• Aucun résultat trouvé

La construction de l’Etat de droit

Paragraphe1 : L’institutionnalisation progressive de la légitimité démocratique

Chapitre 2 La construction de l’Etat de droit

Des idéologies mises en avant par les missions internationales d’observation des élections figurent en bonne place celle de la construction de l’Etat de droit. Il s’agit d’une notion dont la saisie n’est pas toujours aisée quand on sait le nombre de réflexions qui lui ont été consacrées jusqu’alors. A première vue on serait tenté de se demander à quoi pourrait bien renvoyer une telle notion dont tout le monde semble se prévaloir sans jamais en donner un contenu en tout point de vue satisfaisant surtout lorsqu’on sait que son usage a généralement servi à justifier une certaine forme de gouvernement et de fonctionnement des Etats. On est dans cette approche plus près de savoir ce que n’est pas un Etat de droit que de savoir ce qu’il est vraiment, d’autant que ceux qui exercent le pouvoir considèrent le plus souvent l’espace dans lequel ils l’exerce comme un Etat de droit parce que quelquefois agissant dans un cadre légal.

Mais le légalisme ou la légalité d’une action ou d’une forme de gouvernement suffit-elle à dire de l’Etat dans lequel il s’exerce qu’il s’agit d’un Etat de droit ? La juridicisaton d’une forme de gouvernement lui confère-t-elle le caractère d’Etat de droit ? En d’autres termes l’Etat légal est-il un Etat de droit, qu’est-ce qu’un Etat légal, qu’est-ce qu’un Etat tout court, et qu’est-ce qu’un Etat de droit ? Mais avant d’en donner une esquisse de définition de l’Etat de droit, tentons de comprendre le concept d’Etat.

Ainsi le droit constitutionnel classique à-t-il le plus souvent présenté l’Etat sous l’angle d’une personne morale de droit public117. C’est ce que soutient d’ailleurs Bluntschli en affirmant : « l’Etat est un ensemble d’hommes composant une personne organique et morale sur un territoire donné dans la forme de gouvernants et de gouvernés ou plus brièvement, l’Etat c’est la personne politique organisée de la nation dans un pays déterminé »118Pour cet auteur, l’Etat se présente comme un sujet abstrait de droit, ce qui pourrait justifier la formule « je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale » du doyen Duguit .C’est donc une manière habile de dire que l’objectivité de l’Etat ne peut se percevoir qu’à travers un enracinement concret. L’Etat ne pourrait, à ce titre, point être compris ontologiquement. Il lui faudrait, pour ce faire, une matérialisation phénoménologique d’où

117 Léon Duguit, L’Etat, le droit objectif et la loi positive, Paris Dalloz, 2003, P.1-13. Léon Duguit affirme notamment que « Sauf à quelques rares exceptions, toute théories modernes de l’Etat et du droit public repose sur la notion d’etat personne, sur la notion de l’Etat conçu comme personnification de la collectivité… »

118 Bluntschli, Théorie générale de l’Etat, traduction Riedmatten, 2e ed. 1881 P. 18

88

la nécessité de parler d’un phénomène d’Etat qui induirait à son tour une approche sociologique laquelle permettrait de le percevoir comme un fait119.

En ce sens, Gierke a pu soutenir l’idée que « l’essence de l’union étatique consiste en ce sens qu’elle a pour contenu la direction souveraine de la volonté commune, elle est la communauté de l’action politique ; sa substance est la volonté commune, sa forme extérieure est la puissance organisée, sa fonction l’action consciente du but,…il y a un Etat propre du moment où un organisme spécial et particulier de la vie étatique s’est établi. »120

L’Etat serait donc au plan sociologique un phénomène, c’est-à-dire, une manifestation factuelle d’un ensemble d’éléments ordonnés, soit vers la création ou la garantie d’un ordre de valeurs, de droit ou de puissance, soit vers la création et la satisfaction d’un ordre de valeurs, de droit et de puissance.

Ainsi l’Etat pourrait-il à la fois être un ordre composé ou alors un composé de l’ordre c’est-à-dire qu’il serait un agrégat d’éléments différents, résultant d’une construction organisée autour du partage d’un certain nombre de valeurs réelles ou supposées, en vue de la réalisation d’une certaine d’harmonie sociale ou politique dans le premier cas, alors que dans le second cas, il n’en serait qu’un agrégat d’éléments différents obligés de coexister par le moyen de la coercition. Ici le partage des valeurs n’est pas que déterminants, il est condition d’existence de l’Etat parce qu’imposé par la puissance normative alors que dans le premier, la puissance peut être une résultante de ce partage des valeurs.

