Il nous paraît important de circonscrire le champ d’études de cette recherche sur la
médiatisation de l’humanitaire. C’est-à-dire définir le « schème d’intelligibilité » de la
recherche. Cette notion est développée par JŔMichel Berthelot, dans L’intelligence du social
(1990 : 62-85). L’auteur y explicite en effet différentes manières de procéder, différentes
approches pour étudier le fait social. Des approches qu’il nomme schèmes d’intelligibilité. Il
en présente une typologie qui s’adapte en fonction du sujet et de l’objet de recherche : le
schème causal, le schème fonctionnel, le schème structural, le schème herméneutique, le
schème actanciel et le schème dialectique. « Grâce à une telle typologie, on peut saisir les
fondements des différentes approches et les comparer aux autres » (Quivy et Van
Campenhoudt, 1995 : 94). Chacun de ces schèmes constitue en fait un mode d’explication au
sens large du terme, c’est-à-dire une manière de mettre un phénomène en relation avec autre
chose : un ou plusieurs autres phénomènes, un système dont il relève, un contexte, une
tendance, un sens qu’il recèle, des stratégies ou un système d’action, un jeu dialectique dans
lequel il est pris…, bref à « le sortir de son immédiateté et de l’isolement que celle-ci
implique »
10. Pour ce qui concerne notre étude, elle se rapporte plus au schème actanciel selon
lequel le phénomène étudié est le résultat du comportement des acteurs impliqués. Elle se
rapportera aussi au schème fonctionnel. Il s’agira donc pour nous de voir, au-delà des
évidences et des certitudes, quels sont les facteurs qui expliquent une mobilisation médiatique
importante ou faible en faveur d’un événement, fût-il humanitaire. Donc, voir, derrière chaque
événement le contexte historique, les enjeux politiques, économiques et sociaux qui peuvent
influencer positivement ou négativement la médiatisation et, conséquemment, l’attitude des
publics. Pour cela, la médiatisation de quatre crises humanitaires dans la presse française est
analysée et comparée : le tsunami, Katrina, la famine au Niger, le séisme au Pakistan. Des
crises survenues dans la période 2004-2005.
De façon simple, on peut considérer que l’aide humanitaire
11est une forme de solidarité,
généralement destinée aux populations pauvres, sinistrées ou prises dans une guerre, qui peut
répondre à des besoins divers (faim, santé, reconstruction après un sinistre, éducation,
protection des enfants, mise en place de réseaux d'eau et de communication...). On distingue
10
LADRIERE Jean, 1994, « La causalité dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines », pp. 248-274, dans FRANK R. (dir.), Faut-il chercher aux causes une raison ? L’explication causale dans les sciences humaines, Paris, Vrin
11
26
souvent à ce sujet l'aide d'urgence de l'aide permanente. L’humanitaire désigne aussi
l’ensemble des organisations humanitaires (agences onusiennes, ONG et associations
diverses…) et des actions qu’elles mènent dans la recherche du bien de l’humanité, dans la
lutte pour le respect des droits humains. Le terme humanitaire est souvent associé aux actions
d'urgence, mais il comprend également différentes formes d’appui au développement au
service des populations les plus vulnérables (au Nord comme au Sud). Les différentes
définitions présentées ci-dessus se rejoignent et expliquent la même réalité dont nous devrions
tenir compte.
Dans cette recherche, le regard sera porté sur l’objet médiatisation de l’humanitaire. Nous
chercherons au fil de l’évolution de ce travail à comprendre, à décrire et à expliquer les
rapports des médias avec les grands événements internationaux, la place que les journalistes
peuvent accorder aux questions humanitaires, ce qui peut constituer un événement médiatique
ou non. Pour ce faire, il est nécessaire de procéder à une analyse comparée de la médiatisation
de plusieurs crises humanitaires majeures dans la presse. La médiatisation c’est l’action de
médiatiser, c'est-à-dire de « diffuser par les médias »
12. Médiatisation découle du mot média,
lequel dérive étymologiquement du latin médium qui veut dire moyen. Les différentes
significations de média se situent essentiellement dans le champ de l’information et de la
communication. Ce terme s’est progressivement imposé à la fin des années soixante sur
l’expression mass média, sans recouvrir tout à fait la même réalité. Selon P. D. Pomart
13, « un
média est un dispositif de communication et de large diffusion de l’information quels que
soient sa nature (textes, images fixes et animées, sons, combinaison des uns et des autres,
diffusions de nouvelles, divertissement) » (Pomart, 2004 : 147). Le Petit Larousse donne une
définition similaire : « Tout procédé de transmission de la pensée, tout support des
technologies de l’information et de la communication permettant la diffusion de messages
sonores ou audiovisuels ». Mais cette définition est partielle en ce sens qu’elle renvoie
exclusivement aux médias audiovisuels et n’intègre pas les médias écrits comme la presse.
