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LES OBJECTIFS DE THEODORE DE BRY

A- Le corpus huguenot et la leyenda negra

« En entreprenant l’édition latine du texte de Las Casas à Francfort en 1598, Théodore de Bry poursuit vraisemblablement des objectifs multiples. Tout ce qui touche au nouveau monde rencontre l’intérêt d’un nombreux public. Le succès des Grands Voyages en témoigne. »741 L’œuvre de la fin de vie de De Bry lui permet en effet de s’enrichir. Une des preuves irréfutables provient de l’ouverture de son officine. Alors que le premier volume sortait « des presses de l’imprimeur flamand J. Wechel et est vendu à la librairie de Feyerabend »742 probablement en raison d’un nombre réglementé de presses dans la ville et qu’il ne possédait pas encore son officine propre. De Bry avait donc probablement autofinancé ce volume. L’intérêt commercial ne semble pas l’unique motivation poursuivie par Théodore.

1- La guerre idéologique par l’image

En effet, en 1587, un ouvrage montre les horreurs qu’auraient réalisées les protestants contre les catholiques, en Europe. Alors que les partisans de l’Eglise catholique et ceux de l’Eglise réformée se livraient bataille sur le champ idéologique, la guerre des images s’annonce dès les années 1550, avec les publications de plus en plus virulentes des violences commises par les protestants contre la « sainte Eglise catholique ».

Rares sont les œuvres protestantes sur ce terrain, hormis la publication en 1563 des Acts and Monuments de John Fox, qui met en image les immolations et les massacres perpétrés sous Marie Tudor743 contre les pasteurs et fidèles du culte réformé. Les protestants, en particulier les calvinistes, « se méfient des sortilèges de l’image, symbole d’impureté à leurs yeux et amorce toute prête pour le penchant idolâtrique des fidèles. »744 Mais en 1587, une œuvre provoque une réaction imminente des protestants : Le théâtre des cruautez des Hérétiques de nostre temps, par Richard Verstegan. Dans cet ouvrage, les protestants sont présentés comme des êtres sanguinaires, violents, qui n’hésitent pas à torturer pour exterminer les catholiques. Comment répondre à une telle attaque venant du parti du pape ? Les calvinistes se refusaient à montrer leurs martyrs pour les ériger en figure emblématique de la lutte religieuse. Seules leurs paroles au seuil de la mort sont transcrites, permettant leur souvenir745, pour rappeler qu’ils n’ont pas dérogé à leur credo. En effet, les Réformés considèrent que le martyr ne concerne pas un homme, mais toute la population de la même religion. Aussi, mettre en image un être subissant tourments et souffrances ne leur

741 V. Bücken, « Théodore de Bry et Joos van Winghe à Francfort… », Art&Fact n°15, p. 110.

742

Ibid. p. 111, note 11.

743 Reine d’Angleterre et d’Irlande de 1553 à 1558.

744

R. Verstegan, Le Théâtre des Cruautés, p. 43.

745

119 semble pas utile. Nonobstant, ils ne peuvent laisser cette agression sans réponse. C’est le graveur Théodore de Bry qui trouve la manière la plus allégorique qui soit pour contre-attaquer. Par l’intermédiaire des visages indigènes, il s’investit non seulement dans une action juste, qui plaît d’autant plus au public qu’elle concerne le Nouveau Monde746, mais aussi qui lui est sensible : « la Relacion s’attaque à un problème auquel l’éditeur est sensible : la défense des Indiens d’Amérique. »747 Après avoir montré les modes de vie, les coutumes, les relations avec les Européens, voici qu’il relate leur destruction par un peuple qui a tenté, de surcroît, à éliminer les partisans de sa religion. Aussi, en gravant des Indiens qui souffrent des atrocités perpétrées par les Espagnols748, c’est aux huguenots, ou plus généralement aux protestants qu’il faut penser749. L’attaque contre la perfidie des catholiques n’est pas directe, mais elle se comprend dans le vécu de De Bry : originaire de Liège, rappelons-le, ses biens ont été confisqués parce qu’il avait embrassé le culte protestant, par les Espagnols catholiques. Il a donc été contraint à l’exil, d’abord pour Strasbourg, puis Francfort. Sa haine envers les Espagnols peut alors s’appréhender aisément. Déplaçant les événements sur la scène exotique, cette Amérique assez peu connue, ils deviennent plus supportables au regard des lecteurs, et De Bry peut les illustrer dans toute leur horreur : « l’écart maximal est atteint : tout à la fois géographique, culturel et religieux, il empêche l’authentification »750, ce qui permet au graveur de fuir la mise à l’index. Mais cet écart évoqué par F. Lestringant ne concerne que l’Indien : l’Europe ne prête pas attention à la destruction progressive d’un peuple aussi éloigné, et réputé « sauvage ». En revanche, ceux qui sont capables de tant de cruautés sur des êtres humains, restent en mémoire : l’Espagnol, par extension le catholique, se comporte de la sorte en Amérique, mais aussi, peut-être, ou probablement, en Europe751. Il en est du moins capable, sa véritable nature se révèle dans un espace tel que l’Amérique. L’image qui reste des Hispaniques, au sortir de la lecture des derniers volumes gravés par l’auteur originel des Grands Voyages, est celle d’un monstre sanguinaire, avide de toujours plus d’or, prêt à tout pour s’enrichir, n’hésitant pas à torturer pour aboutir à ses fins752.

