• Aucun résultat trouvé

Dynamique élargie des liens

2- Le corps mouvant et ses « intersexions »

Quel rapport au monde cette problématique du corps soulève-t-elle, du fait qu’il apparaît dans toute l’œuvre comme un lieu complexe et ambigu ? Comment l’auteure explore-t-elle les multiples traces de la corporéité par la médiation de la fiction ? A quel espace illimité de signes, par la mobilité des formes du corps, le lecteur fait-il face ? Quel en est l’impact sur la définition de la notion de l’identité, si tant est que l’œuvre est investie par les multiples modalités de « l’intersexion » ?

La vision sexuée de l’écriture de Nina Bouraoui amène à constater que le corps est un champ de bataille scriptural où se déploie une quête identitaire portée par un incessant mouvement de renouvellement. L’espace corporel, en état de rébellion, est en effet un enjeu crucial dans sa pratique littéraire du fait qu’il intervient comme mode de communication privilégié dans son expression autobiographique et son discours personnel. Les métaphores à valeur créatrices, référant à de multiples modalités de la perception du corps, rendent compte d’une élaboration interrogeant l’identité sexuée dans ses assignations. C’est une identité corporelle, qui, par diverses connexions, tend à s’inventer d’autres spatialités pour se créer. Cette dynamique du corps à la recherche d’un au-delà de lui-même, où les organes des sens s’attribuent d’autres fonctions, semble reposer sur le concept « du corps sans organes »191 dans le sens que lui attribue Gilles Deleuze: « Le corps sans organe est un corps affectif, intensif anarchiste, qui ne comporte que des pôles, des zones, des seuils et des gradients. C’est une puissante vitalité non organique qui le traverse. »192 Les figurations diverses sollicitées par le détour de la force du désir, notamment celui d’exprimer le rapport charnel avec l’écriture, déplacent le corps vers d’autres registres et d’autres formes. Cela s’illustre chez Nina Bouraoui par la mise en place de corporéités provocatrices (corps mutilé, corps déformé, corps outrageusement sexualisé, corps torturé..) qui sont autant d’identités possibles produisant un discours tendant à rejeter le déterminisme de la sexuation et de la sexualité conventionnelle. Dès lors, la division fondée sur la binarité du féminin et du masculin, c’est-à-dire de leur construction sociale et culturelle basée sur une idéologie n’a plus de sens lorsque le lecteur est confronté aux images et aux effets esthétiques de ces textes. Le corps, qui ne se laisse donc pas cerner dans des

191 Formule inspirée d’Antonin Arthaud pour qui les organismes, au sens d’organisation, représentent une menace pour le corps et la création.

143

catégories, fait en sorte de déconstruire les frontières sexuées autant que les identités. Telle est donc la relation qu’entretiennent les personnages avec l’image de leur corps pour dire leur rapport subversif au monde.

Dans La Voyeuse interdite, le recours à la métaphore végétale et l’éclosion palpitante de la nature participent d’une vision créative de l’écriture et de la relation du corps avec l’œuvre. La pulsion des désirs incontrôlables se révèle à travers le paysage intérieur agité du personnage Fikria, qui désire posséder son corps, quitte à le transfigurer. En effet, les images exhibitionnistes et cruelles, non moins poétiques, faisant apparaître un corps détruit et saccagé, ou encore un corps fleuri, sont l’effet non verbalisés de ses maux inexprimés. Ainsi, le corps en proie aux manifestations insistantes des sensations se réincarne au contact de la nature. Il échappe alors à sa captivité et entre poétiquement en scène :

Etais-je morte ou semi-consciente ? Je ne sais plus. Je me souviens uniquement d’un rêve, (…). J’étais dans une clairière (…), les épis secs picotent mes mollets, (…). Le chant des arbres qui saignent m’appelle, (…).

(…), j’enduis mon visage d’extase sécrétée généreusement par les arbres mobiles, je me roule dans l’herbe, déclame des vers bucoliques et bénis la nature, le vin et la jouissance ! les tiges transparentes massent mon corps, embrassent mon visage et l’humectent d’un délicieux parfum ambré, la lymphe court le long des membres verts et le cœur de la terre tambourine pour accélérer le flux sanguin des viscères végétaux, (…) sous mes yeux, s’opérait l’étrange alliance de deux natures incompatibles. (p.110- 111-112).

