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1.4. Contenu onirique durant la grossesse

1.4.3. Contenu onirique des femmes enceintes

La psychologie des femmes de Deutsch (1949/1973), psychanalyste, constitue l’une des premières réflexions cliniques sur la question des rêves de la grossesse. Selon l’auteure, des événements biologiquement déterminés de la grossesse « provoquent le retour de certaines impulsions instinctuelles infantiles. » Elle poursuit :

« Ces impulsions apportent souvent un matériel oral au début de la grossesse : des rêves centrés sur la nourriture apparaissent souvent alors. Des éléments anaux se font jour peu après, des choses malpropres dont on serait heureux de se défaire. L’enfant à venir apparaît en des symbolismes typiques, vers, petits animaux rampants et répugnants (qui sont en général détruits), ou, très souvent, un enfant mort. Le fœtus prend peu à peu une forme plus humaine; il apparaît d’habitude dans les rêves plus grand qu’un nouveau-né et avec des traits où l’on peut reconnaître la réalisation des souhaits de la rêveuse, quant au sexe par exemple, à la ressemblance, etc. Il apparaît souvent sous les traits d’un enfant idéal et représente en général la rêveuse elle-même douée de ses plus belles qualités et de toutes celles qu’elle aimerait avoir. » (p.143)

Les observations de Deutsch (1949/1973) montrent combien la richesse des thèmes oniriques de la grossesse nous informe sur les enjeux psychologiques de cette période. Cependant, il a fallu attendre plus d’une vingtaine d’années avant la parution

des toutes premières études systématiques sur le contenu des rêves de la grossesse. Et, malgré qu’il se soit écoulé près de 50 années de recherche, les études sont étonnamment peu nombreuses et prennent souvent une tournure anecdotique, ou alors elles sont basées sur de très petits échantillons. Les prochaines lignes résument les études dont l’analyse des données s’est, du moins en partie, appuyée sur une méthode quantitative et sur un échantillon suffisamment grand (N≥10). Un tableau en annexe détaille leur méthodologie et leurs résultats (cf., Annexe 6.1).

Globalement, les études descriptives montrent que la plupart des femmes enceintes rêvent au sujet de la grossesse, de l’accouchement et du bébé à venir (Blake & Reimann, 1993; Maybruck, 1986; Nielsen & Paquette, 2007; Van, Cage, & Shannon, 2004). Selon les données disponibles, il semblerait qu’au moins le tiers des rêves de la grossesse fasse référence à l’un de ces thèmes (Gillman, 1968; Maybruck, 1986; Sered & Abramovitch, 1992; Van De Castle & Kinder, 1968; Winget & Kapp, 1972) et que la fréquence de ceux-ci augmente graduellement à travers les stades gestationnels (Blake & Reimann, 1993; Jones, 1978). Beaucoup de ces rêves traduiraient des inquiétudes typiques de la grossesse, telles que la présence de menaces à l’intégrité physique du bébé, de la femme elle-même ou de son conjoint (Jones, 1978; Maybruck, 1986; Sered & Abramovitch, 1992; Van De Castle & Kinder, 1968; Van et al., 2004), ainsi que des préoccupations autour de son image corporelle (Van De Castle & Kinder, 1968), de ses propres aptitudes parentales, des responsabilités parentales à venir (Nielsen & Paquette, 2007; Van et al., 2004), etc. Des enjeux familiaux (particulièrement au sujet de la relation mère-fille), conjugaux (p. ex., crainte de ne plus être attirante) et sociaux (p. ex., conflits entre le rôle de mère et de travailleuse) seraient aussi très souvent exprimés dans ces rêves (Jones, 1978; Maybruck, 1986; Van De Castle & Kinder, 1968).

Les études comparatives révèlent pour leur part que les rêves des femmes enceintes font plus référence à la grossesse (p. ex., fœtus, grossesse, accouchement, corps humains), à des éléments du passé et à la maternité que ceux des femmes non enceintes (Dagan et al., 2001; Gillman, 1968; Jones, 1978; Krippner, Posner, Pomerance, Barksdale, & Fischer, 1974; Nielsen & Paquette, 2007; Sabourin, 2010; Van De Castle & Kinder, 1968). Les rêves des femmes enceintes contiendraient aussi plus

d’éléments négatifs (p. ex., malchances, blessures, menaces, objets endommagés; Gillman, 1968; Jones, 1978; Nielsen & Paquette, 2007), mais pas plus d’interactions agressives entre les personnages (Gillman, 1968; Jones, 1978). Aucune différence intergroupe dans la proportion d’émotions négatives, d’échecs et d’auto-négativité n’a toutefois été décelée dans une étude dont les données reposent, à notre connaissance, sur le plus grand échantillon recueilli à ce jour (N≥125 par groupe; Sabourin, 2010).