746 Ce qui lui assure une source de dividendes…

747

V. Bücken, op. cit., p. 110.

748

J.-P. Duviols, « Théodore de Bry et ses modèles français », p. 14, précise toutefois que des « aquarelles ont

été peintes seize ans avant que ne paraisse l’édition latine de Théodore de Bry » : était-ce une esquisse copiée

de le graveur (la page de titre manuscrite comportait le nom de Guillaume Iulien à l’enseigne de l’Amitié pres le College de Cambray) ?

749

R. Verstegan, op. cit., p. 43 : « Les Indiens d’Amérique prennent la place des huguenots persécutés en France et des protestants martyrisés de toute l’Europe. »

750

Ibid.

751

M. Graulich, « Le cannibalisme sans tabou », Historia thématique juillet-août 2003, p. 77.

752 L’exemple de l’image V, 14 permet d’illustrer cette idée : des Indiens de la province de Carthagène, qui ont amené de l’or au gouverneur Diego Gottirez, se retrouvent, au terme d’un repas partagé, enchaînés pour obtenir une rançon.

120

2- La leyenda negra

L’horreur de l’image de l’Espagnol est décuplée lors de la parution de l’ouvrage de Las Casas, en 1598, qui participe à la leyenda negra. De manière à suivre le parti anti-hispanique, le graveur met en scène des Espagnols violents, qui torturent les peuples indigènes. « Les quinze gravures qui illustrent l’édition de 1598 frappent assurément l’imagination des lecteurs par les descriptions inouïes des tortures infligées aux Indiens par les Espagnols. De toute évidence, De Bry tient à entretenir les sentiments anti-espagnols dans la colonie d’émigrés flamands de Francfort et à les justifier auprès de ceux qui n’ont pas eu à subir leur domination. »753 Un certain nombre de Flamands avaient en effet été contraints, pour les mêmes raisons que le graveur liégeois, de quitter leur Flandre natale, et trouver refuge dans les cités d’Europe partisanes de la Réforme, dont Strasbourg et Francfort. Cette vision de l’Espagne trouve son origine à la fin du Moyen Age754, lorsque deux visions différentes les concernaient : d’abord, aux yeux des Italiens, notamment de Sicile et du royaume de Naples, les Ibériques en général, Catalans et Aragonais en particulier, jouissent d’une image d’envahisseurs ; d’un autre côté, le royaume d’Espagne étant peuplé de chrétiens, en grande majorité, mais aussi de juifs, prioritairement dans les villes, et de maures, au Sud de la péninsule, est perçu comme un pays infesté de ces infidèles. Plusieurs origines peuvent être établies autour de la « légende noire ». D’abord celle d’origine italienne, pour les raisons évoquées auparavant, aboutit à une vision erronée des Espagnols, stéréotypés de paresseux, vantards, et possédant un sens ridicule de l’honneur. Ensuite, d’origine allemande, elle s’appuie surtout sur des considérations idéologiques, principalement d’ordre religieux : « L’Espagne est le suppôt de Rome, du catholicisme : donc, avec un passage rapide, du diable, de la corruption, du vice. »755 Cette vision, relayée par les Flamands, les Anglais puis l’ensemble du monde protestant d’Europe, reprend les considérations des Réformés pour la Papauté. Ainsi, l’image du champion de la défense du tombeau du Christ et donc de la Contre-Réforme est entachée par ces perceptions anciennes, à l’origine de la légende noire. Progressivement, derrière l’utilisation du bras armé de l’Eglise chrétienne, l’Inquisition756, les monarques hispaniques unifient la religion de leur royaume757, instituant une notion de pureté de sang, derrière les vieux chrétiens (cristianos viejos)758. Il semble toutefois que la monarchie n’ait jamais demandé

753

V. Bücken, op. cit., p. 110

754 Nous nous inspirons de l’explication fournie par A. Milhou, in B. de Las Casas, Tyrannies et cruautés des

Espagnols, p. 64.

755

R. Romano, cité in G. Martinière(s.d.),Textes et Documents pour la Classe : Colomb et les Amériques,

n°621-622, p. 32.

756

Ibid. Cette institution a été « créée initialement en 1478 pour réprimer les judaïsants. »

757

Supra p. 27. Nous avons déjà évoqué les mesures prises par les Rois catholiques, dès le début de l’année 1492.

