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1. Le discours prémythique : une réception ambiguë (1845-1866)

1.1. Contextes d’énonciation

1.1.1. Sur le plan littéraire : une absence de repères pertinents

Au risque de tomber dans le lieu commun, lorsque paraît l’Histoire de Garneau, le Rapport de Lord Durham résonne toujours dans les esprits. Bien évidemment, son affirmation selon laquelle les Canadiens sont « un peuple sans histoire ni littérature21 »

mérite nuance : à l’époque, quelques poètes, dont Garneau, ont commencé à se forger une certaine réputation grâce à la parution de leurs œuvres dans les journaux. Il existe aussi quelques pièces de théâtre et quelques œuvres en prose publiées sous forme de livres. Par ailleurs, nous explique Yvan Lamonde, l’intérêt pour la littérature croît depuis quelques décennies déjà : « l’attrait pour la littérature de fiction commence vers 1820 et prend des formes plus concrètes après 1830 avec le romantisme » (2000, 172).

C’est au contact de ce mouvement qui suscite « un attrait nouveau pour la nature, l’exotisme, le gothique, l’Indien » (Lamonde, 2000, 172) que s’élaborent les deux premiers « romans » proposant une littérature « canadienne », à savoir Les Révélations du crime ou Cambray et ses complices (1837) de François-Réal Angers et L’Influence d’un livre (1837) de Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé. Or, ces œuvres, en particulier celle d’Aubert de Gaspé fils, ne sont pas assez canadiennes au goût de certains critiques : ce dernier se fait notamment reprocher de n’avoir pas proposé « un Canadien représentatif » (Lemire (dir.), 1992, 473) comme protagoniste.

À l’époque où paraît l’Histoire, la littérature canadienne, dont le développement s’accélère après l’Acte d’Union de 1840, se cherche donc toujours un porte-étendard proposant une œuvre apte à « servir la nation », une œuvre représentant les Canadiens

comme « un collectif bienséant, capable d’impressionner favorablement les lecteurs étrangers » (Lemire (dir.), 1992, 473).

Parce que l’histoire relève de la littérature à l’époque, ce qui vaut pour le littéraire vaut aussi pour l’historiographique. Sur ce dernier plan, une histoire réellement canadienne reste encore à écrire avant Garneau. C’est d’ailleurs ce que Micheline Cambron entend lorsqu’elle soutient que « pour ce qui est de Garneau, il n’y a pas de mythe visible à l’horizon de son Histoire » (1995, 353) : l’historien, alors qu’il écrit son ouvrage, ne peut s’accrocher à aucun récit historique préexistant valable d’un point de vue canadien.

À ce sujet, les études sont nombreuses à nous dire, à l’instar du troisième tome de La Vie littéraire au Québec, qu’avant Garneau, au Canada, « les historiens s’étaient appliqués à montrer les bienfaits du Régime britannique par une comparaison implicite toujours défavorable au Régime français » (Lemire et Saint-Jacques (dir.), 1996, 256). C’est le cas notamment de William Smith et de son History of Canada (1815), qui « perçoit les événements dans une perspective hostile aux Canadiens » (Lemire (dir.), 1992, 272). C’est aussi le cas de Michel Bibaud et de son Histoire du Canada (1837-1844), essentiellement considérée comme une « mosaïque de textes mal joints » (Lemire (dir.), 1992, 284) tantôt collant à Charlevoix et tantôt reproduisant avec réticence le propos de Smith. Le tout a comme principal résultat de « susciter la honte chez les Canadiens » (Lemire (dir.), 1992, 284) quant à leur histoire. Il est aussi impossible de se faire une tête sur l’histoire canadienne en cherchant du côté français : l’histoire du Canada la plus récente, celle de Charlevoix (1744), date d’avant la conquête britannique.

Toujours sur le plan historiographique, en plus de ne pas disposer d’un récit historique spécifiquement canadien, les compatriotes de Garneau n’ont qu’une idée au mieux

surannée des critères historiographiques alors en vigueur hors du monde canadien. Selon Suzanne Martin,

la plupart des lecteurs de ce milieu du XIXe siècle québécois ne pouvaient se référer qu’à des

histoires parues outre-Atlantique ou à ces grands classiques, les historiens de l’Antiquité, qu’on enseignait dans les collèges. Pour l’historiographie française, on s’arrêtait au siècle de Bossuet, car les historiens des XVIIIe et XIXe siècles étaient jugés dangereux, sauf dans le cas d’ouvrages

comme ceux de Chateaubriand (hiver 1994, 84-85).

