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Pour les coutumes et le patois

Le 5 mai 1929, l'Association gruérienne pour le costume et les coutumes célébrait, à Bulle, le deuxième anniversaire de sa fondation. Un cortège de plusieurs centaines de personnes en costume national parcourut les rues du chef-lieu sous la conduite de la Musique des armaillis (Fanfare d'Echar-lens), puis se rendit àJ'Hôtel de ville où se tint, au milieu d'une grande at-fluence de public, l'assemblée générale de l'Association, présidée par M. Cy-prien Ruffieux, le patoisant au pseudonyme bien connu de Tobl-di-j-élyudzo.

Les sociétés affiliées à l'Association ainsi que de nombreux amis ont prouvé par leurs discours, leurs chants, leurs coraules, combien ce mouvement, ré-gional et national à la fois, répond aux sentiments profonds de la population.

La présence de M. le Conseiller fédéral Musy et la vHirante allocution qu'il prononça ont imprimé à cette séance un caractère hautement patriotique, fort encourageant pour ses initiateurs.

Si le port du costume traditionnel reste le but visible et déterminé de l'Association, elle tend aussi à retenir, du patrimoine de l'histoire, ce qui mérite de survivre et forme encore les traits distinctifs de la race. Le pa-tois est une part importante de ce patrimoine, et c'est pourquoi, cette année, il fut élevé sur le pavois.

Nous reproduisons, ci-après, l'apologie qu'en fit à cette occasion M.

Henri Nœf, conservateur du Musée Gruérien.

(Noie de la rédaction.)

Mesdames et Messieurs,

Vous avez appris que, tout récemment, les compatriotes de Frédéric Mistral, en avance d'un an sur le centenaire de sa naissance, lui ont érigé une statue à Maillane où vécut et mourut le grand poète, l'ardent défenseur du régionalisme provençal et de sa langue, auquel l'idiome gruérien se trouve apparenté. Je m'étais proposé de vous raconter l'histoire de cet homme qui, par la seule puissance de son génie, parvint à mettre à l'honneur un langage que les gens des villes croyaient élégant d'abandonner aux paysans.

Il me faut différer ce projet, car un devoir primordial s'impose à nous aujourd'hui, celui de vous rendre attentifs à des rumeurs trop nettement perçues, hélas, pour qu'elles

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soient de pures illusions. Le bataillon de six cents individus qu'est l'Association gruérienne pour le costume et les cou-tumes, ne peut pas ignorer qu'il aura, à peine formé, des combats à livrer.

Le pessimisme, voilà l'ennemi.

Cet ennemi vient à nous en proclamant l'inanité de nos efforts, en annonçant la fin, plus ou moins proche, mais cer-taine, de nos patois, de nos costumes, de nos coutumes.

La Fête du costume, à Bulle, le 5 mai 1929.

La musique des Armaillis (fanfare d'Echarlens) ouvre le cortège.

Eh ! bien, reconnaissons nos positions ; étudions nos fai-blesses et assurons notre défense.

Nous commencerons par un aveu: il est évident que si le gruérin était une langue aussi répandue et aussi riche que le français, nous n'aurions pas tant à vanter ses mérites ; il s'imposerait bien tout seul. De même, si le dzaquillon et le bredzon étaient portés avec la fidélité dont est l'objet la casquette plate des Anglais, toute propagande en leur faveur serait parfaitement superflue. Ce sont là vérités de M. de La Palice.

D'autre part, rien ici-bas n'est éternel. S'il fut jamais une langue qui parût puissante, ce fut celle du plus

puis-sant des civilisateurs, la langue du peuple romain, Pour-tant, le latin est devenu langue morte. Aucun peuple ne s'en sert; seule l'Eglise et quelques érudits en font usage.

Pourtant, une grande partie de nos langues européennes actuelles dérivent du latin qui, modifié par les siècles, pro-longe ainsi son existence.