Ceci dit, des failles méthodologiques importantes ont été décelées dans la plupart des études recensées dans cette section. D’une part, la façon d’interroger les participantes au sujet de leurs rêves (p. ex., questionner sur la présence spécifique de rêves ayant pour thème la maternité, rapporter le plus récent rêve), de recueillir les données (journaux de rêves, questionnaires, entrevues) et de les rapporter (p. ex., proportion de rêves de maternité, proportion de femmes ayant rapporté au moins un de ces rêves durant la grossesse) varie considérablement d’une étude à l’autre. De plus, peu d’études prospectives ont été menées sur une période bien circonscrite de la grossesse. Il semble toutefois que les thèmes oniriques évoluent à travers les trimestres (Ablon, 1994; Jones, 1978; Maybruck, 1986) et que ceux-ci soient conformes aux défis inhérents à chaque étape de la grossesse, ce qui souligne l’importance de tenir compte du stade gestationnel. Quelques chercheurs ont aussi recueilli les rêves de leurs participantes après l’accouchement (Nielsen & Paquette, 2007; Sered & Abramovitch, 1992); or, les méthodes rétrospectives sont reconnues pour biaiser la cueillette de rêves en faveur de contenus oniriques bizarres et émotionnellement intenses (Schredl, 2010a).

Enfin, si l’on se fie à l’hypothèse de la continuité onirique, des dispositions psychologiques ou des facteurs contextuels qui ne relèvent pas entièrement de l’état psychologique de la grossesse pourraient expliquer la plus grande fréquence de certains thèmes oniriques durant cette période. Par exemple, les participantes enceintes pourraient rêver plus souvent à des conflits conjugaux simplement parce qu’elles sont plus souvent en couple. À notre connaissance, peu d’études ont effectué un contrôle adéquat du statut civil (p. ex., en ciblant le recrutement de femmes mariées dans leurs deux groupes de participantes, enceintes et non enceintes; Dagan et al., 2001; Jones, 1978). D’un autre côté, la grossesse constitue une période de vulnérabilité accrue pour le

développement de troubles de l’humeur (environ 20% des femmes enceintes présenteraient des symptômes dépressifs suffisamment sévères pour qu’un diagnostic de dépression majeure puisse être posé; Marcus, 2009). Or, la recherche indique que les rêves des sujets dépressifs se caractérisent par des patrons particuliers d’émotions oniriques qui diffèrent selon la sévérité des symptômes. Les rêves seraient généralement courts, neutres, voire plaisants dans les cas les plus sévères (p. ex., Beauchemin & Hays, 1996; Langs, 1966; Miller, 1969), tandis qu’ils seraient négatifs et de longueur variable dans les cas moins sévères ou en rémission (p. ex., Hauri, 1976; Kramer, Whitman, Baldridge, & Lansky, 1965; Trenholme, Cartwright, & Greenberg, 1984). Une étude montre aussi une association positive entre l’intensité des symptômes dépressifs durant la grossesse et la proportion d’éléments négatifs dans les rêves (Sabourin, 2010). L’évaluation comparative du contenu onirique de la grossesse devrait donc toujours être effectuée en s’assurant du contrôle de l’état affectif et des caractéristiques sociodémographiques des participantes.

1.4.4. Sommaire

Les observations cliniques et les données empiriques convergent quant à l’idée qu’une première grossesse s’accompagne d’une réorganisation représentationnelle importante orientée autour de la construction d’une nouvelle identité maternelle (Ammaniti & Trentini, 2009). Les représentations que la femme se forme au sujet de son futur bébé et de sa propre mère semblent par ailleurs être interdépendantes (p. ex., Priel & Besser, 2001) et leurs caractéristiques qualitatives (p. ex., cohérence des représentations) prédiraient la qualité de la relation mère-bébé après la naissance de l’enfant (p. ex., Benoit et al., 1997; Dayton et al., 2010).

Dans la lignée de l’hypothèse de la continuité des rêves, la littérature empirique suggère que ces changements représentationnels s’expriment dans le contenu des rêves de la grossesse. Cependant, notre recension des écrits révèle aussi que les études comparatives sont peu nombreuses et que les méthodes de collecte de rêves divergent de façon importante d’une étude à l’autre. Qui plus est, les variables démographiques et psychologiques susceptibles d’influencer le contenu onirique n’ont jamais fait l’objet d’un contrôle statistique. D’un autre côté, il importe de souligner qu’aucune étude n’a

évalué le contenu onirique de la grossesse en s’appuyant sur la littérature clinique et empirique sur les RMM, tout comme aucune étude n’a évalué si l’incorporation onirique des RMM était sujette aux variations temporelles qui ont été observées à l’éveil en fin de grossesse (c.-à-d. : pic de spécificité à 7 mois, puis diminution jusqu’à la naissance de l’enfant). Par conséquent, une meilleure description du contenu des rêves en lien avec le savoir actuel sur les RMM est nécessaire afin d’apporter une compréhension empirique plus intégrée des particularités du contenu onirique des femmes enceintes.