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Partie 3 : Poétiques de la matière

2) La corde comme surface de la mémoire

Les précédentes réflexions sur la matière et ses liens avec le cirque permettent de jeter un nouveau regard sur la corde et de repenser la façon dont celle-ci active la mémoire et/ou l'action. Ce n'est pas uniquement par le biais de la matière, large thème, que les capacités narratives et corporelles de la corde seront explorées ici, mais plus précisément par l'angle de la texture, autrement dit, du contact. La texture implique ce lien fondamental, cette rencontre, entre matière et humain, qui est au cœur du projet La texture comme Matière Interprétative130. Cette recherche entre cirque et arts textiles a réuni José Córdova

et Alvaro Valdés, ainsi que l'historienne et artiste textile Victoria Sáez. Cet essai sur la texture réunit donc un élément commun aux arts textiles et au cirque : la corde, et sa fabrication ancestrale. L'objectif principal de ce travail est d'explorer les relations entre texture et imaginaires, entre sensations et développement créatif. La texture comme matière interprétative est donc un projet extrêmement pertinent vis-à-vis de la réflexion de ce mémoire, car il propose d'expérimenter des transformations visuelles, matérielles, texturales et d'impacter le ressenti. Par ailleurs, cette expérimentation fait la jonction entre deux axes majeurs de ce mémoire : l'aspect ancestral du savoir-faire du tissage, et l'innovation avec de nouveaux matériaux.

2.1. Héritage et artisanat

L'entretien sur lequel se fonde cette partie a été réalisé auprès d'Alvaro Valdés, circassien depuis son adolescence et initialement trapéziste. Originaire du Chili, c'est dans ce pays qu'il s'est professionnellement formé aux arts du cirque et qu'il a pu rencontrer José Córdova. Spécialisé en équilibre et au trapèze, Alvaro Valdés s'est pourtant tourné vers la corde lisse à l'occasion d'un solo après sa sortie d'école. N'affectionnant pas

130 Ce travail de recherche soutiendra la réflexion des prochaines parties, notamment grâce à un entretien réalisé avec un des deux protagonistes de ce projet.

particulièrement cet agrès, ni cette discipline, il l'a choisie pour sa portée symbolique et l'assimilation visuelle avec le thème de sa création : flagelo (fléau, en français). Il est intéressant de remarquer que ce premier rapport à la corde s'est fait en dehors de tout apprentissage technique classique, et uniquement par intérêt visuel. Cette démarche est assez rare dans le cirque, car le choix de l'agrès se fait ici dans un second temps, pour des raisons dramaturgiques, et non par habitude ou formation acrobatique. Dès lors, c'est le pouvoir d'évocation de la corde qui a attiré Alvaro Valdès, qui a cherché de nouvelles figures, qui a privilégié le sentimental à la technique, et qui est sorti des sentiers battus de la prouesse. José Córdova et Alvaro Valdés ont choisi de travailler ensemble par amitié, mais aussi par intérêt commun : celui de voir les agrès de cirque matériellement modifiés et de ne plus imposer une interprétation à l'objet, mais de laisser ce dernier se raconter. Partant du constat que le monde du cirque a pour habitude de modifier la technique physique, les types d'accroches, l'organisation visuelle, etc. de la corde, ils ont choisi de toucher à ce que peu avaient entrepris : la matière. Leur projet131 a été soutenu et financé

par le Conseil National de la Culture et des Arts du Chili en 2016 et annonçait un changement matériel de la corde circassienne – passant par le plastique, le papier, le lin et autres matières – ainsi qu'un apprentissage et une application des techniques de cordage andines, aux côtés de Victoria Sáez, artiste textile.

La dimension historique et la notion de transmission sont deux moteurs très importants de ce projet, et qui sont d'ailleurs communs aux arts du cirque, comme aux textiles andins, vieux de plus de treize mille ans. C'est justement par ce ravivement d'une expression textile ancestrale que les deux circassiens espèrent atteindre un nouveau lien avec la corde, et leur propre corps. La culture textile andine regroupe les techniques d'Amérique du Sud, et notamment des anciennes civilisations dans la confection des décorations, des tresses, vêtements. Ce projet s'est ainsi accompagné de tout un travail de recherche historique, afin de se plonger dans les cultures incas, mayas, chiliennes et d'apprendre comment était conçu ce travail des fibres. Dans cette culture andine, les tissages étaient utilisés pour les costumes lors de rituels, mais aussi pour la fabrication de ponts. À l'identique de l'ouverture de ce mémoire, leurs investigations leur ont permis de retracer l'évolution de toute une civilisation. Cette évolution, c'est aussi celle des matières qui se sont accumulées au fil des siècles, améliorant la résistance, mais aussi l'esthétique des objets tissés. D'une certaine façon, ce projet permet de poursuivre une évolution qui a

