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Les conséquences sur le quotidien des personnes sans domicile

4. Discussion

4.1 Les conséquences sur le quotidien des personnes sans domicile

D’après les résultats obtenus, la participation occupationnelle est influencée par le processus d’interactions entre l’Etre et l’environnement (Bélanger et al., 2006 ; Kielhofner, 2002 ; Morel, 2017).

Les obstacles à la participation occupationnelle peuvent provenir directement de l’individu. La limitation de la motivation à agir, décrit comme une difficulté exprimée par les personnes sans domicile par Aviles & Helfrich (2004), et la faible estime personnelle rendent la personne peu consciente de ses capacités et brouillent le mécanisme décisionnel à agir. Par ailleurs, leur santé psychique est fragile, ce qui freine la participation. Cependant, les résultats montrent aussi que les personnes sans domicile développent des capacités, dont certaines avaient été identifiées par Damon (2012), comme les capacités d’adaptation et de « débrouillardise ». A l’inverse, ces capacités, associées à leur désir de faire, sont favorables à la participation occupationnelle, ainsi qu’à leur adaptation quotidienne.

Ensuite, des facteurs environnementaux peuvent également gêner la mise en place des routines souhaitées, et ainsi entraver la participation à des occupations satisfaisantes et

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signifiantes. En effet, les règles institutionnelles des dispositifs d’aide imposent aux personnes sans domicile un rythme qui peut ne pas convenir à toutes et créer une sensation de déresponsabilisation. Ces résultats sont comparables aux études réalisées par Chard et al. (2009), Cunningham & Slade (2019), DeRosa et al. (1999) et Simpson, Conniff, Faber & Semmelhack (2018). Néanmoins, l’environnement social peut aussi être soutenant à la participation grâce à la transmission de connaissances entre les personnes sans domicile. Ce partage de savoirs expérientiels permet aux nouvelles personnes sans domicile d’acquérir à leur tour les savoir-vivre indispensables pour s’adapter et survivre à la rue. De plus, selon les lieux fréquentés et le lieu d’habitat, le matériel accessible influence la facilité à effectuer des occupations. Ainsi, les associations permettent de déployer une certaine forme d’autonomie, mais rendent les personnes dépendantes de celles-ci. La vie en squat, en caravane ou chez un tiers peuvent aider à la participation grâce à un accès facilité au matériel. Au contraire, les centres d’hébergement, à cause des règles institutionnelles, et la rue, à cause du manque de ressources matérielles, constituent davantage des obstacles à cette participation.

Malgré leurs conditions de vie, les personnes sans domicile participent à des occupations tout au long de la journée. Les soins personnels, comme manger, boire, aller aux toilettes, maintenir une hygiène corporelle, trouver un lieu pour dormir en sécurité, et le gain d’argent sont des occupations prioritaires pour les personnes sans domicile. Des résultats similaires ont été mis en évidence dans des études étrangères (Cunningham & Slade, 2019 ; Illman et al., 2013 ; Thomas, Gray & McGinty, 2017 ; VanLeit et al., 2006). Qualifiées d’« occupations de survie » par ces auteurs, elles répondent aux besoins physiologiques indispensables à la survie de l’être humain. La survie, associée aux préoccupations psychiques, entrave la projection dans l’avenir et les amène à vivre dans l’instant présent. Elle oriente aussi le mode d’occupation de l’espace de vie. Comme mentionné par Cunningham & Slade (2019), Illman et al. (2013) et Thomas et al. (2017), les personnes sans domicile parviennent à remplir ces occupations grâce aux dispositifs d’aide qui leur apportent les ressources matérielles nécessaires, ce qui génère ainsi une dépendance institutionnelle pour certaines personnes. Ces dernières passent également beaucoup de temps avec d’autres personnes sans domicile de leur communauté. Chard et al. (2009) ainsi que Thomas et al. (2017) mettent en évidence que ces interactions permettent de combler leur sensation de marginalisation sociale. Elles vont partager d’autres occupations avec elles, comme la consommation de substances psychoactives. Celle-ci qui est souvent une occupation sociale, influencée par les autres personnes sans domicile. Bien que néfastes pour leur santé, les addictions, comme la consommation de drogues et d’alcool, occupent une place importante dans la vie de nombreuses personnes sans domicile, parfois aux dépens des autres

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occupations. Comme expliqué par les participants de cette étude et affirmé par Cunningham & Slade (2019), elles leur permettent d’échapper à la réalité, de remplir les moments d’ennui et de vide.

