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la construction sociale de la connaissance dans le système d'interdépendances des viticulteurs "bio" en Bourgogne

Jaime Montes-Lihn, IRISSO; Université Paris-Dauphine - email

Doctorant en Sociologie Economique

─────── Résumé.

Le monde agricole doit répondre aujourd’hui au défi environnemental, qui remet en question aussi bien les pratiques que la définition identitaire de la profession. A partir d’un travail ethnographique et de la construction d'un réseau complet au niveau inter- organisationnel parmi des viticulteurs bourguignons qui pratiquent l’agriculture biologique, nous analysons les relations entre le processus d’apprentissage collectif et celui de la reconstruction identitaire.

Abstract

The agricultural sector faces an environmental challenge that questions practices as well as the profession’s definition of identity. Based on an ethnographic research conducted among organic wine-growers from the French province Burgundy and on the construction of a complete network at an inter-organizational level, we analyze relationships between the collective learning process and that of identity reconstruction. ───────

Le défi identitaire et technique du métier :

la construction sociale de la connaissance dans le système d'interdépendances

des viticulteurs "bio" en Bourgogne

Introduction

A partir d’un travail ethnographique et de la construction d'une base de données unique comprenant un réseau complet (Wasserman Stanley et Faust Katherine, 1994 ; Lazega Emmanuel, 1998), au niveau inter-organisationnel, d'échanges de conseils et de discussions professionnelles entre les membres de 55 domaines viticoles certifiés et en cours de certification en agriculture biologique dans un territoire viticole de Bourgogne (taux de réponse de 95%1

L'effet "réseau" dans la conversion vers l'agriculture biologique est reconnu comme un facteur clé mais peu exploré par les recherches en sciences sociales. Selon Claire Lamine et Stéphane Bellon (2010), "le rôle des réseaux apparaît [...] décisif, ce qui s'oppose à une certaine image de l'agriculteur biologique souvent perçu comme isolé et individualiste". La population des viticulteurs "bio" dans ce territoire viticole bourguignon est passée de deux exploitations à la fin des années 1980 à 55 en 2011, avec parmi elles des vignes de grande renommée. Cette innovation dans l'activité économique représente non seulement un changement radical dans les pratiques de culture de la vigne, mais aussi un défi en termes de (re)construction identitaire.

), nous analysons le processus d'apprentissage collectif entre les vignerons ainsi que les "chevauchements" entre les échanges liés à l’apprentissage collectif et ceux liés à la (re)construction identitaire.

Le monde agricole est aujourd'hui contraint de répondre au défi environnemental, qui questionne aussi bien les pratiques que la définition identitaire de la profession. L'agriculture biologique se trouve au cœur de ce débat car elle représente une alternative à l'agriculture conventionnelle, en incarnant la possibilité de produire et de s'alimenter autrement. En ce sens, le type de réponse au défi environnemental apporté par les agriculteurs ne porte pas uniquement sur le comment, c'est-à-dire n'est pas uniquement d'ordre technique ; ils doivent aussi répondre aux questionnements croissants sur les fondements mêmes de leur activité : ce que doit être un agriculteur (Lémery Bruno, 2011). Selon Lémery, "en amont du "dialogue technique" conceptualisé par Jean Pierre Darré, le travail des agriculteurs inclut une activité réflexive relative à ce qui vaut et à ce qui ne vaut pas dans leur métier, activité reposant sur une sorte de "méta débat", fournissant, en quelque sorte, le "fond" à partir duquel ce dialogue peut se (re)constituer, que je propose de qualifier de débat professionnel, qui peut être considéré comme l'opérateur principal du travail ordinaire de redéfinition du rôle des agriculteurs" (Lémery Bruno, 2011).

En ce qui concerne le "défi" technique2

Pour observer le processus d'apprentissage et de socialisation des viticulteurs, nous nous situons dans une perspective mettant l'accent sur l'aspect production de l’activité économique (White Harrison et al, 1976 ; Perrow Charles, 1991 ; Lazega Emmanuel et al, 2002), la finalité étant de comprendre les mécanismes sociaux spécifiques sous-jacents de l'action collective parmi les producteurs viticoles. La perspective théorique néo-structurale, "synthèse entre une théorie de l'action, une analyse relationnelle des processus sociaux et une identification des structures d'opportunités et de leurs effets à l'échelle méso- et macro-sociale" (Lazega Emmanuel, 2006 : 537), nous semble pertinente pour comprendre le système d'interdépendances ainsi que les aspects à la fois symboliques et économiques des activités professionnelles (Lazega Emmanuel, 2001).

, le viticulteur rompu aux méthodes conventionnelles doit faire face à des risques difficilement maîtrisables sans l'utilisation de produits phytosanitaires. La prévention nécessite une connaissance profonde de la vigne, du terroir, des signes de la nature, des doses et de la temporalité des traitements naturels. Il s'agit d'acquérir des techniques, mais aussi des gestes et une capacité d'observation et d'interprétation qui ont été oubliés et dévalorisés par la culture technique-technicienne (Compagnone Claude, 2004). Ainsi, les viticulteurs en phase de conversion, mais aussi ceux qui sont plus expérimentés, doivent prendre dans un temps limité des décisions concernant par exemple les traitements à apporter, et les conséquences d'une erreur sont perçues comme irréversibles. Afin de prendre la décision la plus pertinente, les producteurs confrontent leur vision à celle de leurs collègues. La connaissance qu'ils élaborent est praxéologique (Lazega Emmanuel, 1992) : les communications ont comme objectif de résoudre un problème concret lié aux tâches productives. Ils confrontent donc leur perception de la situation à celle des autres pour construire une information qu'ils jugent pertinente.

