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III. CONTREFAÇONS, CONTREBANDE ET SAISIES : L’ÉCLAIRAGE DE

3. L’EXEMPLE D’UN RÉSEAU DE CONTREBANDE : LES ACTIVITÉS DE JEAN-

3.2. Broncart, Godard et Anisson

Le 17 avril 1705, un arrêt125 du Conseil du Roi met fin à une affaire judiciaire dont la procédure a duré quatre ans. En voici la sentence :

« LE ROY EN SON CONSEIL déclare la saisie faite à la requête dudit Desprez, le 8 octobre 1701, bonne et valable ; ordonne que tout ce qui a été saisi en conséquence, concernant ladite Bible appelée de Sacy, sera donné et délivré audit Desprez, à ce faire les dépositaires contraints, quoi faisant déchargés ; déclare pareillement Sa Majesté tous les exemplaires de ladite Bible imprimée en quatre volumes in folio, chez Broncard à Liège, ensemble tous ceux imprimés en trois volumes in quarto chez ledit Broncard et Foppens à Liège et à Bruxelles,

confisqués au profit dudit Desprez ; fait pareille confiscation, et de plus grande peine, s’il y échoit. (…) »

L’affaire oppose Guillaume Desprez à Godard, libraire à Reims, Anisson, libraire à Paris, Jacques Villery et ses héritiers, libraires, Ballard, syndic de la chambre des libraires et imprimeurs, et quelques autres individus de rôle plus secondaire.

A l’origine de la procédure se trouve une saisie demandée par Desprez et effectuée sous le contrôle du Lieutenant Général de police d’Argenson. Cette saisie révèle un ensemble de Bibles de Lemaistre de Sacy imprimées par Broncart à Liège et par Foppens à Bruxelles.

L’enquête diligentée par le Lieutenant Général de Police permet de découvrir que les livres imprimés aux Pays-Bas sont livrés à trois imprimeurs libraires : Godard à Reims et Jean Anisson et Jacques Villery à Paris. Pour se protéger des poursuites, les libraires réussissent à obtenir des approbations des autorités ecclésiastiques. Des arrêts intermédiaires, présentés dans la liste des pièces du dossier, défendent de se servir « de la permission surprise le 7 janvier 1702 du sieur Cardinal de Noailles, [Archevêque de Paris, pour vendre et débiter] ladite Bible imprimée à Liège, et ce au préjudice du privilège accordé audit Desprez. » et de « la permission (…) surprise du sieur Archevêque Duc de Reims le 15 septembre 1701 de vendre, débiter et imprimer la Bible imprimée à Liège ».

Plusieurs petites mains, la veuve Crochet et son fils, l’abbé Leroy, sont chargés de faire transiter les livres et de les cacher à Paris ou en proche banlieue. Une saisie effectuée à leur domicile permet d’être assuré de leur collaboration au réseau : « Copie du procès verbal dudit commissaire Regnard fait à la requête des syndic et adjoints de la Communauté des marchands libraires et imprimeurs de Paris, contenant son transport avec un huissier en présence desdits syndic et adjoints rue des boulangers faubourg saint Victor, en la maison de ladite veuve Crochet, où il a trouvé le sieur Crochet son fils, par lequel il paraît qu’il s’est trouvé dans une chambre au premier étage seize à dix-sept rames en trente paquets de la Bible du sieur de Sacy in folio, de la Genèse, Isaïe, Cantique des cantiques, Concorde des Évangiles, Judith et Psaumes de David, impression d’Hollande, et autres livres y énoncés ; contenant aussi leur transport rue Judas en la chambre du sieur abbé Leroy, où il s’est trouvé dans une autre chambre à côté d’icelle entre autres

choses 55 Épîtres dédicatoires de la Bible du sieur de Sacy, 97 estampes pareilles des figures de l’Ancien Testament de la Bible de Sacy, 83 cartes pareilles de la Terre Sainte de la même Bible, 70 cartes pareilles de l’ancienne ville de Jérusalem et de ses environs, 93 cartes de la Terre Sainte de la même Bible, un volume de la Bible dudit sieur de Sacy, in folio ».

Le rôle de Ballard, syndic de la chambre des libraires, et lui aussi accusé par Desprez, est plus flou : il semble qu’il ait eu beaucoup de réticence à participer à l’enquête, et qu’il ait retenu des livres contrefaits à la chambre syndicale, au lieu de les remettre à Guillaume Desprez. En d’autres termes, il aurait protégé les intérêts d’Anisson et de Villery.

