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Pour Claire Lamine, la puissance politique des AMAP passera par une capacité à créer des alliances (avec le milieu associatif, les collectivités locales, etc.) pour participer à la définition de politiques publiques en matière d’agriculture et d’environnement (2008 : 158). L’émergence actuelle de nombreux collectifs qui s’organisent autour des paniers sur différentes échelles (URGENCI, MIRAMAP, PTCE, PIRAT, etc.) vise à développer cette dernière forme de politisation en réseaux. L’exemple de Raccourci nous invite à considérer une politisation plurielle des paniers, qui s’opèrerait sur différents niveaux à la fois. Cette pluralité complexifie le travail des médiateurs, à la fois "militants" et "professionnels", qui s’efforcent d’être présents partout pour faire advenir un régime de la participation "militante" dans les structures et un de la représentation et de la professionnalisation dans les réseaux. La politisation devrait être cultivée partout, aussi bien dans le champ du maraîcher, qu’au cours d’une dégustation ou d’une distribution ou encore en réunions de réseau. Les instruments produits par Raccourci visent à accorder les structures membres du collectif, les élus, ainsi que les consommateurs et producteurs à un même répertoire de goût politique, en vue de faire advenir ce qui appelé ici "commerce équitable local". Cette politisation n’est pas produite que sur un plan conceptuel, mais elle est cultivée et transportée matériellement par les "paniers" et les aliments, dont le goût lui-même est constitué en vecteur d’engagement. Pour autant ce travail de traduction est mis à l’épreuve par l’hétérogénéité du collectif ainsi que des impératifs d’ordre pragmatiques.

Loin d'être stabilisée une fois pour toutes par les textes de Raccourci, la définition de la portée politique de ces systèmes peut susciter des désaccords. Les consommateurs et les producteurs ne sont pas tous "militants" et "engagés" au même degré et surtout envers les mêmes causes. La diffusion d'une "feuille de choux", dans laquelle des créateurs de l’association dévoilent les jeux des lobbys internationaux, suscite par exemple le mécontentement de quelques adhérents pour qui, manger local c’est agir pour leur santé, l’environnement, maintenir les exploitations "locales", mais pas forcément s’engager contre les politiques agricoles internationales et surtout pas s’affilier à des syndicats agricoles. Il en va de même pour les producteurs, si certains sont des "militants" de la première heure de la Confédération Paysanne ou du développement de l'Agriculture Biologique, d'autres qui ont par ailleurs une grande capacité de production voient avant tout un intérêt entrepreneurial à ces systèmes. L’Arbràlégumes s’est par exemple séparé d’un de ses producteurs pour cette dernière raison, au terme d’une réflexion de plusieurs années. Ainsi, les régimes de l'approvisionnement, de la consommation et de la délégation prennent souvent le dessus sur ceux de la participation et de l’engagement. De plus, des impératifs d'ordre pragmatique, tels que la nécessité d’assurer la continuité des emplois salariés qui demandent de faire des concessions sur la radicalité des initiatives : accepter des producteurs peu militants, des adhérents ayant des comportements de consommation, fermer des lieux "en banlieue" insuffisamment "rentables" mais dans lesquels être présent "a un sens", etc. Enfin, si la forme "paniers alternatifs" permet d’exclure les démarches "marchandes", elle exclut aussi des formes d’actions plus "radicales" rejetant les labels et ne s’inscrivant pas dans ce format de distribution, avec qui elles partagent pourtant les "mêmes valeurs". Le goût politique qui est cultivé ici semble donc être pris entre participation et délégation, format et hétérogénéité, ou encore aspiration et moyens.

Finalement, l'objet que l'on savoure ici ne semble pas seulement être une alternative au productivisme. L’alimentation apparaît surtout comme un "prétexte" pour cultiver du collectif et un agir collectif, celle-ci est - selon les créateurs de l’Arbràlégumes - "un connecteur universel" ("autour d’une table tout le monde discute") qui permet de " recréer du lien" ("percer les bulles, on est tous dans sa petite bulle et on agit pour sa bulle"), et de réapprendre à décider ensemble. L’alimentation est envisagée comme un vecteur de politisation des citoyens, à la fois par le goût utilisé comme déclencheur d’un engagement, mais aussi par des systèmes de paniers chargés d’être des "lieux d’éducation populaire", de "repolitisation" des citoyens. Le cas de Raccourci nous permet donc de suivre un renouvellement de l’engagement politique, de ses formes, de ses lieux et de ses objets : vers un engagement qui accorde une large part au sensible, passe par des gestes qui relèvent du quotidien et du marché (s’alimenter, consommer, entretenir un lien social de proximité, animer une association), et s’expérimentent dans une sphère du "proche" (défense de l’agriculture de proximité). Cet espace du "proche" ressort aussi requalifié puisqu’il est activé au regard de préoccupations globales, et réunit le lien interpersonnel de la "communauté" et le réseau territorialisé et institutionnalisé. L’une des forces de Raccourci est en effet de cultiver le court-circuit, de ne pas séparer, en expérimentant à la fois des alternatives en matière d’économie et de politique, de salariat et d’agriculture.

Références bibliographiques

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Nouvelles formes d'agriculture

Pratiques ordinaires, débats publics et critique sociale

20-21 Novembre 2013 - AgroSup, Dijon

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