131 Il est possible de consulter une vidéo résumant leur projet, ainsi que leurs résultats en suivant ce lien :

débuté il y a des millénaires, de renverser ce rapport utilitaire de la quête de résistance par une recherche artistique, et de ressusciter les techniques de tressage pour donner à voir un pan de l'histoire humaine au sein du cirque. Malgré la dimension éminemment artistique de ce projet, il réside une pensée technique très importante. En effet, la transmission et l'apprentissage des techniques de tissage et tressage andines impliquaient de faire un choix parmi toutes les modalités d'entrecroisement des fibres. Autrement dit, certaines techniques s'accordaient mieux que d'autres avec la pratique acrobatique et le besoin de sécurité pour le travail en hauteur. C'est au fur et à mesure du projet qu'Alvaro Valdès et José Córdova ont réalisé sa valeur d'archive, en plus de sa dimension artistique. En outre, cet art textile andin est peu à peu en train de s'éteindre, faute d'intérêt pour le tissage, le tricot, mais aussi par un changement dans l'éducation et l'apprentissage. En effet, l'art textile était enseigné aux femmes, mais aussi aux hommes pour confectionner leurs costumes de guerre. Le changement d'époque et de mœurs s'accompagne donc de la perte des traditions ancestrales, qu'Alvaro Valdès et José Córdova considéreront ensuite comme leur culture, leurs racines. En ravivant, voire ressuscitant, innocemment et inconsciemment ces techniques, les deux circassiens se sont mis dans la peau des tisserandes, et ont fait tomber les préjugés de genre sur cet art textile.

Le cœur du projet de recherche étant la corde et sa fabrication, le choix a été fait de ne pas se mettre au premier plan en tant qu'artiste acrobate. Cette posture humble a ainsi conduit à une exposition des cordes, à leur mise en valeur par la possibilité de les voir, mais aussi de les toucher. Toutefois, pour conserver l'aspect performatif du cirque, Alvaro Valdès et José Córdova ont choisi de réaliser des petites vidéos montrant les particularités de chaque corde, et de chaque corps sur la corde. Le but est de donner à voir la rencontre entre la corde innovée et le corps bouleversé par ce changement de matière, et donc ce changement d'imaginaire. Par ailleurs, il est assez surprenant et beau de voir ces corps explorer et bouger sur ces assemblages de matières curieux, troublant l'aspect initialement organique de la corde. En effet, s'ils ont commencé par apprendre les techniques textiles avec de la laine, les deux circassiens, épaulés par l'artiste textile, ont choisi de se décentrer des matières habituellement organiques utilisées et de décupler l'éventail des matériaux. Ainsi, ils ont choisi cinq techniques différentes, pour cinq textures différentes, comme peut le montrer l'échantillon visible dans l'illustration 10.

La corde de coton tressée s'est ainsi transformée en corde de plastique ou de papier plate, ou encore en corde en laine ronde. Les changements pour la corde traditionnelle circassienne sont multiples : non seulement la matière est modifiée, mais aussi son organisation. En effet, l'agencement des brins est réfléchi en fonction des caractéristiques des matériaux, qui induisent à leur tour un comportement artistique unique, pouvant aussi être bouleversé selon l'espace d'exploration. En réalité, les conséquences et motivations directes de ces transformations de la corde s'exercent sur le corps. Si certains des auditeurs de ce projet doutaient de la possibilité de faire du cirque sur ces cordes artisanales et inhabituelles, les deux circassiens ont prouvé la faisabilité de leur recherche et ont démontré leur volonté de se détacher d'un héritage technique circassien, parfois aliénant et répétitif. En modifiant le type de technique de fabrication de la corde, le contact avec cette dernière se transforme : par exemple, Alvaro Valdès confie qu'une corde plate (comme celle en papier ou plastique) ne peut pas être prise à pleine main comme la corde lisse traditionnelle, il faut ouvrir les mains et user d'autres stratégies. En modifiant la matière de la corde et sa forme, les deux artistes pénètrent dans le cœur de leur sujet : la texture. Cette posture rebelle, de révolutionner les objets circassiens traditionnels, se légitime par une fatigue, voire une rébellion, des attendus acrobatiques et de l'injonction à la prouesse technique, passant par l'acquisition d'un vocabulaire gestuel impersonnel. Finalement, en réinventant un nouveau vocabulaire acrobatique sur ces cordes innovantes, les deux artistes espèrent défendre le cirque pour sa liberté de création et son renouveau perpétuel. Pour eux, les capacités corporelles doivent être mises au service d'un langage, celui du cirque, de cet art comme système de communication entre êtres humains, désireux d'explorer

Illustration 10: Echantillon des cordes du projet © La texture comme Matière Interprétative

l'inconnu et de sortir du cadre. Alvaro Valdès finira par formuler cette phrase qui résume bien l'impasse dans laquelle le cirque se trouve quelques fois : « finalement, notre corps s'est entraîné pas mal d'années pour ça [faire des choses extrêmes] et je défends plutôt cette idée de s'interroger sur ce qu'on fait avec tout ça, avec tout ce qu'on s'est entrainés... juste répéter la même chose ? »132.

