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CHAPITRE 1 Problématique et questions de recherche

1.2. Syndicats et TIC : état des lieux

1.2.2. Contraintes et risques potentiels

Comme très peu de contraintes ou de risques associés à l’utilisation des technologies de l’information et de la communication par les syndicats ont été identifiés par les chercheurs, nous tenterons de mettre en lumière l’ensemble des aspects négatifs et des limites qui ont été soulevés en lien avec la présence des TIC dans le monde syndical au fil des années de façon à alimenter au mieux notre réflexion. Dans cette optique, nous commencerons par faire une brève parenthèse sur les travaux de Chaison, puis nous examinerons en détails certaines contraintes et risques, soit la perte de proximité avec les membres, la fracture numérique, la charge de travail qu’être actif sur les médias sociaux représente, l’absence de contrôle sur le contenu publié (et sur les plateformes elles-mêmes), la surveillance pouvant être effectuée par l’employeur ainsi que le risque que la présence sur les médias sociaux peut représenter pour l’image et la réputation des syndicats.

Bien qu’ils concernent l’impact des TIC sur les syndicats et non l’impact de l’utilisation des TIC par les syndicats, les travaux de Chaison (2002, 2005) méritent d’être mentionnés. En effet, cet auteur soulève des questionnements intéressants en lien avec le côté sombre des TIC (Ibid.). Selon lui, plutôt que de contribuer à la revitalisation des organisations syndicales, les technologies de l’information et de la communication pourraient les éloigner du renouveau escompté (Ibid.). Il identifie, plus précisément, trois grandes menaces. Il prétend, d’abord, que l’organisation d’un syndicat pourrait s’avérer plus difficile en raison de la présence de plus en plus de travailleurs atypiques, physiquement et

psychologiquement distanciés de leur lieu de travail et de leur employeur, et de l’augmentation du nombre d’alternatives aux syndicats, diminuant l’intérêt des travailleurs à leur égard (Ibid.). Considérant, par ailleurs, les diverses alternatives individualistes permettant aux travailleurs de communiquer directement avec leur employeur, il estime que les syndicats pourraient perdre leur rôle de porte-parole (Ibid.). Il prétend finalement que les TIC auraient pour effet de transformer les relations entre les syndicats et leurs membres et invoque, comme d’autres auteurs avant lui, une perte de proximité inévitable (Ibid.). Chaison (2005 : 399) est catégorique : « Unions cannot be websites and social movements, providers of online services and communities of workers. »

Shostak (2002) indique que la perte de proximité est une préoccupation soulevée par de nombreuses personnes dans les milieux de travail. La crainte que l’utilisation des TIC puisse conduire les syndicats à négliger les rapports face-à-face a d’ailleurs été exprimée par certains dirigeants syndicaux interrogés par Fiorito et Royle (2005). Toutefois, Heckscher et McCarthy (2014) soutiennent que cette crainte est non fondée. Ils prétendent, au contraire, que les médias sociaux permettent d’enrichir les relations interpersonnelles : « Social media engagement supports and supplements, rather than undermining, personal (offline) relations. There is no evidence that people are widely replacing face-to-face connections with online ones; they are adding new ones (Hu et al. 2004; Lampe et al. 2006; Miller 2011; Rainie et al. 2011; Wellman et al. 2001). » (Ibid. : 637.)

Si les deux points de vue se défendent, il faut sans nul doute distinguer les relations nouées sur les médias sociaux des relations face-à-face, les actions menées sur les médias sociaux des actions menées sur le terrain. Comme le soulignent Fowler et Hagar (2013 : 224), « there is always the problem of translating followers on Facebook into "boots on the ground" at actions and protests ». En effet, il semble que le risque de ne pas voir la mobilisation se concrétiser dans le monde « réel » existe bel et bien :

In this critique, real time, real space activity is substituted by passive, virtual and physically isolating activity to the extent it is enacted through screen and keyboard interaction alone. Slacktivism is cited by Morozov (2009) as "feel- good online activism that has zero political or social impact. It gives those who participate in "slacktivist" campaigns an illusion of having a meaningful impact

on the world without demanding anything more than joining a Facebook group".