Toutefois, Le Petit Larousse
14fait une classification des médias par leur caractéristique
principale. Ainsi, on a :
12
Le nouveau Petit Robert de la langue française, 2007, Paris, Nouvelle édition millésime 13
POMART Paul-Dominique, « Média », dans CACALY Serge (dir.), Dictionnaire de l’information, 2004 (p. 147)
14
27
- les médias autonomes non raccordés à un réseau (livres, journaux, cassette, CD-I,
cédéroms, DON, DVD et vidéogrammes)
- les médias de diffusions (radio, télévision, cinéma)
- les médias de communication qui permettent l’échange et l’interactivité entre l’émetteur et
le récepteur
Tous ces aspects que recouvre le terme média ne nous intéressent évidemment pas. Nous
prenons en compte la définition de P. D. Pomart, « dispositif de communication et de large
diffusion de l’information » et qui renvoie principalement à ce qu’on appelle les grands
médias traditionnels : radio, télévision, presse écrite. Les médias n’ont pas toujours été les
mêmes. Ils se sont constamment renouvelés. Ces changements de médias dans l'histoire
15sont
liés aux progrès techniques et scientifiques de l’humanité. On a vu au cours de l'histoire,
notamment à la Renaissance que les modes de diffusion et de communication de l'information
ont été des vecteurs très puissants pour diffuser les connaissances résultant de nouvelles
visions du monde. Pour la Renaissance par exemple, les historiens (comme Jean
Delumeau,...)
16ont mis en évidence le rôle clé de l'imprimerie dans la communication (on a
vu l'impact qu'eurent les récits des voyages de Christophe Colomb et des thèses de Luther, qui
pouvaient être transmis sous forme imprimée). Il devint progressivement impossible de
s'opposer à la diffusion de connaissances nouvelles du fait de ce nouveau média. À partir des
années 1830, on commença à utiliser des moyens de télécommunication utilisant les
techniques électriques (télégraphe) puis électromagnétiques (Hertz, Marconi, radiodiffusion).
La médiatisation est un mot récent formé à partir de média. « On l’utilise pour désigner une
forte couverture par la presse, d’une personne, d’un événement, d’un fait divers, etc. »
(Bénard, 2002 : 251). Le Petit Larousse le définit de façon quasi identique : « faire passer,
diffuser par les médias, donner une grande publicité à… »
17. C’est essentiellement sous cet
aspect que le mot sera employé dans le cadre de ce travail. Aujourd’hui, la médiatisation est
15
Source : www.wikipédia.org 16
DELUMEAU Jean est un historien français spécialiste du christianisme, en particulier de la période de la Renaissance. Agrégé d'histoire, membre de l'École française de Rome et docteur ès lettres, il a enseigné l'histoire à l'École polytechnique, à l'université de Rennes, à l'École pratique des hautes études et à l'université de Paris I.
17
28
un concept très présent dans le débat politique, économique et social. Car l’apogée de la
société de l’information et de communication que nous vivons fait que tout est objet de
médiatisation. Une médiatisation multiforme, souvent semblable, mais souvent aussi
différente selon le média, selon l’approche ou le point de vu privilégié, etc. Le contenu
médiatique est une expression ou un discours qui désigne ce que produisent en image, son et
texte les médias sur un fait, une personne, un événement. Grâce à la vulgarisation des
technologies numériques, le monde connaît une surabondance d’images de tous ordres
permettant de témoigner de la quasi-totalité des faits et événements qui se déroulent sur la
planète.
L’objet d’étude porte donc davantage sur la médiatisation de l’humanitaire et les questions qui
s’y rapportent directement que sur l’humanitaire en tant qu’activité organisée de solidarité
internationale. Comme l’explique J. Perriault, les objets d’études des sciences de l'information
et de la communication portent sur « les discours et les pratiques des individus, des groupes et
des organisations dans ce vaste champ de l'activité humaine qui consiste à s'informer et à
communiquer » (Perriault, 2003). Ainsi, est-il crucial pour le chercheur d’agir avec une
certaine distance, avec le plus de recul possible. Un travail scientifique exige en effet que le
chercheur adopte une posture indépendante et objective. En d’autres termes, selon un autre
auteur, « décrire, c’est tenter de décrire le monde tel qu’il est et éviter autant que possible de
le juger, de l’enjoliver ou de le décrier »
18.