Le français lui-même ne peut ambitionner ce que le latin n'a pas obtenu: il ne sera pas éternel. Sans doute, se trans-formera-t-il lentement ; il se transforme déjà d'une manière constante, et la langue du XVI™^ siècle n'est plus guère compréhensible aux oreilles d'aujourd'hui.

Il y a cependant, avec le patois, une différence essentielle:

le français évolue en même temps que les générations qui le parlent, tandis que le patois, disons: les patois, cèdent devant lui parce qu'il est le plus fort.

Que faut-il faire alors ? Bonnement nous croiser les bras et laisser dispara,ître, brutalement et sans rémission, ce qui nous paraît cependant, en toute impartialité, plein de sève et de charme ? Quand un arbre est Sec jusque dans ses racines, qu'il disparaisse, cela nous paraît naturel, et malgré nos regrets, nous le voyons abattre sans nous indi-gner. Mais qu'un tilleul en fleurs soit terrassé, qu'une belle avenue de peupliers vigoureux soit jetée bas, voilà qui nous émeut et nous attriste. C'est cela même que nous voulons empêcher. Nos traditions dont le patois est un rameau ne sont pas un arbre sec ; elles méritent d'être protégées.

Pourquoi nous y tenons ? Parce qu'elles préservent notre nation de la banalité. Parce qu'en arrachant à notre peuple son mode d'expression naturel, on le prive de sa vraie dis-tinction. J'en veux pour preuve les formules spirituelles, les mots bien tournés dont s'émaille le langage paysan et que le français ne saurait remplacer. Jetez un coup d'œil dans Dou vilyo è dou novi où Fernand Ruffieux prit soin de mettre en regard du patois, la traduction française.

Vous verrez comme le patois est plus clair, plus direct, plus juste. L'expérience des temps passés, l'originalité des Gruériens s'est amassée dans leur idiome, de sorte qu'ils ne trouvent pas d'exact Correspondant pour exprimer, en une autre langue, leurs finesses. Le laisser disparaître sans résister, c'est exactement dire: il m'est indifférent que

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tout devienne monotone, triste et banal; il m'est indiffé-rent que la stupidité et la laideur uniforme gagne le monde.

Est-il, dans l'histoire, tyrannie plus insigne que l'abandon, imposé aux peuples vaincus, de leur langue maternelle ! Et des Suisses rougiraient de leur idiome natal ? Celui qui, sans contrainte, le méprise et le néglige, perd sa dignité et se trahit lui-même.

J'ai eu le plaisir d'entendre un ancien inspecteur des écoles du canton déclarer publiquement, que les meilleurs résultats en français n'avaient jamais été constatés par lui dans les communes où le patois était délaissé, mais bien dans celles où il était encore parlé.

Cela Î0^ pas une contradiction. Les élèves patoisants apprennent le français avec plus de zèle, plus de soin que les enfants se figurant le savoir, et employant en réalité d'innombrables locutions vicieuses, argotiques, qui ne sont certes pas du patois, mais moins encore du français.

Pour ma part, j'ai constaté le même phénomène en Valais, dans une vallée où la seule langue parlée est encore le pa-tois. J'ai rarement entendu de plus jolies tournures fran-çaises, j'ai rarement lu des lettres mieux orthographiées que chez ces habitants, fidèles pourtant à leurs origines.

Je vous le donne en mille, chers Gruériens. On nous a taxés d'intellectuels ! On nous a déclaré que cet intérêt pour nos coutumes, était en somme, celui d'archéologues pour de vieilles pierres enfouies. Rions-en, s'il vous plaît, pour autant que c'est drôle. Mais ensuite, comptons-nous,

regardons en face l'adversaire... et allons-y !

Comprenez-vous ce que je veux dire ? Les meilleurs ap-puis nous les trouverons en nous et dans nos convictions.

Les discussions ne servent à rien et mènent perdre. II faut l'action, et c'est pourquoi nous sommes là.

