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Constructivisme et déconstructivisme

Dans le document Function follows deformation (Page 82-87)

Le Constructivisme russe a été un mouvement architectural, mené en parallèle du mouvement artistique éponyme, entre les années 1910 et 1930, en Union Soviétique. Il s'inscrit au sein de l'art de l'Avant-Garde russe, qui se caractérise notamment par le refus de l'art académique, et la recherche d'une expression nouvelle, plus dynamique et davantage représentative de l'évolution de leur société. Le constructivisme russe dresse notamment un lien fort entre l'art et l'industrie, l'art et la machine. Lien hérité de l'influence du futurisme italien (mouvement artistique né à la même époque), qui a cherché à suggérer la vitesse, l'urgence du progrès, à travers la mise en scène de machines, la recherche de mouvement et de dynamisme, n'hésitant pas, pour cela, à dé-construire, dé- composer l'objet représenté pour traduire, transmettre, sa trajectoire dans le temps, donnant ainsi une dimension cinétique.

L'art de l'Avant-Garde russe s'inspire également des travaux des cubistes, en reprenant l'usage de formes géométriques (cercles, carrés, rectangles, …) pour représenter le réel. Formes géométriques rendues mobiles par l'influence du futurisme. De par son rapprochement entre l'art et la technologie, le constructivisme peut également être mis en parallèle avec le Bauhaus.

Enfin, le constructivisme russe est voisin du suprématisme, mouvement concomitant en URSS, fondé par le célèbre peintre Kasimir Malevitch. Cependant, le suprématisme est bien plus abstrait que le constructivisme. Les peintures ont une dimension nihiliste, les formes dessinées ne renvoyant qu'à elles-mêmes, et pas au réel. Si, tout comme De Stijl (qui le suivra), le suprématisme est un mouvement qui s'attacha à la représentations de formes pures, géométriques, celui-ci cherche cependant à effectuer des compositions dynamiques et mouvantes, en faisant flotter ces formes abstraites dans l'espace pictural. Si certaines œuvres semblent fixes et abstraites, comme le fameux Carré noir sur fond blanc (ou Quadrangle), d'autres dégagent un dynamisme évident, de par la composition et le choix des couleurs, comme Supremus n°56, ou Aéroplane volant, tous deux réalisés par Malevitch. Or, comme nous le verrons plus tard, cette recherche de dynamisme à travers l'assemblage et la composition de formes pures a été une grande source d'inspiration pour les architectes déconstructivistes, particulièrement pour Zaha Hadid.

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Nourrie des mêmes influences que le constructivisme russe, l'architecture constructiviste, contemporaine donc, du mouvement moderne (même si sa naissance l'a précédé de quelques années), s'attache à mettre en trois dimensions le cubisme cinétique dessiné par l'Avant-Garde. Elle est également empreinte de cette volonté, à l'époque, de montrer les progrès et l'évolution de la société, à travers une architecture mettant en avant la technologie et l'ingénierie.

Le premier (et sûrement le plus renommé) des projets constructivistes est le célèbre Monument à la Troisième-Internationale, généralement plus connu sous le nom de Tour de Tatline, en hommage à son créateur, l'artiste russe Vladimir Tatlin. Dessiné en 1919, le projet était une tour hélicoïdale gigantesque de plus de quatre cents mètres de hauteur. Prévue pour être mobile, avec trois niveaux de rotation (un anneau faisant une révolution en un jour, un autre en un mois et un dernier en un an), la tour ne fut cependant jamais réalisée, à cause de son coût, et du déclenchement de la guerre civile en Union Soviétique, dans la continuité de la révolution russe d'octobre 1917. Elle reste cependant un symbole du mouvement et a inspiré de nombreuses autres réalisations par la suite, notamment la Tour Choukhov, antenne de radio érigée à Moscou par l'architecte Vladimir Choukhov en 1922.

Plus radicale que le modernisme dans son expression progressiste et industrielle, l'architecture constructiviste ne s'est cependant pas laissé aller à l'abstraction totale du modernisme, tout comme le suprématisme a su garder son degré d'expressivité par rapport à De Stijl. Cependant, l'Avant-Garde russe a eu du mal à résister à la concurrence du mouvement moderne et s'est heurtée au paradoxe de dessiner une architecture révolutionnaire en conservant des méthodes de constructions traditionnelles. Finalement, le constructivisme a connu son déclin avec la naissance de l'architecture stalinienne, style plus éclectique qui répond aux premiers rejets du purisme moderne en URSS.

