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Si on se remémore les première pages de Du côté de chez Swann, on se rappelle l’exercice auquel se livre le « je » : il se réveille dans un lieu inconnu, et, avant de se lever, tente de se localiser, de donner sens au lieu où il se trouve, parce que, bien entendu, ce qu’il va faire en se levant en dépend : il lui faut des représentations de ses co-ordonnées spatio-temporelles pour agir, et se situe lui-même selon des paramètres qui se construisent en fonction de ce qu’il veut faire.

Il est intéressant d’observer que, chez ce « je », la projection dans ce en vue de quoi il se lève (la décision qu’il faudra qu’il se lève en est le premier élément) ne constitue qu’une partie de ce qui influence ses représentations. Car il mobilise, simultanément, son expérience des lieux où il lui est arrivé de se réveiller, en tentant de faire coïncider ses perceptions sensorielles avec ces éléments d’expériences : intervient, dans ce travail ce à partir de quoi réfléchit le « je », donc son expérience sous la forme des représenta- tions qu’il en construit, à l’aide d’un travail réflexif, et qu’on peut appeler son histoire, construite par des récits successifs et changeants selon les « à partir de » et les « en vue de », récits qui fondent son identité, narrative selon P. Ricœur.

En dernière analyse, il s’agit simplement de prendre au sérieux la notion de « représen- tation », qui a connu une fortune certaine en sciences humaines, et en didactique (Moore, 2001)22. Dès les premiers travaux sur les représentations (Jodelet, 1989) celles-

ci sont considérées comme organiquement liées à des objectifs. L’idée est simple : un être ne construit pas des représentations concernant ce qui l’indiffère. Les représenta- tions dépendent donc de nos anticipations, de notre « en vue de », qui lui même s’articule à notre histoire, notre expérience, notre « à partir de », l’informe, lui donne forme. En ce sens, la représentation participe déjà d’une page d’histoire et constitue une sorte de construction préalable de repères, de catégories dont on pourrait avoir besoin pour agir ou intervenir sur le monde.

Cela est d’autant plus pertinent qu’il serait difficile à quiconque a enseigné un peu de croire que la dimension personnelle et individuelle des participants à une classe puisse être qualité négligeable dans le processus d’enseignement-apprentissage23. Les perspec-

tives non positivistes (je me ferai ici l’avocat de leur version herméneutique) portent

22 Voir des conséquences pratiques de la notion de représentation en recherche :

De l’analyse du discours à l’analyse des discours en situation comme outil de recherche et d'intervention (P. Chardenet).

Dessins d'enfants, recherche qualitative, interprétation. Des poly-textes pour l'étude des imaginaires du plurilinguisme (D. Moore et V. Castellotti).

La méthode biographique : de l’écoute de l’apprenant de langues à l’herméneutique du sujet plurilingue (M. Molinié).

23 Tout le monde sera d’accord avec cela. Combien de processus de formation d’enseignants l’explicitent,

Didier de Robillard |25

une attention toute particulière à la dimension historique des processus, en admettant une part, inéluctablement spéculative, sur ce qu’est un homme, qui motive le recours à la philosophie comme point d’appui aux sciences humaines. Celle-ci permet en effet d’expliciter ce qui, autrement, demeurerait comme (honteusement ?) clandestin. Cela signifie donc qu’une proposition comme celle-ci :

« Dans une méthode qualitative, on distingue classiquement la phase de recueil et la phase de traitement des données » (Mucchielli, 2002 : 182)

doit être discutée. Comment, en effet, pourrait-on, dans un travail en sciences hu- maines, suspendre la construction du sens chez un être humain, tout chercheur qu’il puisse être ?

Cette proposition surprenante n’est pas justifiée dans ce texte, comme si elle allait de soi, pas plus que les prétentions à comprendre tout être humain, à l’article « Anthropo- logie » in Mesure et Savidan (2006)24.

Autre exemple caractéristique de la difficulté à envisager les problèmes du « com- prendre » : l’ouvrage dirigé par A. Mucchielli, pour expliciter l’idée de perception du sens construit par des êtres humains, qui serait à la base des approches qualitatives, fait référence à l’empathie, constituée par

« [l’e]nsemble des techniques liées à une attitude intuitive qui consiste à saisir le sens subjectif et intersubjectif d’une activité humaine concrète, à partir des intentions que l’on peut anticiper chez un ou plusieurs acteurs, cela à partir de notre propre expérience vécue du social ; puis à transcrire ce sens pour le rendre intelligible à une communauté humaine » (Mucchielli, 2002 : 55).