Ce réseau a une structure très différente du précédent. Broncart n’en forme plus la tête. Des imprimeurs français lui passent commande de contrefaçons. Il ne fait que les livrer. S’il ne parvient pas à produire suffisamment de livres pour satisfaire les besoins d’Anisson et de Godard, il s’en procure des exemplaires imprimés à Bruxelles par Foppens. Les intervenants sont moins nombreux, et seuls trois « passeurs » sont identifiés dans les pièces à conviction : la veuve Crochet et son fils Noël Crochet, moine bénédictin, et l’abbé Leroy. Pour se couvrir, Anisson et Godard s’assurent les approbations des archevêques de Reims et de Paris. La contrefaçon est beaucoup moins cachée que dans le réseau monté par Broncart et Duclos.

Ces deux exemples concernant un même imprimeur montrent à quel point la contrebande de livres contrefaits peut prendre des circuits différents, confirmant l'existence d'un ensemble de réseaux très imbriqués. L’attitude ambiguë de la chambre syndicale des libraires et imprimeurs de Paris, ici en la personne de Ballard, est un autre signe de la complexité de l’économie du livre.

Conclusion générale

Il serait tentant, au terme de ce travail, d’en rassembler les différentes leçons et de revenir sur les deux lignes de force de cette recherche, une étude de bibliographie matérielle autour de l’identification de possibles contrefaçons et un panorama du paysage éditorial français, au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, marqué par la fraude, la contrebande et l’illicite.

En terme d’identification d’exemplaires contrefaits, les résultats doivent être nuancés. En effet, une première analyse des ornements et des caractéristiques matérielles de différentes éditions du Nouveau Testament de Mons nous a permis d’émettre la double hypothèse d’une filière ouvertement lyonnaise (Jullieron et Prost) et d’une production grenobloise masquée (Philippes). Cependant, il serait nécessaire d’envisager l’utilisation de techniques complémentaires afin de valider ces deux hypothèses : analyse des papiers, des encres, voire recours à des outils du type collator d’Hinman.

Un élargissement du corpus à d’autres fonds provinciaux et parisiens possédant des éditions du Nouveau Testament de Mons serait le bienvenu. Il faudrait également le compléter par l’intégration des autres textes bibliques port-royalistes publiés en livres séparés, ceci avant et après 1700.

Néanmoins, le préalable à un repérage et à une identification rigoureuse des contrefaçons provinciales et étrangères dans un corpus élargi devrait être la mise en œuvre d’un chantier collectif : un projet partagé de bases d’ornements numériques réparties entre les différentes bibliothèques et institutions détenant un fonds ancien déjà valorisé. Des exemples de bases en ligne du type Môriane ou Passe Partout pourraient servir de modèle. Le développement d’une telle base peut raisonnablement être imaginée à la Bibliothèque municipale de Lyon à partir des dossiers Parguez, cela en collaboration avec l’Institut d’Histoire du Livre par exemple.

Complément d’une approche en terme de bibliographie matérielle, une étude du monde du livre et de l’édition à la fin du XVIIème siècle pourrait s’appuyer sur quatre axes distincts mais complémentaires.

La première de ces recherches porterait sur le milieu professionnel des imprimeurs-libraires lyonnais (ateliers, pratiques professionnelles) et sur la police de la librairie (rôle et compétences de la Sénéchaussée et du Présidial en matière de librairie) dans une ville sans Université ni Parlement, mais dotée d’un important collège jésuite.

Une deuxième pourrait revenir, à travers l’exemple de la production et de la diffusion du Nouveau Testament de Mons, sur l’articulation entre monde du livre et monde religieux, société et Église face aux courants jansénistes. Elle pourrait porter sur une ville provinciale telle que Lyon, centre typographique important au tournant des deux siècles.

Un troisième axe de recherche s’inspirerait des travaux en matière d’histoire de l’art sans en oublier les formes ordinaires (artisanat, commerce des estampes) et la dimension technique (les modèles graphiques et leur circulation). Il comprendrait une étude comparative des frontispices et une tentative de typologie des nombreuses marques à la foi.

Une dernière étude, plus ponctuelle, pourrait enfin reprendre la question de l’histoire des privilèges étrangers, portés par de nombreuses éditions du Nouveau Testament de Mons, et tenter d’en établir une généalogie précise.

Le caractère fructueux et prometteur d’une approche de l’univers de l’imprimé au XVIIème siècle en terme de contrefaçon semble évident au terme de ce travail. Si les limites et les projets sont à ce jour nombreux, une étude de cas telle que la nôtre a cependant permis de reposer la question de la place de Lyon en tant que centre de production d’éditions contrefaites. Cette étude invite à repenser le triangle Paris – Pays Bas - Province et la géographie du livre (notamment son versant clandestin avec ses réseaux, ses acteurs et ses règles) sans schéma préconçu, que ce soit sur la prépondérance parisienne, la paralysie provinciale ou la liberté hollandaise.

Bibliographie