• Aucun résultat trouvé

Une agriculture aux caractéristiques bien spécifiques, dans les pays développés et en Belgique

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les populations des pays développés ont vu s’éloigner le spectre de la faim (Parmentier, 2006; Vidal, 2009). Les progrès considérables en termes de productivité ont permis de nourrir quantitativement les populations des pays riches (Mazoyer et Roudart, 2002; Renard, 2002; Vidal, 2009; Daucé, 2015). En effet, la productivité a été multipliée par trois ou quatre (Parmentier, 2006; Galliano et al., 2017). Ceci confère à cette activité une place de choix, au niveau tant de son évolution, au regard des autres activités économiques, que des questionnements qu’elle suscite au sein des sociétés. L’agriculture qui domine aujourd’hui a connu de nombreuses mutations, qui ont démarré à la révolution industrielle, dès les années 1800, dans les pays occidentaux. Ces mutations ont bouleversé les sociétés, passant d’un état de pénurie alimentaire à la surabondance (Vidal, 2009; Daucé, 2015). Sur le plan social, démographique, environnemental et territorial (Charvet, 1997), le secteur agricole a, parmi toutes les autres activités économiques, connu le plus important bouleversement. Ces changements ont tout naturellement eu des conséquences non négligeables sur les espaces ruraux. L’expression de Fernand Braudel, « le grand chambardement des campagnes » (Braudel, 1986), prend ainsi tout son sens aujourd’hui. La forte mécanisation de cette activité a dénaturé les espaces ruraux, nécessitant des parcelles de plus en plus importantes, afin de permettre l’utilisation de machines toujours plus imposantes. En parallèle, le nombre d’exploitants agricoles a chuté considérablement depuis la fin des années 1950. En France, comme le souligne Pierre Daucé, nous sommes passés de 8 millions d’agriculteurs en 1851 à 750 000 en 1999 et à un peu moins de 500 000 en 2011 (Daucé, 2015). Ce phénomène se retrouve partout dans les pays développés, où la part des agriculteurs est passée de 35 % à 4,2 % entre 1950 et 2010, et en même temps, de 81 % à 48,2 % dans les pays en développement (Terre-net.fr, 2012). Aux États-Unis comme au Canada, la part des agriculteurs ne représente plus, respectivement, que 1,4 % et 2,2 % de la population active (Ghorra-Gobin et Musset, 2012). Comme dans l’ensemble des pays développés, nous notons une concentration des terres agricoles dans les mains de quelques exploitants agricoles, une baisse de la population agricole dans la population totale, un agrandissement des exploitations agricoles concomitant à leur baisse, et surtout une chute de la main-d’œuvre agricole due à la forte mécanisation de l’agriculture.

44 En Belgique, comme l’ont souligné les géographes Van Hecke et al., les paysages ont largement été façonnés par l’emprise de l’agriculture. Depuis ces 50 dernières années, comme dans les autres pays, l’agriculture belge a fortement évolué. De façon synthétique, l’agriculture pratiquée de nos jours est directement liée à certains facteurs dits « primaires » et « secondaires ». Avant tout, cette agriculture est corrélée aux facteurs naturels, pédologiques et au relief, présents en Belgique. Ces éléments donnent lieu à une utilisation du sol bien spécifique. Pour les sols limoneux, présents pour une grande part dans la province du Hainaut et dans une moindre mesure en province de Liège, ce sont les grandes cultures (betteraves sucrières et céréales) qui dominent. Dans les régions sablonneuses, au nord principalement, les pâturages sont bien présents.

Pour ce qui est de la taille des exploitations, une grande différence existe entre la Flandre et la Wallonie. Elle a fortement augmenté entre 1980 et 2017, passant de 8,4 ha à 26,4 ha en Flandre et de 20,7 ha à 56,6 ha en Wallonie. Pour plus de 70 % des agriculteurs, le mode de faire-valoir est indirect: ils louent leurs terres afin de poursuivre leur métier. Cette différence de taille trouve une explication dans les « racines historiques »: les très fortes densités de population au nord ont donné lieu à de plus petites exploitations agricoles, accompagnées d’une intensification plus importante. En Wallonie, l’agriculture est extensive et très vite, les régions se sont spécialisées. La disparition des terres agricoles reste corrélée à l’urbanisation du pays (Van Hecke et al., 2010). Certains facteurs secondaires ont donné naissance à des types spécifiques d’agriculture. Ces derniers découlent d’initiatives locales émanant d’agriculteurs ou de consommateurs, et qui perdurent au sein de certains territoires.

Comme le souligne l’équipe de géographes belges, citée plus haut, l’agriculture a connu une grande dépression à la fin du XIXe siècle, face à l’importation des céréales à bas prix. En 1910, toujours selon ces chercheurs, les cultures représentaient 47 % de la valeur finale de l’agriculture, enregistrant ainsi une baisse de 28 %. La part de l’élevage a augmenté, mais le maraîchage ne représentait que 7 %. C’est surtout dans la deuxième moitié du XXe siècle que

l’agriculture belge a fortement évolué. Les progrès de la science ont donné lieu à une meilleure productivité (lait, viande) et à une meilleure gestion des différentes maladies.

