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III. CONTREFAÇONS, CONTREBANDE ET SAISIES : L’ÉCLAIRAGE DE

2. ÉDITION PROVINCIALE ET CONTREFAÇONS

2.1. Les contrefaçons parisiennes : un exemple éloquent Desprez contre

contre Pralard et Roulland

La Bible de Port-Royal a connu dès sa publication un succès tel qu’elle ne pouvait qu’attirer les jalousies et les convoitises des libraires et imprimeurs qui n’en avaient pas eu le privilège. Les libraires de Paris étant soumis à la surveillance vigilante du lieutenant général de police, il y était délicat d’y imprimer des contrefaçons, et on sait par ailleurs que nombre de contrefaçons faites en province et surtout à l’étranger étaient vendues sur le marché parisien.

Les sources judiciaires consultées ne nous ont pas permis de trouver trace de copies parisiennes réalisées du vivant de Lemaistre de Sacy. Une affaire a cependant retenu notre attention : elle rend compte d’un conflit qui oppose Guillaume Desprez d’une part à André Pralard et Lambert Roulland d’autre part, affaire bien documentée puisque deux textes104 la relatent avec précision105. Il s’agit certes de mémoires106, donc de pièces partisanes, qui prennent ici la défense de Desprez. Mais le fait que le Chancelier, donc la plus haute autorité du royaume après le roi, tranche en faveur de celui-ci tend à démontrer que ses accusations sont fondées.

La démarche menée par Pralard et Roulland est riche d’enseignements pour l’historien du livre : elle montre que ces libraires ont tout essayé avant de se décider à commettre des contrefaçons.

L’affaire trouve son origine à la mort d’Arnaud de Luzancy, légataire universel de Lemaistre de Sacy. Issaly, ancien avocat au Parlement de Paris, et proche de la

104 BnF Mns. Fr. 21 739, collection Delamare, Affaires de librairie (1698-1717), f° 129, « Mémoire présenté à

Monseigneur le Chancelier par Guillaume Desprez, libraire » et BnF Mns. Fr. 22 074, collection Anisson-Duperron, contrefaçons (1643-1748), f° 122 : « mémoire pour Guillaume Desprez, libraire à Paris, contre l’entreprise faite par André Pralard et Lambert Roulland, libraires de la même ville ». Les deux mémoires sont transcrits en intégralité dans les annexes.

105 Précision toute relative sur un point : aucun des deux mémoires n’est daté. Par recoupement, nous pouvons penser

famille Arnauld, exécuteur testamentaire du traducteur de la Bible, est à son tour légataire universel d’Arnaud de Luzancy, et hérite donc de tous les droits sur les textes de Lemaistre de Sacy.

Issaly et les héritiers décident de vendre le privilège des textes de Lemaistre de Sacy à Guillaume Desprez pour 33 000 livres, somme très importante pour l’époque. Pralard et Roulland, ayant entendus parler de cet accord, entrent en contact avec Issaly et tentent de le soudoyer en lui proposant 10 000 livres de plus que Desprez. Issaly refuse en expliquant qu’il est un homme de parole et qu’il s’est engagé vis-à-vis de Desprez.

Leur démarche ayant échoué, ils tentent de forcer la main de la justice. Ils présentent au Chancelier un mémoire expliquant qu’ils sont censés participer au privilège que Desprez vient d’acquérir. Après enquête et vérification des privilèges de Desprez, auxquelles s’ajoutait le témoignage d’Issaly, le Chancelier renvoie les demandeurs et assure Desprez de sa protection.

Il ne reste à Pralard et Roulland qu’une solution pour parvenir à leur fin : la contrefaçon. Il est toutefois impossible pour des libraires aussi renommés de faire une simple copie de l’édition de Desprez. Ils engagent donc quelques écrivains qui transforment subtilement le texte de Lemaistre de Sacy : « on dit que l’on y emploie diverses personnes dont on cache les noms fort soigneusement, et qu’on y travaille fort à la hâte, à moins qu’elle ne soit faite sur les manuscrits de M. de Sacy dont une personne engagée dans les intérêts de ces libraires a pu avoir des copies107 ». Arguant de proposer un nouveau livre utile à l’édification des nouveaux

convertis, ils réussissent à obtenir un privilège. Leur concurrence est d’autant plus dangereuse pour Desprez qu’ils promettent de donner deux éditions par an, l’une en français, et l’autre bilingue en français avec le texte de la Vulgate en parallèle. Compte tenu des frais importants qu’il a dû engager, Desprez risque la faillite si l’entreprise de Pralard et Roulland est couronnée de succès. C’est ainsi que Desprez lui-même expose les faits dans le mémoire108 qu’il présente au Chancelier.