758

121 « la pureté de sang à ses agents, ni [adopté] de dispositions générales sur la question. »759 Révélant un passé sans tache dans la lignée chrétienne, l’Espagne peut prendre le flambeau de défenseur du catholicisme dans les temps troublés de cette fin de siècle. Comment ont réagi les rois d’Espagne face au développement de cette leyenda negra ? Il semblerait que leur réaction, dès la moitié du XVIe s., ait été de ralentir voire de freiner le rythme de production des récits, toujours plus nombreux, relatifs à la conquête des Empires aztèque et inca. Bernal Diaz del Castillo, par exemple, achève en 1575 de rédiger un récit sur des événements datant des années 1552-1568. La publication de l’Historia verdadera de la conquista de la Nueva España n’est autorisée qu’en 1632, près de soixante années après la rédaction760. Cette réaction concerne la vision des Espagnols au Nouveau Monde, dont les violences répétées semblent connues par les souverains, au vu de leur décision. Une telle réponse de la part des institutions dirigeantes se comprend dans un contexte où « l’empereur se fait le champion de l’orthodoxie catholique »761, et une telle perception de ses sujets risque d’entacher l’image que l’Europe, et par conséquent la Papauté, se fait de l’Espagne. De leur côté, le but des Réformés est de rallier à leur cause des amis éventuels, mais aussi « de diviser l’ennemi en suscitant des révoltes en son sein. »762

Rugiero Romano pose alors une problématique intéressante : comment cette leyenda negra parvient-elle à prendre plus d’importance pour l’Espagne que pour tout autre peuple, dont des stéréotypes persistent jusqu’à aujourd’hui dans le folklore ? A son avis, la réponse ne se trouve pas en Europe, mais en Amérique. Aucun document direct ou indirect ne permet d’affirmer que les conquistadores considéraient les Indiens comme des bêtes, même si le pape lui-même leur attribue cette opinion. La bestialité, soi-disant reprochée aux peuples d’Amérique par les Espagnols, a principalement été développée par les adversaires des Hispaniques, « cette croyance en la bestialité [leur étant attribuée] de manière outrancière et quasi caricaturale. »763 Ainsi, recoupant les différents éléments sur les conquistadores, leur portrait-robot durant le XVIe s. les dessinerait en « assassin (schéma américain), vantard (schéma italien), fils du diable, [malgré sa piété] (schéma allemand). »764 Après avoir exterminé les populations les plus récalcitrantes, les Espagnols ne rencontrent plus de difficulté à imposer la religion catholique, ainsi que leurs institutions politiques et économiques, aux survivants de ces massacres.

759

Ibid. p. 57.

760

M. Mund-Dopchie, Les Humanistes et les « nouveaux mondes » : dire et engranger la découverte, leçon disponible sur http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/enseignement/FLTR2150/.

761

M. Graulich, op. cit., p. 77.

762

Ibid.

763

G. Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde…, p. 246.

764

122 L’utilisation par De Bry de l’ouvrage de Benzoni, via la traduction et les commentaires de Chauveton765, aboutit en fait à une double interprétation, celle de du théologien et celle du graveur. Supplantant l’expérience du voyageur, qui n’apparaît sur aucune des planches, le Liégeois axe son travail autour de la cruauté des conquérants et les maux causés aux Indes et à leurs habitants après leur passage. De libre au début de l’histoire de Benzoni (quatrième livre, évoquant les prémices de la conquête), l’Indien est asservi au fur et à mesure des publications, et l’ouvrage de Las Casas, le dernier publié, montre de la nation conquérante une cruauté plus grande encore. Bien que les événements relatés par Benzoni soient, de toute évidence, historiques, comme le montrent d’autres sources (les récits de Pietro Martire, Oviedo, ou Gomara), ils constituent surtout un « réquisitoire contre les méthodes de la colonisation espagnole, inspiré de celui de Las Casas et renforcé par les commentaires de Chauveton. »766 Les méthodes employées, développées précédemment, reprennent celles que l’Inquisition utilisait : flagellation, supplice du garrot, de l’eau, pendaison, bûcher, massacre… et constituent une partie de la panoplie inquisitoriale. Toutefois, il est important de souligner que l’Inquisition a fonctionné en Amérique, mais principalement en répression aux mauvais chrétiens, qui profitaient de l’éloignement de Rome pour se livrer à des exactions jusqu’alors condamnées par l’Eglise, jugeant les paroles malsonnantes, les blasphèmes, mais aussi l’hérésie protestante (à l’exemple de l’archevêque de Mexico en 1553, Alonso de Montufar)767. Cependant, le protestantisme ne se développe pas en Nouvelle Espagne, tant l’Inquisition soupçonnait les non-Espagnols768

, alors que les Indiens étaient principalement poursuivis pour idolâtrie et sorcellerie769. Condamnant la conquête, De Bry veut aussi transmette une autre image : « la mort des Indiens a été le fait des Espagnols et non la conséquence de la présence du vrai Dieu. »770