Upchurch et Grassman, 2015 : 646

Par ailleurs, si le fait que tout le monde n’a pas accès à un ordinateur ni ne connaît son fonctionnement est un problème qui nous apparaît de moins en moins actuel, il semble qu’une fracture numérique (« digital divide ») existe bel et bien (Harlow et Guo, 2014; Masters et al., 2010; Fiorito et Royle, 2005) : « More than just lack of access, the digital divide has widened to include lack of Internet know-how, computer illiteracy, out-of-date infrastructure, and lack of interest (Bonfadelli, 2002; Goldstein, 2007). Economic, political and cultural divides all are part of the digital divide (Fuchs, 2009). » (Harlow et Guo, 2014 : 466.) Aux États-Unis, des recherches ont d’ailleurs démontré que des disparités existent toujours suivant l’origine ethnique de la personne concernée (Ibid.). De manière générale, il serait notamment plus probable que les immigrants n’aient pas accès ou n’utilisent pas d’ordinateur en raison de leurs revenus plus faibles, de leur niveau d’éducation moins élevé et de leur connaissance limitée de la langue anglaise (Ibid.). Dans le même ordre d’idées, les membres d’un syndicat pourraient être plus ou moins susceptibles d’utiliser les TIC selon différents facteurs (tels que leur âge, leur revenu, leur niveau de scolarité et leur origine ethnique) (Fiorito et Royle, 2005). Les syndicats doivent prendre en compte cette fracture numérique dans l’élaboration de leurs stratégies de communication et reconnaître que leurs membres ne sont probablement pas tous familiers avec les TIC (Masters et al., 2010). En effet, il semble qu’une stratégie de communication qui se baserait exclusivement sur l’utilisation des TIC ne permettrait pas de rejoindre l’ensemble des membres et il est donc important de s’assurer que ceux qui n’ont pas accès à Internet (ou ne souhaitent pas avoir de compte Facebook ou Twitter) ne soient pas, de ce fait, exclus de la vie syndicale (Ibid.; Aalto-Matturi, 2005). Cela dit, comme le souligne Aalto-Matturi (2005 : 475), « [t]his should not contradict the ability to offer those with access to the Internet more information, services, and opportunities for participation than before ».

Les syndicats qui utilisent des réseaux sociaux doivent également être conscients que cela demande une attention soutenue (Gaudreau, 2013). Pour susciter l’intérêt, ils doivent, en effet, diffuser du contenu régulièrement et répondre aux questions et commentaires des internautes, tout en étant parfaitement conscients qu’ils n’ont aucun contrôle sur le contenu une fois qu’il est diffusé (Ibid.). Outre une grande prudence à l’égard du contenu publié, l’utilisation des médias sociaux requiert donc des syndicats qu’ils soient proactifs, tout comme le requérait déjà l’utilisation d’un site web. Comme le soulignait Pizzigati (2002) au début des années 2000, certains syndicats se sont emballés à la vue du vaste potentiel d’Internet, mais ont espéré que leurs membres fassent tout le travail. Ils l’ont traité comme un produit fini, ont été passifs plutôt qu’actifs, mais cette approche n’était, évidemment, pas adéquate : « In expending their resources on technology, unions must not assume that the Internet is a substitute for action. » (Bennett et Taras, 2002 : 174.) En somme, être présent - et actif - sur les médias sociaux demande beaucoup de temps et le déploiement d’importantes ressources : « Its interactivity means unions have to respond to user- generated inquiries and monitor online discussions, and failure to do so has negative consequences. [...] Labour organizations are grappling with the issue of how to devote sufficient resources to such activities without detracting from other urgent tasks. » (Burgmann, 2016 : 71.)

L’absence de contrôle sur le contenu publié s’accompagne aussi d’une absence de contrôle sur les réseaux sociaux eux-mêmes (Wood, 2009; Bibby, 2008). En effet, une personne qui ajoute rapidement de nouveaux contacts ou envoie des messages en grande quantité alors qu’une campagne ou un conflit débute risque de voir son compte fermé par les administrateurs, comme ce fût le cas, à deux reprises, pour Derek Blackadder en 2008 (Bryson, Gomez et Willman, 2010, Wood, 2009). Hodder et Houghton (2015) soulèvent également, sans s’y attarder, des problématiques intéressantes quant à la possibilité de se présenter comme une autre personne ou d’avoir plusieurs comptes sur les réseaux sociaux. Il pourrait être difficile pour les syndicats de s’y retrouver.