2.2. La texture comme point de départ

La texture et la nécessité du contact sont les points essentiels de ce projet qui tend à démontrer la puissance de l'imaginaire lorsque ce dernier prend appui sur le concret de la matière. L'hypothèse de départ du projet était que la texture peut influer sur l'imaginaire et sur la mémoire émotive. Il s'agit là d'un terme récurrent dans les descriptions d'Alvaro Valdès et qui semble réunir les souvenirs et les existences passées de la matière, ainsi que ses affordances. En effet, la mémoire émotive est à la fois cette nostalgie dont il est difficile d'identifier l'origine, et ce ressenti qui fait appel à une mémoire passée, voire enfouie, que seule la découverte de la texture peut réveiller. Cette mémoire émotive semble justement être ce qui fait la liaison entre la texture et les nouvelles interprétations, car elle permet de connecter le concret de la matière à ce qu'elle a d'insaisissable.

La texture devient cette fine membrane qui sépare les souvenirs internes à l'objet des représentations extérieures qu'il peut produire. Cette dernière est mise en exergue dans ce projet qui parvient à la mettre en avant par un changement de la matière et de la forme. La corde lisse ne l'est plus, Alvaro Valdès et José Córdova y ont ajouté du relief grâce à des techniques de tissage traditionnelles. En prenant la texture comme point de départ de leur expérimentation, les deux circassiens ont réalisé à quel point le contact est primordial dans le monde du cirque. Plus précisément, en façonnant leur propre agrès, ils ont compris qu'une des conditions majeures du cirque est la présence d'une surface. Ainsi, le cirque ne peut se faire qu'au contact de. La corde est évidemment une surface, même si son apparence linéaire peut faire croire le contraire, il faut davantage penser à toutes les lignes qui la composent et dont l'assemblage nous ramène à la citation suivante : « Si plusieurs lignes sont réunies, comme des fils dans une toile, elles formeront une surface. »133 La

corde est bien une surface, au même titre que le sol pour un acrobate, et garantit la performance circassienne. Le contact est donc bien un élément nécessaire, et pour perturber celui-ci et en extraire la dimension sensible, Alvaro Valdès et José Córdova ont

132 Annexe n°4, [0:51:14-0:52:18].

133 ALBERTI BATTISTA Leon, De Pictura (Alberti, 1992 [1435], p. 75) i n INGOLD Tim, Une brève

choisi de changer la texture de la surface d'un des éléments du cirque. Ce lien entre cirque, texture, forme et matière se fait donc d'abord par une exploration technique, voire artisanale avec la construction des cordes, puis par une rencontre sensible donnant lieu à des imaginaires multiples.

La fabrication manuelle de ces surfaces circassiennes est une étape extrêmement importante, car elle ajoute encore du contact entre l'artiste et la matière. En effet, la confection d'une corde de huit mètres, pour prendre l'exemple de celle en plastique, peut prendre jusqu'à quatre-vingt-dix heures de travail. Alvaro Valdès et José Córdova ont finalement passé un grand nombre d'heures avec leurs cordes, avant même de pouvoir grimper dessus. Ce temps de création qui réunit les mains et la matière semble primordial pour découvrir l'objet, en connaître toutes les caractéristiques et sortir de l'aliénation annoncée par Gilbert Simondon. Pendant la fabrication, le ressenti, la confiance et le savoir passent par les mains, par les heures de tricotage et de tressage, qui conduisent à une connexion très forte avec la corde, voire une affection. Du point de vue des observateurs et visiteurs de l'exposition, c'est le contact visuel qui prévaut avant le contact physique. Le premier constat qui peut être dressé face à l'observation de ces cordes est leur grande beauté plastique. Le choix de créer une exposition accentue cette esthétisation de l'objet, d'autant plus lorsqu'il est excentré du contexte circassien. Comme il est possible de le voir sur l'illustration 11, les cordes tressées par Alvaro Valdès et José Córdova présentent de très beaux motifs et couleurs aux reflets de la culture andine de laquelle elles sont inspirées.