L’image exubérante qui surgit tend en effet à mélanger deux éléments hétérogènes : l’aspect humain et l’aspect végétal, et jusqu’à la confusion. Cela rend compte de la volonté de libérer le corps de ses entraves. L’énergie vitale de survie qui se dégage de ces images permet de le dynamiser et de le propulser vers une corporéité autre qui le renouvelle. Il y a dans cette démarche l’expression d’une tentative de se

144

protéger contre le corps de la mère193, vu comme une menace, selon la théorie psychanalytique de Julia Kristéva.194 Fikria, réifiée en femme-plante poussant en tout sens ses ramifications, se détourne de la mère et déplace son désir vers la nature. En fait, le rapprochement de ces deux mondes concourt à produire la figure étendue d’une sexuation mixte et équivoque. Le corps semble, d’une part, dépasser l’ordre humain sexué, et de l’autre, affirmer son hybridité et son « intersexion ».

La représentation du sexuel est liée, d’autre part, à une perception maternelle dévalorisante et se présente alors de manière subversive. Dans La Voyeuse interdite,

figurer le corps de la mère dans une image avilissante et monstrueuse, c’est faire violence au corps maternel et porter atteinte à ses dimensions symboliques, aussi bien au plan filial, moral que social :

Un bout de vie est resté coincé dans le ventre de la génitrice, ça semble faire mal ! Un tuyau fuit, une éponge crache sa mousse sur le mur de faïence, il fait chaud et humide dans la petite cuisine aveugle. (…). Toi ? Je devine en ton milieu un trou béant, un œil grand ouvert dont les bords meurtris n’existent plus, un cratère asséché qui se souvient cependant de ses feux et de ses coulées lointaines rarement fécondes. » (p. 34-35).

L’indétermination de l’image qui apparaît est à la mesure du rapport conflictuel à la mère, dont l’image, sous l’œil transgressif de Fikria, « sœur de deux monstres végétaux en instance de mort » (p.65), se décompose et se métamorphose alors dans un corps indéfini, car le corps : « est le pire des traîtres, sans demander l’avis de l’intéressé, il livre bêtement à des yeux étrangers des indices irréfutables : âge, sexe, féconde pas féconde ?» (p. 61).

Ce que nous constatons, c’est que l’écriture du corps sexué dans ce roman sous tend un discours contestataire dirigé contre la mère, en réponse à la violence destructrice du regard de celle-ci sur sa propre identité féminine.

193 Nous nous référons à l’impact de la vision de la scène primitive sur le psychisme du personnage féminin dans le roman, ( p. 34-38).

194 KRISTEVA, Julia. Les Pouvoirs de l’horreur : essai sur l’abjection. Paris : Seuil, 1980. (Coll. Tel quel).

145

Ce rapport charnel au monde se donne encore à voir dans les autres récits de l’auteure. Nous le voyons, par exemple, très nettement dans le travail de création réalisé sur le personnage dans L’Age blessé. Le corps et la nature sauvage, vivante et rebelle semblent ne pas marquer de limites dans ce texte :

Comprise aux bêtes, aux arbres, au vent, à l’humidité du bois, je suis une branche, un fantôme, une maladie, ma fonction est biologique, je contribue à l’équilibre des natures, au noir de la forêt, la terre est ma dentelle, mon cimetière est illimité, contraire au petit jardin clos où les tiroirs et les trappes se

réservent à l’avance. (p.53).

Le personnage féminin réfractaire à la société trouve refuge dans une forêt. Ni le temps, ni l’âge ne comptent pour cette narratrice contemplatrice qui préfère être sous le coup de sentiments et sensations érotisées lui permettant de se fondre dans les éléments. Elle se transfigure en un corps à la fois humain, animal, végétal et minéral qui ignore la division. Car dans ce mélange indistinct, pourtant intime et rassurant, cette « femme d’âge blessé » (p.77), est plutôt animée par une profonde aspiration à l’unité, tel un corps androgyne et symbolique de la création. C’est ce qui semble se révéler, si nous mettons en lien la puissance imaginative de cette narratrice et le jaillissement de l’écriture qui se crée au fil de la lecture. Les deux se nourrissant l’une de l’autre, ainsi que nous le lisons dans ce passage : « J’éventre et bat la terre comme on fouille les restes d’une histoire, ses écorces, à coups d’ongles, de pieds et de poings, je me défends contre l’oubli, je capture mes images sous le sable et les graviers, je cherche la preuve de mon existence lointaine, (…). Ma mémoire prend figure de terre, » (p. 50). Cette quête identitaire corporelle, qui semble s’ouvrir à toutes les potentialités de création, s’affirme être un attachement à l’enfance et à ses valeurs authentiques. C’est un retour aux origines significatif de la recherche d’un corps à corps fantasmatique et fusionnel avec le monde des sens, c’est-à-dire, des premières expériences physiques :