106 Il serait intéressant de retrouver les arrêts du Châtelet ou du Parlement concernant cette affaire. Nous n’avons pu

nous y employer par manque de temps.

107 BnF Mns. Fr. 21 739. 108 Idem.

Le mémoire109 retrouvé dans les papiers Anisson-Duperron est plus intéressant encore : il émane d’une tierce personne, certes toute acquise à Desprez. Il corrobore en tout point le mémoire du libraire (notamment la cession du privilège par Issaly), mais donne en outre des arguments précis pour étayer la cause de Desprez. Ils sont regroupés en cinq points que nous avons jugés utiles de citer ici110 :

« 1) Le privilège desdits Pralard et Roulland est subreptice, car il est pour une traduction française de la Bible, avec des explications tirées de saint Jérôme. Or il est visible que c’est le même dessein et par conséquent le même privilège que celui du sieur de Sacy, car le dessein dudit sieur de Sacy n’est autre chose qu’une traduction française de la Bible avec des explications tirées de saint Jérôme et d’autres pères. Ainsi le privilège de Pralard et Roulland n’est qu’une imitation et une entreprise.

2) On sait que feu Monseigneur le Chancelier avait donné audit sieur de Sacy non seulement des privilèges particuliers pour ses traductions, mais même un Privilège Général pour la traduction entière de l’Écriture Sainte, et qu’il eut même la bonté d’ajouter un éloge dans ce privilège, ce qui fait bien voir que ce n’a été que par obreption qu’on a surpris un privilège pour un ouvrage imité et contrefait sur celui dudit sieur de Sacy, et on sait aussi que ceux qui travaillent pour Pralard et Roulland sont secourus des copies dérobées audit sieur de Sacy par une infidélité dont l’auteur est assez connu.

3) Cet ouvrage au privilège desdits Pralard et Roulland portant l’apparence de celui dudit sieur de Sacy, et devant être plus tôt mis au jour, il arrivera qu’encore que quelques personnes en sachent faire la distinction, la plupart, et surtout dans les Provinces et les pays étrangers, croiront que ce sera l’ouvrage du sieur de Sacy et cette erreur publique anéantira le privilège dudit Desprez. (…)

5) (…) On sait que depuis peu, le sieur abbé de Furetière ayant fait un dictionnaire de la langue française, et en ayant surpris le privilège, il en a été débouté par arrêt du Conseil à cause du privilège précédent pour le dictionnaire des Messieurs de l’Académie, quoiqu’il ne soit pas même encore achevé : il est

109 BnF Mns. Fr. 22 074.

110 Le quatrième argument ne visant que la défense des investissements consentis par Desprez, nous avons jugé qu’il

facile de voir que le droit dudit Desprez est en plus forts termes par les grands engagements où il est entré (…). »

Ces arguments reprennent en grande partie un débat qui avait retenu l’attention du Parlement de Paris à plusieurs reprises. Face à un texte légèrement modifié, peut- on considérer qu’il s’agit d’un nouvel ouvrage, demandant donc un nouveau privilège, ou bien du même texte, auquel cas le texte modifié est un plagiat ? Le Parlement estimait en général qu’il fallait que le texte diffère beaucoup du modèle imité pour justifier l’attribution d’un nouveau privilège. L’auteur du mémoire va même plus loin : les deux éditions de l’Écriture Sainte en langue vernaculaire tendent au même but, ce qui veut dire qu’elles ne devraient faire l’objet que d’un seul privilège. Or le privilège de Desprez est le plus ancien, donc le seul légitime. La comparaison avec les dictionnaires de Furetière et de l’Académie est tout à fait éloquente.

Le débat dépasse ainsi le simple cadre de l’affaire judiciaire : il ne s’agit pas ici d’une vulgaire contrefaçon, par ailleurs difficile à exécuter à Paris en raison d’une surveillance attentive, mais d’un plagiat. La lutte contre la contrefaçon rejoint ici la défense de la propriété intellectuelle, inaugurant l’un des grands débats dont le livre sera le centre au XVIIIème siècle111.