Tout de même, je serais heureux d'amener quelques dé-faitistes devant les auditoires vibrants qui se groupent chaque fois autour de la Golon des deux Ruffieux ou des saynètes patoises de Charles Gapany ; ils verraient bien alors s'ils se composent, ou non, des enfants du pays, et si les gradués d'université prédominent.

Non, Messieurs, nous ne sommes pas là pour creuser la

sépulture de la Gruyère, Elle est vivante et le prouve bien aujourd'hui.

C'est parce qu'elle est vivante qu'elle ne rit jamais si bien, qu'elle n'est jamais si émue qu'aux accents de la langue des aïeux ; c'est parce qu'elle est vivante qu'elle n'est jamais si heureuse que revêtue des parures d'autrefois, qu'elle ne brille jamais tant que dans la simplicité et la grâce des coutumes alpestres, transmises par des généra-tions de braves gens.

Serait-ce la peine d'avoir un musée gruérien si c'était par pure gloriole ? N'est-ce pas pour être sans cesse un rappel aux jeunes de ce qu'ont su faire leurs devanciers et les inciter à s'en montrer dignes ? N'est-ce pas pour exalter leur fierté raciale ? Pour leur apprendre à aimer les oeuvres d'autrefois et les retenir au pays ? Tous ces meubles, tous ces souvenirs, toutes ces coutumes, c'est de la beauté active, c'est de la beauté créatrice. Quand on en comprend le prix, on se pique de se montrer digne des ancêtres, d'avoir une originalité qui soit franche et autochtone et qui, au lieu d'enfoncer le peuple dans la banalité du siècle,

le maintient, solide et fier, sur le roc de ses vanils.

Laissons dire les sceptiques, et travaillons.

Un philosophe de l'antiquité à qui l'on demandait de prouver le mouvement se mit à marcher: ce fut sa réponse.

Avançons, c'est le meilleur moyen de confondre les contra-dicteurs ; et c'est notre plaisir. Nous avons bien, le droit de le chercher dans l'enthousiasme et dans une joie à la bonne franquette; nul n'a le pouvoir de nous l'enlever, puisqu'il est tonique et pur.

D'ailleurs, nous ne sommes pas seuls à lutter pour la conservation des éléments qui forment de bonnes races.

Je vous ai cité Mistral. Nous avons en Suisse d'autres Mistrals. Dans l'Engadine, un homme a travaillé et travaille sans trêve : il se nomme Peider Lansel, de Sent, actuellement consul de Suisse à Livourne, pour lui une sorte d'exil. Poète qui ne cesse de maintenir la vieille langue romanche, homme de cœur et d'action qui, après que le village de Sus fut détruit par l'incendie, le 19 avril 1925, se dépensa poiir le recons-truire suivant les lignes harmonieuses de l'architecture engadinoise, et empêcha qu'il ne devînt pareil à de

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râbles banlieues, comme, hélas, certains de nos villages.

Des exemples, nous en avons tout près et de modestes.

J'en connais le détail et ne puis tout raconter pour n'offus-quer nulle modestie. C'est un ecclésiastique qui déplace d'importantes cérémonies pour être des nôtres le jour de notre assemblée générale, c'est un jeune couple dont l'épou-se revêt à son mariage la robe gruérienne de soie noire;

un baptême où la marraine se pare de ses atours grué-riens pour présenter l'enfant; une jeune fille se mettant à écrire le patois aussi aisément que le français.

Ce sont des Gruériennes encore qui, l'été, vaquent aux travaux des champs, vont au marché, avec la robe de toile, tissée au pays.

Et ce sont nos musiciens, nos poètes, lançant chaque année, sous le ciel de Grevîre des chants nouveaux qui montent droits, comme des alouettes.

C'est assez pour espérer, c'est assez pour persévérer, c'est assez pour « pousser notre youtze ! »

Oui, vraiment, le comte avait raison, en léguant à son peuple cette deyise:

Transvolat nubila virtus l Le courage vole au travers des nuées.

Henri Nsef.