme singulier est la question du vernaculaire. Peuplant avec de plus en plus d’insistance ces milieux d’acteurs, mais encore très peu balisé,

il apparaît en effet comme le réceptacle idéal de diverses projections. Voilà justement pourquoi il est tout à fait nécessaire de se plonger dans sa caractérisation,

aussi large soit-elle.

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