La part de l’agriculture belge ne cesse de diminuer dans l’économie du pays; l’activité attire de moins en moins, le nombre d’entreprises chute. De grandes différences régionales existent: la part de la superficie agricole a fortement augmenté au XXe siècle. Selon les communes, la superficie dédiée à l’agriculture diffère, ainsi que l’importance accordée à cette activité. Elle demeure importante en Flandre occidentale et en région limoneuse. Surtout, cette superficie a connu de fortes variations: elle a régressé de 75 % en Flandre centrale en 2001, par rapport à 1959. En Wallonie, ces pertes sont moins grandes et se localisent essentiellement à proximité des grandes villes, en particulier en province de Liège.

Enfin, en ce qui concerne la main-d’œuvre agricole, elle était de 540 000 en 1950, de 73 000 en 2000, et aujourd’hui, elle atteint à peine 70 000, soit une perte de 62 % du nombre de travailleurs dans l’agriculture entre 1980 et 2016. Aujourd’hui, le nombre total d’exploitations agricoles est de 35 910: 23 278 en Flandre et 12 632 en Wallonie, contre 113 883 en 1980.

Un modèle agro-alimentaire dominant pour l’ensemble des pays riches…

Dans les pays développés, de plus en plus de régions se spécialisent dans une production. Ce phénomène a débuté en Amérique du Nord, bien plus tôt qu’en Europe (Vanloqueren et Baret,

45 2009; Schott et al., 2010). L’utilisation, par deux des plus gros exportateurs agricoles mondiaux (États-Unis et Brésil), des organismes génétiquement modifiés (OGM) n’est pas sans porter encore plus loin le débat dans le monde des chercheurs, mais surtout chez les consommateurs. Ces OGM sont, dans bien des cas, sujets à controverse (Hernandez et Phélinas, 2017), tout comme l’utilisation des pesticides et autres engrais chimiques.

Certaines études soulignent l’utilisation massive d’intrants chimiques dans ce système agro- industriel, dont les externalités négatives sur l’environnement, l’emploi et surtout la sécurité alimentaire ont été dénoncées (FAO, 2009; De Schutter et Vanloqueren, 2011; Havet et al., 2014; Fournier et Thouzard, 2014; De Schutter, 2016; Galliano et al., 2017). Surtout, ce système agro-industriel présente certaines limites depuis quelques années, en particulier au niveau de sa productivité. En effet, les rendements de certaines productions agricoles ont tendance à plafonner depuis le milieu des années 1990, malgré les progrès agronomiques, alors que la population mondiale continue de croître (Vidal, 2009; Galliano et al., 2017). Ce système agro-industriel présente de grands paradoxes, tant dans la qualité des produits cultivés qu’au niveau de sa capacité à nourrir de plus en plus de personnes. Selon la FAO, la population mondiale devrait atteindre les 9 milliards à l’horizon 2050. Dans sa déclaration finale lors du Sommet mondial pour la sécurité alimentaire, en 2009, elle conclut: « Pour nourrir une population mondiale qui devrait dépasser les 9 milliards en 2050, on considère que la production agricole devra augmenter de 70 pour cent d’ici à cette date. » Ce système a produit de la nourriture standardisée à bas coût, ou low cost, pour reprendre l’expression d’Olivier De Schutter. Intégrant les économies d’échelle, peu à peu, ce système est critiqué et critiquable. Bien que les progrès techniques aient permis d’approvisionner les pays développés, le modèle agro-industriel dominant est de plus en plus dénoncé et remis en cause, aussi bien par les acteurs politiques, les consommateurs, les organisations internationales (FAO) que par les chercheurs. En effet, ce système est parvenu à alimenter une bonne partie de la population localisée dans l’hémisphère Nord, mais une autre, non négligeable, souffre pourtant de la faim. Et, de plus en plus de problèmes de santé publique sont relevés dans les pays riches, comme l’obésité, les maladies cardiovasculaires et le diabète (FAO, 2014; De Schutter, 2016). À cela s’ajoute le « gaspillage alimentaire » (food waste) (Mourad et Clote, 2016) qui, d’après certains chercheurs, représente plus du tiers de la production alimentaire mondiale (Gustavsson et al., 2011). En Wallonie, ce gaspillage se chiffre à 19 kg par personne et par an (De Schutter, 2016). Qu’en est-il, aujourd’hui, de ce système agro-industriel, qui tend vers une insécurité alimentaire chronique et qui se retrouve dans les pays en développement, lesquels, malgré le poids important de la population agricole, ne parviennent pas à nourrir leurs citoyens, tant les pressions de ce système sur les ressources naturelles sont importantes? Par ailleurs, notons que cette insécurité touche également les pays du Nord (Azoulay, 1998; Maxwell et Slater, 2003; FAO, 2003, 2006, 2012; Janin et Dury, 2012). Le système ne profite donc pas à l’ensemble de la population mondiale et il présente des limites d’un point de vue économique, environnemental et social (chez les agriculteurs et chez les autres populations).