Mais le risque d’une pareille analyse serait de se heurter à l’objection positiviste kelsenienne en vertu de laquelle, le problème central de la définition de l’Etat se trouverait au niveau de l’imputabilité c’est-à-dire à travers ce en vertu de quoi le partage des valeurs se ferait et comment on pourrait concilier ordre de valeur et ordre de droit. Il y aurait à l’évidence une forme de tautologie en ce sens, parce que l’ordre de valeur serait fondé sur des normes morales et l’ordre de droit lui, serait fondé sur des normes positives. Seulement dans l’un comme dans l’autre cas, l’élément normatif est décisif en tant qu’instrument de contrainte. Ce qui pourrait conduire à penser que la juridicité121 de l’Etat ne dépende pas de

119 Le fait social étant ici toute manifestation exerçant sur l’homme un pouvoir de coercition. L’Etat étant un fait n’acquiert sa juridicité que par le caractère normatif qui le détermine alors que les phénomènes de pouvoir ne sont contraignants que par l’effet de contrainte qu’ils peuvent avoir indépendamment de l’aspect normatif.

120 Gierke, Die Grundbegriffe des Staats, in Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, 1874, t.XXX, P.160.

121 Il faut entendre par là le fait que l’Etat ait une valeur juridique.

89

la qualité de la norme mais de l’existence de la norme indépendamment de sa qualité.122 Ainsi, la norme étant considérée comme substance de l’Etat, il serait alors difficile de penser ce dernier autrement que par sa capacité à contraindre. Ce qui signifierait en définitive que tenter de donner une définition juridique à l’Etat au sens de Kelsen serait un pur pléonasme, car pour cet auteur ; par la contrainte l’Etat est condition et expression du droit123.

Peut-on donc encore, au regard de ce qui précède, retenir la notion d’Etat légal par opposition à l’Etat de droit ? La tâche paraît de plus en plus ardue, dans la mesure où d’un point de vue positiviste, l’Etat est déjà en lui-même expression du droit et droit du fait de son caractère coercitif. Mais la contrainte qui est un pouvoir, c’est-à-dire capacité à et parallèlement capacité à ne pas en vertu de, pour s’exercer, a besoin d’une habilitation et celle-ci ne peut dans un Etat, être que subordonnée au droit. Or limiter le droit à la contrainte serait une mésinterprétation du phénomène juridique qui peut aussi être une habilitation non plus à lier par le biais de la coercition mais aussi habilitation à délier en vertu de ce même pouvoir de coercition. Dès lors la tentative de distinguer l’Etat de droit de l’Etat légal deviendrait impossible du point de vue positiviste à moins de récuser la vision kelsenienne de l’Etat. Ainsi pour y parvenir il faudrait distinguer l’Etat de ses attributs. Et dans ce sens, la puissance ne serait plus l’essence même de l’Etat mais un de ses attributs.

C’est dire qu’on pourrait à ce moment distinguer le phénomène juridique en tant système de production de la norme, des effets produits par cette norme elle-même. Ce serait distinguer l’Etat en tant que produit de la loi et l’Etat en tant que producteur de la contrainte. IL serait alors un système politique dont le pouvoir de contrainte serait défini par le droit et donc par la loi. La légitimité de la contrainte dans un Etat découlerait alors du droit. Elle ne le fonderait plus mais elle n’en serait qu’une de ses conséquences. Mais cette conséquence ne découlerait de rien d’autre que d’elle-même. Ainsi Esmein a pu écrire : « l’Etat est la personnification juridique d’une nation, c’est le sujet et le support de l’autorité publique…cette autorité qui ne reconnaît point de puissance supérieure ou concurrente quant aux rapports qu’elle régit, s’appelle la souveraineté…Le titulaire idéal ou permanent (…) qui personnifie la nation entière, cette personne morale c’est l’Etat qui se confond ainsi avec la souveraineté, celle-ci étant sa qualité essentielle »124Aussi ajoute-il « c’est une

122 Peu importe que la norme soit morale ou positive mais il faut y voir l’idée de l’irréversibilité de la norme dans la construction et la définition de l’Etat. L’Etat n’est plus ici simplement un agrégat d’éléments différents mais une forme de droit en tant que expression normalisée de la contrainte.

