• Aucun résultat trouvé

2. L’élaboration de corpus : un travail complexe

2.2. Des corpus à visée didactique

Comme le souligne Joëlle Gardes Tamine (2005 : 74), « Le travail sur les textes demande une analyse et une identification qui sont souvent très difficiles, étant donné la complexité des paramètres impliqués. ». « Le seul conseil que l’on puisse donc donner aux enseignants, c’est de contrôler les exemples que proposent les manuels, et de faire eux-mêmes les exercices qu’ils vont donner à leurs élèves pour s’assurer qu’ils ne renferment pas de cas litigieux. ». Dans le même ordre d’idées, Catherine Brissaud et Danièle Cogis (2011 : 54) préconisent des « chantiers d’étude » à partir de corpus d’observations pour des activités orthographiques mais reconnaissent la difficulté liée à leur constitution et donnent quelques recommandations :

« Le corpus est un ensemble d’exemples qu’on soumet à l’analyse des élèves. Ces exemples sont représentatifs de la notion visée et mettent en valeur la ou les caractéristiques communes que les élèves vont devoir identifier. La difficulté pour l’enseignant est de trouver des exemples bien ciblés, en nombre suffisant, mais limité : il faut que la caractéristique puisse être repérée, mais que la mémoire ne soit pas débordée. On peut envisager une demi-douzaine d’exemples en cycle 2 et le double en cycle 3 […] en général, on tâtonne un peu pour mettre au point un corpus qui réponde au « cahier des charges » !

Les programmes recommandent de construire les observations grammaticales à partir de corpus de phrases, ou fabriquées, ou issues de productions d’élèves ou de textes. Il s’agit de créer un corpus pour trier, pour manipuler, et pour comprendre le système. Le fait de rassembler un corpus permet une manipulation par les élèves de la langue. Le corpus doit donc pouvoir permettre aux élèves de comprendre le fait de la langue que l’enseignant veut leur apprendre en étant adapté aux activités prévues par l’enseignant. Il doit pouvoir répondre à l’objectif de séance que l’enseignant s’est fixé. Pour cela, le corpus doit être soigneusement élaboré et construit afin de faciliter la démarche réflexive. Il est constitué de phrases, de courts extraits de textes littéraires, ou même de productions d’élève, qui sont minutieusement choisis pour amener les élèves à comprendre le phénomène grammatical. Au cycle 3 (MEN 2015 : 114) il est préconisé d’effectuer une étude qui « prend appui sur les textes étudiés et sur les textes produits par les élèves, à l’écrit et/ ou à l’oral. » Au cycle 4 (MEN 2015 : 237), les programmes donnent comme piste pédagogique le « travail à partir des écrits des élèves, acceptables ou non, de corpus de phrases et/ou de textes créés, de textes littéraires ou non pour inviter à la problématisation (situation-problème) ».

Des linguistes ont également décrit depuis les avantages et les limites du travail sur corpus et la complexité de la constitution de ces corpus. Catherine Brissaud et Francis Grossmann (2009 : 6) exposent ces difficultés en ces termes :

« Loin d’être une solution miracle, la construction de corpus oblige à mieux distinguer ce qui relève d’une réflexion préalable de l’enseignant, exigeant de lui un point de vue suffisamment élaboré sur l’objet grammatical étudié, de la possibilité offerte à l’élève de réfléchir et de raisonner à partir d’un matériau plus diversifié. Cela explique que les formats (énoncés, extraits de textes, textes complets) des matériaux, tout comme leur statut (fabriqué ou « naturel ») réunis dans un corpus d’apprentissage soient nécessairement diversifiés, en fonction des objectifs visés par une observation guidée. »

Pour construire un corpus, on peut s’appuyer sur ces conseils formulés par mon professeur de didactique de la langue française, Christine Vénérin, dans le cadre de ma formation en master MEFF 2ème année : 9

- Délimiter le champ de complexité en tenant des programmes du cycle ; - Réfléchir aux prérequis ;