…Dont les limites sont pointées

➢ Sur le plan socio-économique

Ce système a contribué largement à la disparition des exploitations de plus petite taille. Pour être compétitifs, les agriculteurs s’agrandissent et s’endettent afin de rester en concurrence avec les autres agriculteurs à l’échelle mondiale. Surtout, ces agriculteurs disposent de salaires bas

46 (De Schutter, 2016). En outre, cette agriculture ne peut intégrer des fermes familiales qui, à cause de leurs faibles moyens, sont rejetées de ce système dans lequel, comme le soulignent certains auteurs, des « verrous » sont mis en place au niveau de l’utilisation, presque obligée, des intrants chimiques. S’ajoute à cela un manque de diversité des espèces végétales sur le marché (Magrini et al., 2017). Dans la majorité des cas, ces agriculteurs ne sont pas rémunérés à leur juste valeur et parviennent à peine à rembourser leurs emprunts (McIntyre et al., 2009). Les firmes agro-alimentaires accaparent l’essentiel de la marge bénéficiaire. Les crises qui ont traversé le monde agricole depuis les années 1980 ont eu un impact sur le nombre de ces agriculteurs, partout dans les pays développés. Au niveau de la valeur ajoutée, les agriculteurs n’en bénéficient nullement, l’essentiel étant aux mains de ces firmes agro-alimentaires (Reardon et Timmer, 2007). Par ailleurs, l’accès à la terre reste également une entrave pour un grand nombre d’agriculteurs désireux de s’installer. En effet, les prix des terres ont pris un réel essor, face à une urbanisation toujours soutenue. De plus, les petits producteurs peinent à concurrencer les produits mis en vente par les grosses firmes nationales et internationales, dans les pays où les barrières douanières ont été levées (GATT et OMC). La libre concurrence pénalise ces petits producteurs qui ne peuvent entrer en compétition face aux multinationales dont font partie les agriculteurs de type productiviste. Enfin, ce système agro-industriel est ancré dans la globalisation des échanges et ne subvient qu’en partie aux besoins alimentaires des pays. Donc, la question de la sécurité alimentaire revient au-devant de la scène avec plus d’acuité.

➢ Sur le plan environnemental

Le système agro-industriel nécessite la mise en place d’une agriculture intensive qui, pour répondre à la productivité, passe par une utilisation accrue d’engrais chimiques néfastes à l’environnement, qui affectent les sols (pollution), les nappes phréatiques, contribuent à l’érosion des sols et participent aux émissions de gaz à effet de serre (GES). Ces émissions représentent 23 % des GES directs, et 0,87 % sont des émissions indirectes (IPCC, 2014). Au cours du temps, certains pays ont changé leur mode d’alimentation, comme la Chine et l’Inde, adoptant un régime alimentaire plus carné. Ces deux pays, qui sont aussi les plus peuplés, deviennent les plus gros émetteurs de GES de la planète. Près de la moitié des émissions de GES de l’agriculture est due à l’utilisation des engrais (protoxyde d’azote) (Pellerin et al., 2013).

Outre ces émissions de GES, certaines études ont souligné la contamination, sur une période de 30 ans, des ressources en eau superficielles et souterraines de certains bassins, comme le Bassin parisien (Mignolet et al., 2012), mais aussi une perte de biodiversité engendrée par l’utilisation intensive de ces pesticides, fongicides et autres engrais de synthèse. L’augmentation des terres arables a conduit à une déforestation massive et a entraîné une destruction totale de certains écosystèmes. Comme le souligne la FAO en 2010, pas loin de 140 km2 de forêt par jour ont été convertis afin d’y cultiver des productions intensives.

Dans ce contexte, certaines études mettent en avant la « non-durabilité de ce système agro- industriel » (Stassart et al., 2012), qui est confronté à de nombreuses externalités négatives, sans compter l’épuisement progressif des énergies fossiles. Cette agriculture est gourmande en eau et responsable de la dégradation de 15 services écosystémiques sur 244, selon le Millenium

4 En 2005, dans le cadre d’une étude réalisée par le PNUE, l’Evaluation des écosystèmes pour le Millénaire de l’ONU, 24 services

47

Ecosystem Assessment (MEA, 2005). Enfin, la pollution par les produits phytosanitaires a des

conséquences sur certaines espèces animales et végétales: les grandes exploitations en monoculture détruisent les habitats d’insectes, de rongeurs et d’oiseaux, ce qui déséquilibre l’écosystème.

La mise en débat de ce système au sein des sphères citoyennes, politiques et scientifiques a permis de voir l’émergence de nouveaux systèmes alimentaires alternatifs dits « plus durables », plus respectueux de l’environnement. Il ne s’agit pas d’opposer ce système agricole industriel aux systèmes alternatifs, comme cela a été le cas en Amérique du Nord lors de la mise en place des premières initiatives de reconnexion entre agriculteurs locaux et consommateurs. Dans d’autres continents, les initiatives tentent de sauver une agriculture dite « paysanne » face à l’emprise des firmes de l’agrobusiness, qui laissent peu de place aux petits producteurs.

2.2 Le contexte wallon: une agriculture dans l’impasse et l’émergence