Si Johnson et Wigley rapprochent le déconstructivisme et le constructivisme russe, c'est que, d'après eux, en cherchant à remettre totalement en question l'architecture, les architectes déconstructivistes se sont retrouvés à emprunter les mêmes stratégies que celles utilisées par les constructivistes russes. Comme l'exprime Mark Wigley :

« The Russian avant-garde posed a threat to tradition by breaking the classical rules of composition, in which the balanced hierarchical relationship between forms creates a unified whole. Pure forms were now used to produce « impure », skewed, geometric composition. Both the Suprematists, led by Malevich, and the constructors of three- dimensional works, primarly Tatlin, placed simple forms in conflict to produce an

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fig. 41 (à gauche) : Projet du Monument à la Troisième Internationale, Tatline

fig. 42 (à droite) : Esquisse du projet, Tatline, 1919

fig. 43 : Tour Choukhov, Vladimir Choukhov, 1922

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unstable, restless geometry. There was no single axis or hierarchy of forms but a rest of competing and conflicting axes and forms. In the years leading up to the 1917 revolution, this geometry became increasingly irregular »16

(L'avant-garde russe fut en rupture avec la tradition en cassant les règles classiques de composition, dans lesquelles l'équilibre de la relation hiérarchique entre les formes créent un tout unifié. Les formes pures furent alors utilisées pour produire des compositions géométriques « impures », biaisées. Les Suprématistes, menés par Malevitch, tout comme les constructeurs de travaux en trois dimensions, principalement Tatlin, placèrent des formes simples en conflit pour produire une géométrie instable, agitée. Il n'y avait pas d'axe unique ou de hiérarchie de formes, mais une compétition et un conflit entre les axes et les formes. Dans les années menant à la révolution de 1917, cette géométrie est devenue de plus en plus irrégulière.).

En effet, dans leur recherche d'émancipation des canons de l'architecture académique et moderne, les architectes déconstructivistes ont requestionné des notions fondamentales comme la composition, l'organisation, la hiérarchie, la forme, la distribution, … Et ces recherches les auraient menés, plus ou moins consciemment d'après Wigley, à s'inspirer de la démarche des suprématistes et des constructivistes. La référence à l'Avant-Garde russe n'est donc pas un choix arbitraire ou esthétique, mais la reprise de réflexions déjà éprouvées sur la déstabilisation de la forme.

Cependant, au regard des réalisations des sept architectes présentés à l’exposition, c'est davantage l'art constructiviste et suprématiste qui semble être une source d'inspiration, que les réalisations des architectes constructivistes. Effectivement, Wigley explique dans son essai accompagnant le catalogue de l'exposition, que la réalisation des édifices conçus par les architectes constructivistes s'est présentée comme une limite à leur réflexion. Comme l'illustre l'exemple du Palace of Labor des frères Vesnin17, si les premières esquisses semblent traduire une véritable

recherche formelle, particulièrement novatrice, comme on peut retrouver dans l'art de l'avant-garde, les dessins suivants, conduisant à la réalisation des projets, montrent au contraire une rationalisation progressive des bâtiments, pour mener au final à la construction d'un projet plus « conventionnel ». Les idées révolutionnaires des constructivistes se sont donc essoufflées face à leur réalisation.

16. JOHNSON Philip, WIGLEY Mark, Deconstructivist Architecture, Thames and Hudson : London, 1988, p.11-12

17. Exemple emprunté à l’analyse de Wigley dans Deconstructivist Architecture.

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fig. 44 : Counter Corner Relief, Vladimir Tatlin, 1915

fig. 45.1 : Projet pour le Palace of Labor, Vesnin brother, 1922 fig. 45.2 : Projet pour le Palace of Labor, Vesnin brother, 1923

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Or, ce qui semble faire la force du discours déconstructiviste en architecture (et qui fut visible dès les premiers travaux qui furent exposés au MoMa), c'est que les réflexions et intuitions présentes dès les premières étapes de la conception à travers les croquis et les maquettes, sont conservées jusqu'à la réalisation du projet. Et c'est d'ailleurs en observant leurs outils de conception, leurs travaux préparatoires, et en les comparant à la production des constructivistes et des suprématistes, que la parenté devient évidente. Comment ne pas rapprocher les célèbres Paintings de Zaha Hadid de l’œuvre de Malevitch ? Ou certaines maquettes de l'agence CoopHimmelb(l)au des sculptures de Tatline ? L'art de l'Avant-garde Russe semble donc avoir été, plus encore que son architecture, une grande source d'inspiration pour les déconstructivistes, dans leur démarche de remise en question de la forme architecturale.

Mais l'architecture déconstructiviste semble aller au-delà d'une simple mise en trois dimensions des œuvres de l'Avant-Garde. Les tensions et conflits de leurs formes sont traduits par les architectes en véritables structures. Par une approche plus radicale, ils vont peu à peu s'affranchir des formes pures encore utilisées par les russes pour les contaminer elles-aussi. Le dynamisme ne vient plus seulement de la composition, mais des formes elles-mêmes. Il s'agit d'un détournement du constructivisme qui a inspiré à Wigley le nom de cette architecture, passant de «

twist-constructivist » à « de-constructivist ».

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