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Chapitre 2- « De toute ancienneté et de manière accoustumée »: l'instrumentalisation

2.1. Une tentative de pacification

2.1.3 La coutume comme source du droit

La coutume constitue, dès les XIe et XIIe siècles, la principale source du droit français282. Dans un contexte où le cadre étatique en est encore à ses balbutiements, les différentes communautés du royaume régulent leurs rapports politiques et sociaux par une série d'usages qui diffèrent énormément d'un lieu à l'autre, créant en France une véritable mosaïque de juridictions qui se superposent et se contredisent parfois. La coutume se définit alors comme « un droit non écrit introduit par les usages. Elle nait de la répétition, par les membres d'une même communauté, d'actes publics et paisibles pendant un délai suffisamment long pour la fixer et pour emporter la conviction de sa force obligatoire sur un territoire défini.283 »

Cependant, dans un processus d'affirmation du pouvoir monarchique qui s'amorce au milieu de l'époque médiévale et qui s'accélère aux XVe et XVIe siècles, le roi se positionne de plus en plus comme l'autorité principale en matière de législation: dans le but d'exercer un meilleur contrôle sur les pratiques locales, il impose aux différentes autorités du royaume la rédaction de leurs procédures, fixant dans l'écrit la tradition et positionnant la monarchie comme la gardienne du droit coutumier284. La production des chartes de villes dans lesquelles sont contenus des privilèges accordés par le roi à certaines communautés urbaines s'inscrit directement dans ce processus de fixation des coutumes et des traditions285. Ces documents deviennent ainsi des sources importantes auxquelles se réfèrent fréquemment les corps de villes pour défendre leurs prérogatives devant les tentatives d'empiètement des autres pouvoirs locaux et de la couronne. Elles contiennent aussi, parfois, certaines règles internes qui régulent le fonctionnement des institutions municipales, bien que le recensement ne soit pas exhaustif et que des traditions puissent subsister en dehors de cette codification.

282 Philippe Sueur, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, Tome II: affirmation et crise de l'État

sous l'Ancien Régime, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 26. À l'époque médiévale, la ville de

Lyon fait partie des pays dits de droit écrit, où la coutume s'inspire du droit romain. (Muriel Fabre-Magnan,

Introduction au droit, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 25).

283 Sueur, Histoire du droit public, p. 30. 284 Sueur, Histoire du droit public, p. 29.

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Dans le cas du consulat lyonnais, nous disposons d'un document extrêmement précieux pour connaître à la fois les coutumes du corps de ville et l'importance qu'elles pouvaient revêtir dans l'esprit des magistrats: Les privilèges, franchises et immunités

octroyés par les roys très chrestiens aux consuls eschevins, manans et habitans de la ville de Lyon286, rédigé par le procureur de la ville Claude de Rubys en 1573287. Il regroupe l'ensemble des édits et des confirmations accordant des privilèges à la ville de Lyon par les rois de France (du règne de Charles VIII à celui de Charles IX), suivi d'un commentaire expliquant plus en détail les causes, le contenu et les conséquences de ces privilèges sur le corps de ville. Il s'agit donc d'une véritable mine d'informations pour connaître les usages et les traditions qui prévalent au sein du consulat. L'auteur évoque ainsi comment, par exemple, les décisions du corps de ville doivent obligatoirement être prises à l'hôtel commun afin qu'elles puissent avoir force de loi, comment l'élection doit se faire annuellement, le dimanche avant la fête de la Saint-Thomas, ou la manière dont les échevins doivent répondre à certaines qualités avant de pouvoir occuper leur charge288.

Par ailleurs, l'avis de Claude de Rubys sur l'importance à accorder à la coutume est en soi très éclairant sur la conception que les conseillers pouvaient en avoir à l'époque. L'auteur explique notamment pourquoi les terriers doivent participer aux élections consulaires, leur ancienneté leur conférant une connaissance approfondie des usages de la ville, ce qui permet d'assurer le respect des traditions dans un moment particulièrement important de la vie consulaire: « [...] par ce que par la cognoissance & experience qu'ils ont des lois, status & coustumes de la ville, ils servent en ceste asemblée comme de terriers et registres [...]289 ». Il témoigne également de l'attachement profond que l'élite lyonnaise

286 De Rubys, Les privilèges, 110 p. Rappelons qu'en tant que catholique intransigeant et écrivain engagé,

Claude de Rubys adopte un angle d'approche qui ne serait pas nécessairement partagé par tous les membres du corps de ville, surtout ceux de confession réformée. Malheureusement, la rareté des sources pour cette époque ne nous permet toutefois pas de connaître des avis divergents.

287 Le livre est donc postérieur de dix années à la période qui nous intéresse. Toutefois, dans la mesure où la

coutume implique un usage qui s'inscrit dans le long terme, nous pouvons tout de même supposer que les informations qu'il contient étaient applicables à l'époque de la paix d'Amboise. D'ailleurs, les différents arguments déployés par les consuls dans leurs querelles – que nous verrons plus loin – s'inscrivent en ligne directe avec les traditions recensées dans le document.

288 De Rubys, Les privilèges, p. 44, 48, 50. 289 De Rubys, Les privilèges, p. 48.

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pouvait ressentir à l'égard des usages ancestraux, lorsqu'il fait état de l'avis de plusieurs de ses concitoyens pour qui « tous changements & nouveautez ès administrations publiques sont de mauvaise & pernicieuse consequence. Et sur tout le changement des loix & coustumes [...]290 », avis auquel il ne souscrit toutefois pas entièrement, en déclarant plus loin: « Ce n'est [...] pas chose mauvaise de foy de se despartit des loix, statuts, ordonnances, & coustumes de nos ancestres: mais c'est bien chose de mauvaise consequence & pernicieux effect que cela se fasse legierement & à tout propos; & sans bonne & juste occasion, meure & saine deliberation291 ». Dans cette optique, la coutume n'existe que si elle est reconnue par la collectivité où elle s'applique, cette dernière ayant également le pouvoir de l'abolir, si elle la juge désuète. Cela lui confère donc une souplesse et une capacité d'adaptation certaine – bien que progressive – aux contextes changeants qui touchent une société donnée292.

Si la coutume est évolutive, elle est cependant instable: un usage peut ainsi être instrumentalisé pour servir les intérêts des uns et des autres, mais être invalidé par différentes sources du droit (la législation royale au premier plan), voire même par une autre tradition. C'est à travers les querelles qui divisent le consulat lyonnais que l'on prend la mesure réelle de cette caractéristique: la tradition est fréquemment invoquée pour justifier une décision, ou contester une mesure. D'autres fois, elle s'impose comme une restriction aux velléités de ceux qu'avantage pourtant le rapport de force, les obligeant à déployer une variété de stratégies pour la contourner ou l'invalider. L'examen des délibérations consulaires est révélateur, à cet égard, de la manière dont deux coutumes du consulat lyonnais, soit le quorum de sept conseillers pour entériner une décision et l'hôtel commun en tant que lieu obligatoire d'assemblée, furent utilisées par les catholiques comme par les protestants dans leurs débats; et comment la confrontation de deux usages permet de mesurer le rapport de force qu'elles entretiennent.

290 De Rubys, Les privilèges, p. 46-47. 291 De Rubys, Les privilèges, p. 47. 292 Sueur, Histoire du droit public, p. 38.

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