À travers le monde, l’humanitaire est un terme constamment employé dans les médias et dans
de nombreux forums et rencontres. Le terme est très présent dans le vocabulaire des médias et
des organisations internationales onusiennes et interétatiques, tant les événements qui donnent
lieu aux crises humanitaires sont devenus récurrents. Dans la pratique, il y a une multitude de
termes et d’expressions qui sont utilisés indifféremment pour désigner l’activité de
dévouement à la protection et au bien-être des personnes victimes, nécessiteuses. On parle
ainsi d’aide humanitaire, d’action humanitaire, d’assistance humanitaire ou d’humanitaire tout
simplement. Même si ceux qui utilisent ces expressions cherchent à désigner la même réalité,
il nous semble essentiel de préciser que les expressions n’ont pas toujours les mêmes
connotations ni la même force pour désigner avec exactitude et exhaustivité la même réalité.
Sur la notion d’humanitaire, de nombreuses définitions et explications de sens sont données
18
DE SARDAN Jean-Pierre Olivier, 2003 « Observation et description en socio-anthropologie », pp. 13-39, in : DE SARDAN J-P. O., BLUNDO G. (dirs.), Pratiques de la description, Paris, EHESS (p. 15)
29
par les chercheurs et les professionnels. Selon Michel Bélanger, l’humanitaire c’est « la prise
en considération de la personne humaine en vue de sa protection en tant qu’humain,
indépendamment de toute considération d’un autre ordre (politique, économique, social,
religieux, militaire…) » (Bélanger, 2002 : 13). Cette définition sous-entend donc un devoir
moral de la part des hommes envers ceux d’entre eux qui présentent le besoin d’être assistés,
aidés, secourus. D’autres auteurs des questions humanitaires et des ONG ont également
proposé des définitions de la notion. C’est le cas de R. Brauman qui soutient que « l'action
humanitaire est celle qui vise, sans aucune discrimination et avec des moyens pacifiques, à
préserver la vie dans le respect de la dignité, à restaurer l'homme dans ses capacités de choix »
(Brauman, 1995 : 9).
La définition qui semble la plus complète est celle de P. Ryfman
19. Une définition qui colle
plus à la réalité actuelle et situe le contexte d’organisation et de mise en œuvre de l’action
humanitaire moderne. Il explique en effet que :
« L'action humanitaire est une assistance fournie par un seul ou une conjonction
d'acteurs, s'insérant à des niveaux variés dans un dispositif international de l'aide, régie
par un certain nombre de principes, et mise en œuvre (au nom de valeurs considérées
comme universelles), au profit de populations dont les conditions d'existence du fait
de la nature (catastrophes) ou de l'action d'autres hommes (conflits armés internes ou
internationaux) sont bouleversées, et l'intégrité physique atteinte, voire la survie même
compromise » (Ryfman, 1999 : 14).
De cette définition, on peut relever de nombreux aspects caractéristiques de l’humanitaire
moderne. D'abord, il en ressort la pluralité d’acteurs qui travaillent sur la question dans la
cadre d’une vaste collaboration à l’échelle planétaire : les ONG, les agences de l’ONU, les
organisations politiques et les États. On y voit également la dimension juridique avec
19
Philippe Ryfman est expert français des ONG et du secteur humanitaire international, professeur et chercheur associé au Département de Science Politique de la Sorbonne. Auteur de plusieurs ouvrages et articles, entre autres : « Les ONG », Paris, La Découverte, coll. Repères, nº 386, 2004 ; « L’action humanitaire, Problèmes Politiques et Sociaux » (PPS), nº 864, Paris, La documentation Française, coll.
Dossiers de l’actualité mondiale, 2001 ; « La Question Humanitaire, Histoire, problématiques, acteurs et enjeux de l'aide humanitaire internationale », Paris, Editions Ellipses, coll. Grands Enjeux, 1999 ; « Vers une École française d'analyse de l'humanitaire », in Revue internationale et stratégique (RIS); nº 47, automne 2002 ; « En guise d'ouverture l’Humanitaire d'État civil, musique de chambre ou symphonie ? », in Humanitaire, nº 7, printemps, été 2003 ; « Pratiques de gouvernance et politiques non gouvernementales », in Vacarme, hiver 2005/2006.