En outre, les employeurs pourraient profiter des informations accessibles sur les médias sociaux pour affaiblir le pouvoir des syndicats (Wood, 2009). Upchurch et Grassman

(2015 : 15) soulignent, à cet égard, que le potentiel des TIC « remains largely grounded in the everyday struggle of workplace power relationships », précisant que « managerial counter-mobilisation may overcome potentially liberating powers on part of the employees using the very same technologies as instruments of control and surveillance ». Burgmann abonde dans le même sens :

The rise of social media has given employers an extra opportunity to monitor, spy upon and ultimately discipline and control employees. Bosses will be watching and online spaces such as Facebook, which closed down the account of an SEIU affiliate trying to organize casino workers in Nova Scotia, are commercial ventures. During the 2011–2012 BA cabin-crew dispute, when 22 separate strike days were having a real impact, BA management disciplined more than 40 crew in a series of moves aimed at their use of Facebook, email networks and text messages; three of the 18 cases concerned with Facebook postings were to ‘friends’.

Burgmann, 2016 : 71

Selon Wood (2015), le fait que les activités des syndicats et des travailleurs sur les médias sociaux puissent être étroitement surveillés par les employeurs n’est toutefois pas un problème insurmontable. Celui-ci soutient qu’il est facile de contrer cette surveillance en utilisant des pages Facebook privées, par exemple (Ibid.). Toutefois, malgré les moyens pris pour contrer les visiteurs indésirables, les travailleurs pourraient trouver difficile de s’exprimer librement sur les médias sociaux par crainte de représailles de la part de leur employeur (Wood, 2009).

Une étude menée aux États-Unis en 2009 met aussi en lumière le risque que représentent les réseaux sociaux pour la réputation des entreprises (Lévesque-Groleau et Jetté, 2010). Évidemment, ce risque est le même pour les syndicats. En outre, un membre peut ne pas tenir compte des positions votées dans ses propos et il peut être difficile pour le public de faire la différence entre le discours officiel d’un syndicat et celui d’un membre (Gaudreau, 2013). Certains problèmes auparavant discutés à l’interne se déplacent sur la scène publique et s’il y a divergence d’opinions entre les membres, il peut être difficile de garder une apparence d’unité (Wood, 2009). Selon Wood (2009), si les syndicats ne sont pas en mesure d’assurer une présence constante sur les médias sociaux pour répondre aux attentes

des utilisateurs, leur image pourrait d’ailleurs en être négativement affectée. Waters et al. (2009) en arrivent à la même conclusion en ce qui concerne les organisations sans but lucratif, soulignant que créer un profil et l’abandonner pourrait rebuter les potentiels supporteurs s’ils constatent que le site est inactif.

Fowler et Hagar soulèvent également d’excellents points quant à la difficulté d’incorporer les médias sociaux aux stratégies de communication syndicales existantes :

Results from this study suggest that incorporating NSM [new social media] into existing communications divisions in the unions studied was challenged because of existing organizational structures. Responsibility for communications often falls on individuals with other responsibilities or was shared among several individuals who must juggle NSM with multiple communications tasks. As a result of what appeared to be difficulty incorporating NSM into existing communications structures, a lack of existing NSM policies or plans of action, many major Canadian trade unions simply had no presence at all on NSM, and another group had created a Facebook site or Twitter account, but had left it almost completely inactive.

Fowler et Hagar, 2013 : 206

En somme, en plus du stress occasionné par les médias sociaux pour l’ensemble des travailleurs et acteurs syndicaux qui sont maintenant reliés à leur travail 24 heures sur 24 (Bucher, Fieseler et Suphan, 2013), leur utilisation par les syndicats comporte son lot de contraintes et de risques. Outre certaines contraintes d’ordre juridique38, les syndicats doivent notamment considérer la possible existence d’une fracture numérique et la lourde charge de travail que représente l’utilisation des médias sociaux. Cette utilisation pourrait également engendrer une perte de proximité avec les membres et nuire à l’image des syndicats en raison du peu de contrôle qu’ils possèdent sur les messages transmis sur les réseaux sociaux. La surveillance qui peut être exercée par l’employeur constitue également un risque, comme le fait que les plateformes peuvent être fermées à tout moment. Malheureusement, peu de solutions sont proposées pour pallier aux contraintes et aux risques identifiés.

38 Tel que précédemment mentionné, la liberté d’expression des syndicats n’est pas absolue. Outre certaines

balises en lien avec le message communiqué, les syndicats doivent notamment respecter le droit à la vie privée et le droit à la réputation de l’entreprise et ne doivent pas divulguer d’informations confidentielles. Comme les informations diffusées sur les médias sociaux sont publiques, la prudence est de mise.

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