Chacun peut constater à quel point il y a une tension contradictoire entre d’une part « techniques », et d’autre part « attitude intuitive ».

À la réflexion, une façon de poser cette question est celle-ci : comprendre, certes, mais comme qui ? En effet, « comprendre » ne saurait se concevoir sans un point de vue, des co-ordonnées temporelles et culturelles, et la possibilité qu’on « comprenne » de plu- sieurs manières différentes sans être capable de désigner la meilleure ou « la » bonne. Comprendre qui, quand, à partir de quoi, en vue de quoi ?25

« (Se) représenter », catégoriser, dans cette perspective, devient une activité historico- politique : toute catégorisation, même celles en apparence les plus anodines (quoi de plus négligeable que des « phonèmes », confettis sonores dénués de signification ?26)

repose sur une « jection » dans le monde, une manière de se projeter avec les autres

24 Voir les phénomènes de convergence (compatibilité épistémologique et/ou technique), de divergence

(incompatibilité épistémologique et/ou technique) entre les outils de la recherche : Les principales mé- thodes et leurs techniques de construction des observables.

25 Voir : L’échange avec les acteurs comme méthode de production de données pour la recherche sur

l’enseignement / apprentissage des langues (P. Chardenet).

26 Admettre les phonèmes comme unique approches des sons consiste à admettre le primat de la commu-

26 | Les vicissitudes et tribulations de « comprendre »

dans le monde, ce qui en fait tout sauf une simple activité de connaissance « purement intellectuelle » et permettant une connaissance « neutre » du monde et des autres. Si la « jection », comme argumenté plus haut, articule histoire et avenir, « à partir de » et « en vue de », on comprendra, alors, que soient ici considérées comme d’inspiration positiviste les approches qui travaillent à minimiser ou occulter la place des représenta- tions de l’histoire, et celles de l’avenir, et se prétendant capables de « descriptions » au sens fort, là où le qualitatif voit des récits, forme humanisée de la description dans des temporalités, et la prise en charge par un être en devenir revendiquant son historicité, sa part de responsabilité dans ce qu’il dit du monde, et sa propre finitude, autant d’éléments qui laissent de la place à d’autres discours.

Les points de vue que j’ai mobilisés ci-dessus sont ceux des herméneutiques de H.G. Gadamer et de P. Ricœur, qui postulent que vivre c’est donner du sens et que, au départ de toute vie humaine, se trouve un pari que l’on peut trouver inconsidéré ou irrationnel. Pour vivre, il nous faut nous jeter dans le monde. Or, pour nous y jeter, pour y vivre, il faut que nous disposions d’hypothèses sur comment il fonctionne pour nous y intégrer, quitte à réviser ces hypothèses en cours de route. L’hypothèse fonda- trice d’humanité, en l’absence de toute expérience ou histoire, serait que, de manière très irrationnelle, nous avons confiance en notre capacité à donner sens au monde. Cela s’imagine difficilement comme un processus purement individuel, puisque nous sommes socialisés, et que certaines orientations nous sont données, ou interdites, par le corps social. La réflexivité est ce qui nous permet, par le récit (Ricœur) de faire l’histoire de nos expériences révolues, de leur donner sens, dans une perception du temps humain, et en construisant une identité. L’hypothèse sous-jacente est donc que vivre et « donner sens » sont un peu synonymes. Le travail réflexif est, de ce fait crucial, y compris (et même surtout, parce que dans la vie quotidienne, nous sommes loin de tout expliciter) dans le travail scientifique. Si notre faculté à donner du sens est indissociable de notre historicité, notre activité scientifique en est pétrie, et elle ne pourrait pas exister sans cela, en tout cas pas dans la forme qu’on lui connaît (cf. Winkin plus haut). Il est donc important de ne pas ignorer ce qui fait que nous produisons du sens d’une manière, pour chacun(e) sans doute unique, liée à notre histoire non reproductible, et la réflexivité est ce qui nous permet de donner sens au passé donc à l’avenir, et réciproquement, puisque les significations données à l’avenir informent la façon dont est construite l’histoire.

2. 3. Motivations d’une approche qualitative pour la recherche

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