Nous discernons deux types de réseaux : un réseau de dialogue et un réseau de conseil (Lazega Emmanuel, 2001 ; Chiffoleau Yuna, 2004). Plus spécifiquement, nous analysons l'échange de conseils visant à la résolution de situations problématiques liées à l'activité agricole (Darré Jean Pierre, 1996, Compagnone Claude, 2004, Guiliani Elisa, 2003). Ce système d'interdépendance épistémique permet d'observer les mécanismes sociaux de l'apprentissage de pratiques agricoles. Quant au réseau de débat professionnel (Lémery, 2011), il nous permettra d'observer si la socialisation professionnelle relative au défi environnemental se produit en dehors des échanges de conseils ou bien comme un "fond" sur lequel s'appuie le réseau de conseil.

I L'approche des entrepreneurs interdépendants pour une étude inter-organisationnelle

Certains processus comme l'apprentissage collectif, la solidarité limitée ou les stratégies d’inclusion/exclusion dans un milieu professionnel ont déjà été observés et analysés par cette approche au niveau intra- et inter-organisationnel (Lazega Emmanuel 2001, 2002 ,2007 ; Comet, Cathérine, XXXX, Eloire Fabien 2010 ; Pina-Stranger Alvaro, 2008 ; Oubenal Mohamed, 2013). Ces types de processus peuvent aussi être présents lors de la conversion vers l'agriculture biologique, défi à la fois technique et identitaire, qui a lieu dans un milieu professionnel particulier, où la connaissance et l'information pratique pour résoudre des situations non récurrentes et caractérisées par l'incertitude passent par des structures relationnelles.

L'étude des systèmes d'interdépendances à l'échelle inter-organisationnelle entre "coopétiteurs" ( Nalebuff Barry, Brandeburger Adam, 1996 ; Lazega Emmanuel 2002 et 2009) a mis en évidence que les acteurs au sein des organisations n'agissent pas de façon isolée. Bien au contraire, le milieu structure à la fois les opportunités et les contraintes, notamment dans un contexte d'interdépendance de ressources. Selon Lazega (2009), la coopération entre concurrents à l'échelle inter-organisationnelle, devenue le quatrième facteur de production (après le capital, le travail et les ressources naturelles), est caractérisée par une capacité de l'entrepreneur à endogénéiser

1 La totalité des questionnaires sociométriques a été réalisée en face à face.

les structures relationnelles. Cette prise de conscience permet de "rationaliser" la construction des niches sociales3 et d'entrer dans la concurrence de statut4

L'entrepreneur est ainsi capable de politiser et d’introduire la durée dans les échanges sociaux et développe alors un investissement relationnel (Coleman James, 1990) et symbolique avec ses pairs.

.

La théorie néo-structurale accorde une place centrale à la discipline sociale entre concurrents (Lazega Emmanuel, 2009), une autorestriction contextuelle qui introduit la durée dans les échanges, et qui est considérée comme légitime par les acteurs. Cette discipline est une condition nécessaire pour agir collectivement. Il est possible d'en observer deux dimensions de manière analytique. La première se situe au niveau individuel et comporte les formes dont les acteurs mettent en œuvre des stratégies pour protéger leurs investissements relationnels : la recherche de niches ou la concurrence de statut sont des reflets de ces stratégies individuelles qui activent la discipline sociale.

La deuxième dimension de la discipline sociale est collective. Des processus sociaux comme l'apprentissage, la régulation, la solidarité particulariste ou le contrôle social, s'ils sont facilités ou freinés par des structures relationnelles, dépassent le niveau purement individuel et ne peuvent pas être "gérés" de façon intentionnelle par l'individu.

La connaissance, ressource clé dans des organisations knowledge-intensive, est au centre des processus étudiés par l'approche néo- structurale. Ainsi, dans des contextes d'incertitude où les entrepreneurs sont forcés de trouver des réponses toujours nouvelles à des situations non récurrentes, le dialogue, le conseil et d'autres ressources pouvant structurer le milieu (Blau, 1964, Lazega Emmanuel 2001), comme la discussion professionnel, forment un système d'interdépendances et d'échanges multiplexe qui est difficilement observable de manière systématique "à l'œil nu" si la population dépasse un certain nombre d'acteurs. L'observation systématique de cet échange permet d'introduire des indicateurs relationnels pour chaque acteur, comme le prestige ou le niveau d'activité relationnelle. Ainsi, nous pouvons observer des hiérarchies informelles (Blau Peter, 1964), la construction de statut et d'autres éléments qui dérivent des choix des acteurs, de leurs relations interpersonnelles, en prenant la relation entre deux acteurs comme unité d'analyse (Coleman James, 1990). A partir de là, il devient également possible d'étudier de façon systématique la dimension collective de la discipline sociale, à savoir, des processus sociaux.

L'observation des structures relationnelles ainsi que des processus à l'œuvre dans le milieu des viticulteurs suppose de faire le choix méthodologique d'observer le réseau complet du milieu (Wasserman Stanley et Faust Katherine, 1994 ; Edward O. Laumann, Peter V. Marsden, et David Prensky, 1983 ; Lazega Emmanuel, 1998) et de réaliser un travail ethnographique afin de mener une sociologie du travail des viticulteurs en production biologique et de faire ressortir les ressources les plus déterminantes qui structurent le système d'interdépendances.

II Une approche méso-sociale de l'activité agricole : distinction entre dialogue technique et discussion

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