Je suis nouée à la terre, (…). J’y cherche un visage, très précis, une connaissance, j’y cherche un visage exact de l’enfant défigurée par les peurs, de perdre, d’attendre, d’arracher, de disparaître. (…). J’ai dû partir. J’ai quitté le monde pour le sous-bois. Je ne m’effraie plus. Les arbres se resserrent, (…), ils

146 soutiennent, abritent, caressent. Je suis prête. Mais l’enfant est là, (…). Elle m’arrime à son corps de lait. (…). Nous sommes en liaison. (…). Une chienne s’étrangle au bout d’un ruban bleu. Elle me tient. Seule la forêt permet cette extravagance. (p. 75-76).

Ici, la narratrice nous livre une corporéité sauvage et difficile à démêler car s’exprime en elle le désir de réunir deux états du moi à jamais séparés. Pour se protéger de la violence du désir humain qui voue le corps au destin charnel : « [elle] loge en forêt, au rang animal » en réaction : « au malheur du corps, à l’intolérable » de la sexuation de ce monde où : « Mille regards courent sur [sa] chair.» (p78). Ce qui est souligné dans ce discours est que le désir de fusion du corps à la nature apparaît sous les traits d’une « intersexion » et de la confusion des identités.

Dans Le Jour du séisme, le corps est davantage minéral et géographique. L’écriture suggère symboliquement une force d’ancrage du "Je" dans un lieu pour faire corps avec le paysage algérien et revendiquer ses liens profonds, mais également faire le deuil de sa perte. Le corps est un champ de ruines qui a laissé autant de traces dans la terre que celle-ci sur le corps, d’où les jeux d’incarnation et les émotions suscitées. Il garde à cet effet un réservoir de sons, d’images et d’odeurs ineffaçables :

Le temps, une sensation disparaît. Je garde la durée des gestes, mes genoux, pliés, mon visage, posé, mes doits tendus, mes chevilles immobiles. Je reste encore. Je n’ai que le devoir d’être vraiment. Je sais le corps et la chair, son secret rouge. Je sais le flux du sang, une traversée. Je sais la fièvre des peaux. Je sais le bruit du cœur, une présence, l’être dans l’être, niché. Je suis en vie. (p.27).

Cette ambiguïté corporelle semble donner lieu à une corporéité extensive du corps à la recherche d’un espace étroitement lié à la thématique de l’exil abordée par l’auteure d’œuvre en œuvre. Mais, en tant que cette terre, investie de désirs, fait communiquer au corps des sensations de jouissance infinie, elle est de ce point de vue susceptible d’être un partenaire dans une relation amoureuse et sexuelle dans l’imaginaire poétique du "Je" : « Je cours sur la plage de Moretti. Je tends mon corps vers la vie. Je jette mes

147

vêtements. Je passe les hommes. (…). J’entre en mouvements lents et décomposés. L’eau est une pression. Le soleil vient par rais, obliques. Le bruit est un mélange de râles et de sauts, des ébats. (…). La mer est un autre corps qui enveloppe.», (p. 41-42). Cependant, faut-il le préciser, ce rapport émotionnel et physique entre un corps humain et un corps minéral est un corps intime métaphorisé. Il est donc déplacé vers une sexuation intermédiaire qui le présente dans un état d’ «intersexion».

Les multiples images relevées participent de l’élaboration d’une spatialité métaphorique du corps de l’écriture qui implique de la concevoir dans sa matérialité visuelle et sa composante charnelle, et par conséquent créative.

Le corps dans l’écriture de Nina Bouraoui est donc le lieu de toutes les subversions, et les images sur lesquelles insiste, à juste titre, l’auteure, sont révélatrices de son projet autobiographique et de ses questionnements identitaires. Les expériences perceptives du corps, mû par la force du désir d’être autre, montrent une capacité à se créer dans diverses corporéités qui le dégagent des lieux d’aliénation et le placent dans l’indéfinissable. Ainsi, l’important pour l’auteure, qui conçoit le corps comme une construction, est de se réapproprier son langage et de déconstruire sa conception conventionnelle. Dès lors, il s’exprime davantage dans « l’intersexion » des identités, comme le montrent les multiples facettes complexes de son œuvre.

Le discours de l’auteure sur la marginalité sexuée laisse clairement ressortir le thème de l’homosexualité en le rapportant à des textes littéraires et à des expressions artistiques connus. Rapprocher l’écriture de l’auteure de la catégorie thématique de l’homosexualité permettra de voir en quoi ce recours peut faire partie du cheminement identitaire de cette même écriture.