Ces cordes se démarquent énormément de la corde lisse blanche par une variété de textures, de couleurs, de motifs. Le travail, en plus d'être artisanal et artistique, s'augmente d'une dimension plastique. Il y a donc un double intérêt dans la transformation de la corde

Illustration 11: Motifs et couleurs sur une des cordes du projet © La Texture comme Matière Interprétative

lisse de ce projet : exploiter la beauté de l'objet et son statut de surface circassienne. Par ailleurs, la complexité de ces motifs peut faire penser aux quipus incas qui avaient été évoqués plus tôt. Il n'existe alors plus de doute sur la portée symbolique de la corde qui est esthétisée par son exhibition, et par les choix dans sa fabrication.

Alvaro Valdès raconte que cette transformation de la corde lisse est visuelle, matérielle, sensible, mais aussi affective. Le fait de créer son propre agrès semble offrir un nouveau regard sur celui-ci, beaucoup plus lucide. Même si chaque corde lisse possède une histoire et une technique particulière, Alvaro Valdès accorde beaucoup moins de valeur aux cordes fabriquées industriellement dont la surface est trop lisse et l'empêche de se véhiculer sans appréhension. Les cordes plus brutes et en relief que les deux circassiens ont créées leur offrent de la nouveauté et une plus large gamme de gestes. En effet, déployer la texture permet d'ouvrir le geste sur des horizons inattendus. Alvaro Valdès utilise une image assez parlante à ce propos : « [avec une corde lisse industrielle] c'est comme si je n'avais rien de nouveau, c'est comme si je répétais la même chose, c'est comme si il y avait une limite, un plafond que je reconnais depuis un moment et sous lequel je travaille, alors que sur les autres cordes, j'ai plus d'étages. »134 Cette ouverture sur de nouvelles possibilités

gestuelles est permise grâce à une grande humilité de la part des deux circassiens qui acceptent de laisser leurs habitudes acrobatiques et corporelles de côté. Le risque de conserver la même forme extérieure de la corde lisse était d'imposer le même vocabulaire technique à ces nouvelles cordes, de se répéter. Or, Alvaro Valdès et José Córdova sont partis du principe que s'ils travaillent sur un objet différent, leur pratique doit aussi l'être. Ils perçoivent ce respect de l'objet comme un dialogue, une écoute de ce qu'il appelle à faire, ce qu'il afforde, d'une certaine manière. L'objectif est de trouver une nouvelle relation qui se traduit par une offre gestuelle de la part de la corde, pouvant se résoudre grâce à l'outil corporel des deux circassiens. Finalement, laisser place à cet imaginaire et à cette mémoire émotive de la matière et de la texture passe par l'ouverture aux affordances (dépendantes de l'environnement et des capacités de chacun) et par un renoncement de l'étalage des capacités acrobatiques.

Si un premier contact semble naître pendant la fabrication des cordes, il en est de même pour les récits contenus par ces dernières. En effet, l'usage des cordes comme moyen d'écriture a été exploré plus tôt, mais il est possible d'y faire ici mention avec cette réflexion d'Alvaro Valdès : « on a beaucoup réfléchi à tout le temps où on est en train de

tricoter, à tout le temps qu'on partage avec un autre (parce que dans ce cas, on était tout le temps deux), à tout ce qui passe, à tout le monde intérieur d'un tricoteur, à tout ce qu'on partage au delà de faire une corde […]. »135 Vraisemblablement, il est très intéressant de

considérer le processus de fabrication comme la première couche narrative et mémorielle de la corde. Si certaines tribus parvenaient à élaborer tout un système de notation à partir de nœuds de corde, Alvaro Valdès, José Córdova et Victoria Saez ont aussi construit leur langage. Par exemple, sur un accroc ou un défaut de la corde, peut-être peuvent-ils y identifier un instant précis de la fabrication et en traduire l'émotion qui s'y était jouée, le dialogue qui y avait pris part ? Il est primordial de prendre en considération le monde interne des tricoteurs, tisseurs qui effectuent le même geste répétitif et renforcent ce souvenir dans l'objet. Puiser des interprétations de l'objet, de sa réalité, pour développer des imaginaires crédibles et fondés commence dès la fabrication qui est finalement un processus technique et émotionnel.

2.3. Du réel à l'imaginaire

Liu Xie, cité dans l'ouvrage Une brève Histoire des Lignes de Tim Ingold, qui a été analysé bien plus tôt faisait aussi mention de cette écriture par les cordes à nœuds. S'il est possible de raconter par les nœuds, il doit aussi l'être de raconter pendant les nœuds. Une construction de la mémoire et de l'histoire commune serait possible pendant le tissage, et ces dernières pourraient être conservées par la corde et réutilisées ensuite par les interprètes. En outre, fabriquer sa propre corde permet de remonter le cours de son histoire et de réinvestir les récits qui ont entouré sa conception et qui auront pu impacter son