Hans Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat suivi de: le droit naturel et le positivisme juridique, Paris LGDJ, 2003 P. 235-245

124 Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé l, 2e ed.1896, P.1

90

abstraction mais une abstraction féconde, et le produit d’un long développement historique. »125 Mais par delà la dimension abstraite et historique de l’Etat, cet effort de systématisation de la notion d’Etat à travers la distinction entre d’Etat légal et l’Etat de droit conduirait alors à s’interroger sur le sens à attribuer à l’Etat de droit dont les organisations du Commonwealth et de La Francophonie se font les défenderesses au moyen des missions internationales d’observation des élections.

La première observation serait celle de récuser comme l’a fait Léon Duguit la tendance à l’idée d’une souveraineté absolue au sens que l’avait comprise Bodin, et comme l’a défendue plus tard une partie de la théorie réaliste allemande à travers Seydel. Celui-ci ayant ainsi soutenu l’idée que « c’est une vérité inébranlable : il n’y a pas de droit sans le souverain, ou au dessus du souverain ; il n’y a de droit que par le souverain »126 Mais il resterait cependant à s’accorder sur qui est le souverain en l’occurrence. Si c’est le peuple au sens démocratique moderne ou un monarque souverain investi de tous les pouvoirs et duquel tout procèderait.

Il paraîtrait évident qu’une telle prise de position serait indéfendable aujourd’hui en ce qu’elle nierait les droits individuels, véritable revendication moderne. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Léon Duguit à affirmer son opposition à cette orientation en indiquant notamment : « nous pensons au contraire qu’il y a un droit sans souverain et au-dessus du souverain »127 repoussant par là même, la théorie de l’autolimitation de Jellinek pour qui

« De même que l’Etat a la faculté de l’autodétermination, de même, il a la faculté d’autolimitation. En vertu de l’auto limitation de force physique, l’Etat devient force morale ; sa volonté s’élève d’une puissance sans limite à une puissance juridiquement limitée à l’égard des autres personnalités. 128» Mais Le Doyen Duguit Considéra cette autolimitation comme complètement illusoire, en ce qu’elle lui serait dictée par son but, par les mœurs, par l’opinion publique et économiques. De même, le même auteur, affirma son adhésion à un droit supérieur à l’individu et à l’Etat, aux gouvernants et aux gouvernés qui s’imposent aux uns et aux autres. Car, s’il y a une souveraineté de l’Etat, elle est juridiquement limitée par cette règle de droit 129 Ainsi la limitation de la souveraineté par la règle de droit aurait dès lors un caractère dualiste. Elle serait selon Léon Duguit positive et négative en tant qu’elle pourrait contraindre l’Etat à certaines actions de même qu’elle

125 Ibid.

126 Seidel, Grundzüge eine allgemeine Staatlehre, P.14 1873 cité par Léon Duguit, op. Cit. P.11

127 Léon Duguit Op.cit. P.11.

128 Jellinek, Gesetz und Verordnung, 1887, P.198, Cf. Die rechtliche Nature der Staatenvertrage, P.9 et suiv.,1880 et Allgemeine Staatlehre, P.331 et suiv.;1900

129 Ibid. P.12.

91

pourrait l’empêcher d’en faire d’autres. Cette double limite pourrait donc être l’œuvre de la science du droit.

L’Etat de droit serait en définitive, dans les organisations du Commonwealth et de La Francophonie un système social ou politique, à l’intérieur duquel, l’organisation des institutions et le respect de droits collectifs et individuels seraient subordonnés à la loi. Voilà une orientation plus conciliante en ce qu’elle rapproche les deux systèmes francophone et anglophone. Elle concilie la double exigence du respect des droits de l’Etat et celui du respect des droits dans l’Etat. Mais une question subsiste au demeurant, celle de savoir que vaudrait une telle conception de l’Etat de droit dans une société internationale en constante mutation et dans laquelle, le modèle de l’Etat nation est de plus en plus remis en cause au nom d’une forme d’Etat dit cosmopolitique.130

Au Commonwealth comme à La Francophonie, la démocratie se pose comme le fondement, la limite et la garantie de l’Etat de droit. Celui-ci trouve son origine dans l’existence d’une loi fondamentale associant l’organisation et la subordination des institutions publiques à la règle de droit (section I) et à travers la reconnaissance corrélative des droits et libertés individuels par ce même droit (section II).

130 Voir Ulrich Becke, Pouvoir et contre pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris Alto Aubier, 2003 P. 39

92

Section 1 : L’organisation et la subordination des

Outline

Documents relatifs