- Formuler un objectif en lien avec les compétences à travailler dans le cycle ; - Associer souvent compétence orthographique et compétence syntaxique ; - Formuler une question de départ pour initier la situation-problème ; - Donner éventuellement un outil pour guider (étayage) ;

- Proposer un corpus court pour ne pas rendre fastidieux les tests systématiques ;

- Choisir des énoncés qui ne mettent pas trop les élèves en difficulté mais qui font réfléchir, énoncés si possible en relation avec la thématique littéraire en cours ou déjà vue ;

- Ritualiser le test choisi pour une manipulation : chaque énoncé doit être soumis au test ; - Après l’activité d’observation-manipulations, expliciter le savoir mis à jour ;

- Construire la « carte d’identité » de l’objet grammatical progressivement, au fil des corpus.

L’élaboration de corpus est un sujet d’actualité qui demande du travail. D’ailleurs, un des thèmes du PAF (Plan Académique de Formation) dans l’Académie de La Réunion portait sur cela 10 « Comprendre comment les nouveaux programmes renouvellent l’étude de la langue. Comment construire et travailler des corpus grammaticaux ». Il s’agissait bien de former les enseignants à la constitution des corpus et les inciter à les expérimenter dans leurs classes.

Sur le site éduscol, nous pouvons également trouver le témoignage de Noëlle Delcroix, professeure certifiée de Lettres Modernes, qui a été filmée afin de montrer la réalisation de corpus au sein de sa classe de 6ème au collège REP+ Belle de Mai de Marseille. La séance filmée permet d’avoir un aperçu de l’élaboration d’une séance construite à partir d’un corpus en classe. Sa séance portait sur l’« identification des verbes conjugués dans des phrases simples ou complexes à partir d’un corpus spécifiquement constitué ». Sa problématique était : « Comment identifier les verbes conjugués dans une phrase simple ou complexe ? Quelques cas difficiles mais courants d’identification du

UE 1 Enseigner la langue écrite et orale - didactique et analyse de pratiques < http://espe.univ-reunion.fr/fileadmin/

9

Fichiers/ESPE/formations/MEEF_2nd_degre/Lettres_modernes/2017-18_SYLLABUS_M2__S3__MEEF_Lettres.pdf PAF académie de la Réunion : https://www.ac-reunion.fr/fileadmin/ANNEXES-ACADEMIQUES/01-SERVICES-

10

verbe conjugué » . Cette séance a été suivie d’un entretien avec l’inspectrice dans lequel la 11 professeure explique comment elle a constitué son corpus afin de permettre à ses élèves d'identifier les verbes conjugués dans six phrases. Je propose de transcrire ci-après des extraits de ces entretiens explicatifs.

Avant de créer tout corpus, selon Noëlle Delcroix, il faut tout d’abord se fixer un objectif : qu’est-ce qu’on veut enseigner aux élèves ?

« Tout d’abord je me suis fixé un objectif, cet objectif c’était étudier les cas difficiles et s’imposer de trouver, tester deux astuces et de valider deux astuces afin de bien trouver le verbe conjugué dans la phrase. Les élèves à chaque fois valident le verbe conjugué avec deux astuces. »

Afin d’éviter tout problème lié à la compréhension du texte, l’enseignante a extrait les phrases d’un texte étudié en littérature : Pierrot ou les secrets de la nuit de Michel Tournier. Elle précise en effet, qu’il faut que les élèves puissent uniquement s’intéresser aux faits de langue :

« À partir de là je me suis appuyée sur un texte qu’on a vu en littérature « Pierrot et le secret de la nuit ». J’ai choisi ce texte parce que bien que j’aie une progression grammaticale et une progression de littérature qui sont distinctes, j’utilise systématiquement les textes qu’on voit en littérature en grammaire afin qu’il n’y ait pas de problèmes de sens et que les élèves ne soient pas face à des textes trop complexes et qui les empêchent de voir les faits de langue. »

Il ne doit donc y avoir aucune barrière entre l’élève et l’élément à analyser.