Ceux qui, au Bas-Canada, ont fait leur cours classique à l’époque se sont donc surtout familiarisés avec des modèles providentialistes du « [g]enre hautement légitimé » (Lemire et Saint-Jacques (dir.), 1996, 488) qu’est alors l’histoire.

1.1.2. Sur le plan sociohistorique : un changement de garde

Alors qu’il existait un fort courant libéral au Canada avant les troubles de 1837-38, après ceux-ci, le libéralisme se retrouve « déconsidéré », pour employer le mot de La Vie littéraire au Québec (Lemire et Saint-Jacques (dir.), 1996, 44). Parallèlement, récompensée pour sa fidélité à la Couronne britannique, l’Église catholique canadienne gagne notamment une reconnaissance légale et le droit de recruter en Europe.

L’Acte d’Union de 1840, qui place en minorité politique la majorité francophone du Canada-Uni et qui ne reconnaît que l’anglais comme langue parlementaire, accroît la crainte des Canadiens pour l’avenir de leur peuple. Cela provoque un repli de ces derniers sur leurs valeurs traditionnelles, au premier chef desquelles se retrouve la religion catholique. Dans ce contexte, l’Église se développe rapidement : les recrues et les communautés religieuses se multiplient et le système d’éducation devient confessionnel.

Plus précisément, ce sont les ultramontains qui gagnent dès lors progressivement en influence. La faction ultramontaine, qui « s’oppose […] à la séparation de l’Église et de l’État et promeut […] une alliance de l’Autel et du Trône » et qui « prétend même que dans les questions dites mixtes […], l’Église a primauté sur l’État » (Lamonde, 2000, 290-291),

se retrouve, dès le milieu des années 1840, opposée à une renaissance du mouvement libéral. Ce dernier ne regagne toutefois pas, du vivant de Garneau, sa force d’avant 1837. En fait, il se scinde en deux à la fin de la décennie.

D’un côté, les plus modérés soutiendront des valeurs démocratiques comme la responsabilité ministérielle, l’éducation populaire et la liberté de commerce tout en acceptant l’influence politique de l’Église. De l’autre, les radicaux réclameront, outre les valeurs démocratiques susmentionnées, l’égalité sociale, la liberté de culte, la souveraineté populaire et la séparation de l’Église et de l’État, avec prédominance de l’État dans les questions mixtes. Cette scission vient ultimement renforcer la faction ultramontaine, dans la mesure où les libéraux modérés acceptent de collaborer avec l’Église.

Ces mouvements politiques, combinés à une crainte de l’assimilation des Canadiens, mènent dans les années 1840 à la définition d’une nationalité canadienne dont le rapport Durham doute de la vitalité. Cependant, libéraux radicaux et ultramontains ont chacun leur conception de la nationalité canadienne. Pour les premiers, la « première cause des nationalités de chaque peuple, c’est la langue maternelle », comme le dit Louis-Joseph Papineau (cité dans Lamonde, 2000, 300). À celle-ci s’ajoutent les lois, les institutions, les mœurs et les diverses valeurs démocratiques présentées plus haut.

Pour les ultramontains, la nationalité canadienne comporte aussi un trait dominant, comme le soutient Mgr Lartigue : « la religion, le catholicisme d’abord, puis la patrie […] [c’est] parce que nous sommes catholiques que nous sommes une nation en ce coin d’Amérique » (cité dans Lamonde, 2000, 286). Partant, si les caractéristiques telles que la langue et les lois ne sont pas exclues, bien au contraire, de cette définition, elles sont

secondaires : en toute chose, le catholicisme doit prédominer. À moyen terme, c’est la conception ultramontaine de la nationalité canadienne qui l’emportera.

Vu la définition qu’adoptent les élites ultramontaines de la nationalité canadienne et leur adhésion à un horizon d’attente historiographique suranné, une « vraie » histoire canadienne devrait selon eux d’abord et avant tout promouvoir la dimension religieuse de l’histoire et du peuple canadiens et « accréditer la mission providentielle de la nation canadienne » (Lemire et Saint-Jacques (dir.), 1996, 254). Les libéraux radicaux, de leur côté, espèrent plutôt une histoire laïque, définissant d’abord le peuple canadien par sa francophonie et soutenant les valeurs libérales.