L’ordre dans lequel présenter le corpus ne doit pas être indifférent. Il doit être logique. Pour cela, il est préférable d’utiliser des corpus à complexifier en ajoutant au fur et à mesure des difficultés. On travaille alors en faisant des comparaisons entre les différentes phrases pour faire apparaître les difficultés. L’enseignante le précise justement, les phrases qu’elle a choisies présentent une difficulté croissante : identification d’un verbe simple, d’un verbe pronominal, et enfin d’un participe présent, dans des phrases d’abord simples puis complexes :

« La première phrase nous permettait de faire un rappel. Ça permettait de fixer ensemble les différentes astuces qu’on avait vues au cours précédent, de les nommer et de se mettre à nouveau tous d’accord sur la base commune qui était quatre astuces pour trouver le verbe conjugué dans la phrase. C’est pour ça qu’en fait la première phrase ne pose aucun problème. La deuxième phrase elle, introduit la première difficulté qui est la difficulté rencontrée avec les verbes pronominaux. Chaque phrase introduit un problème qui est peut-être de plus en

http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Etude_de_la_langue/31/9/RA16_C2C3_FRA_4_Presentation-seance-

plus complexe pour en arriver aux temps composés, aux participes présent qu’ils peuvent rencontrer souvent et au gérondif. »

L’enseignante souhaite que ses élèves appliquent « deux astuces » à chaque fois pour identifier le verbe conjugué. Les astuces en question doivent fonctionner systématiquement. Il est donc primordial d’anticiper la présence de pièges ou d’exception. Créer un corpus est donc un travail exigeant qui demande énormément de temps. Il faut le tester, voir s’il ne pose aucun problème, voir s’il comporte bien des régularités, penser aux réactions des élèves, etc. Noëlle Delcroix en est parfaitement consciente :

« Pour faire un corpus évidemment ce n’est pas évident ça demande beaucoup de travail et beaucoup d’anticipation. Il faut absolument anticiper les réponses des élèves parce que ça peut nous arriver de nous trouver face à un problème qu’on n’avait pas du tout envisagé et devant lequel les élèves nous mettent. C’est pourquoi il faut travailler, retravailler puis vraiment anticiper toutes les choses que pourraient nous dire les élèves à propos de ces phrases et s’assurer qu’on ne tombe dans aucun piège ou aucune exception. Ça demande du temps c’est sûr, c’est plus qu’ouvrir un manuel et prendre les choses dans le manuel. »

C’est ce qu’expliquent aussi d’ailleurs Gérard Parisi et Francis Grossmann (2009 : 5), le corpus doit « fournir des exemples propres à faire repérer des types formels et à ce titre suffisamment représentatifs du fait linguistique à identifier afin de faciliter la démarche réflexive. ».

Cette démarche a donc des limites qui sont liées à ses exigences. Créer un corpus demande beaucoup de temps. Cependant, malgré le temps que cela peut prendre, il est clair que les résultats sont présents. Il faut évaluer les résultats. Plutôt que de devoir toujours et encore revenir sur une notion car elle n’a pas été intégrée par les élèves, il est préférable de passer du temps à créer des corpus afin que les élèves, eux, gagnent du temps dans leur apprentissage. Il est nécessaire de soumettre les élèves, comme l’a préconisé également Nadia Mekhtoub (2013 : 153) à des activités de tri, de manipulation, et quoi de mieux qu’un corpus conçu exprès pour cela et donc adapté à l’observation réfléchie du fait de langue. L’observation réfléchie de la langue sur corpus va en plus donner lieu à des confrontations qui permettent de « favoriser les interactions pour mieux rendre possibles les déplacements cognitifs. »

Si le temps passé à cette démarche permet vraiment la maîtrise de la notion grammaticale, on gagnera du temps sur le long terme. Ce n’est alors pas du temps perdu mais comme le dit Suzanne Chartrand « du temps sauvé ! ».