Malgré ces occupations, leur vie quotidienne manque de sens, d’occupations signifiantes et satisfaisantes. Chard et al. (2009) met en exergue un problème similaire. Une étude menée par Finlayson et al. (2002) a mis en évidence que les priorités des personnes sans domicile étaient de redonner un sens à cette vie quotidienne et de déterminer un projet de vie.

En dehors de ces occupations, le domaine de productivité est également touché. Souvent, les personnes sans domicile ne travaillent pas, soit par refus d’avoir un travail qui ne leur correspond pas, soit par difficulté à conserver un emploi stable. Elles se dirigent donc souvent vers la manche. Parfois, elles gardent un travail, mais celui-ci n’a pas de sens pour elles et ne leur plaît pas. Alors, il pourrait s’apparenter, à l’image des soins personnels, à un travail de survie par besoin de gagner de l’argent. La notion de sens semble donc très importante pour les motiver à travailler.

Après, les personnes sans domicile ont peu de loisirs car ceux-ci dépendent souvent des moyens matériels et financiers, qui leur manquent souvent. Elles racontent avoir ressenti peu de plaisir durant cette partie de leur vie et beaucoup d’ennui, qualifié de vide occupationnel par une participante, qu’elles comblent par la consommation de substances et par la marche. Chard et al. (2009) note que la participation occupationnelle est particulièrement importante car elle réduit le vide occupationnel.

Ainsi, cette étude montre que tous les domaines d’occupation sont impactés, les activités de la vie quotidienne, la productivité et les loisirs. Cela impacte l’être de la personne, ses rôles, le sens de sa vie et son sentiment d’appartenance dans la société. Cette limitation de la participation fragilise la santé des personnes sans domicile qui manifestent plus de problèmes de santé que la population générale et qui amoindrissent notamment les opportunités d’optimiser leur santé mentale et leur bien-être (Cha, 2013 ; Vandecasteele & Lefebvre, 2006). Elles perdent également les savoir-faire associés au domicile. En effet, les habiletés pour réaliser ses activités au domicile ne seront pas les mêmes que celles qui sont requises pour vivre dans la rue. Ainsi, la personne développera les habiletés requises pour vivre dans la rue et perdra celles qui sont requises pour maintenir un logement. Par exemple, les habiletés nécessaires lors de la cuisine ou des tâches ménagères sont moins sollicitées. En revanche, la personne participera à des occupations qui assureront sa survie, comme avoir des interactions sociales, gagner de l’argent par tous les moyens, comme la manche, la confection de petits objets, etc. (Vandemark, 2007). Ce désapprentissage et ce changement d’habitudes pourront être problématiques lors de la

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réinsertion vers un logement durable. Marshall & Rosenberg, (2014) évoquent ce problème qui peut engendrer un retour à la rue fréquent.

Néanmoins, ces données sont à nuancer. Elles ne sont pas applicables à toutes les personnes sans domicile. En effet, dans cette étude, il apparait que le choix de ce mode de vie et la présence d’une famille sont des facilitateurs à la participation occupationnelle. En effet, la participante qui était mère de famille a conservé sa motivation, ses rôles, ses habitudes et ses routines pour ses enfants.

4.1.2 Une population victime d’injustice occupationnelle

Dans la première partie, l’hypothèse que les personnes sans domicile sont confrontées à des formes d’injustices occupationnelles a été émise. Pour rappel, la justice occupationnelle est un concept qui défend quatre droits occupationnels selon lesquels chaque individu possède (Townsend & Wilcock, 2004) :

- Le droit de réaliser des occupations signifiantes et enrichissantes ;

- Le droit de participer à des occupations favorisant la santé et l’intégration sociale ; - Le droit de faire des choix et de participer à la prise de décisions dans la vie quotidienne ; - Le droit d’avoir des privilèges égaux pour s’engager dans des occupations variées.

Plusieurs formes d’injustices occupationnelles sont mises en évidence dans cette étude. Les travailleurs pairs abordent plusieurs fois d’un manque de moyens matériels et financiers lorsqu’ils n’avaient pas de logement. Ce manque de ressources les limitaient dans la possibilité de faire librement les loisirs qui leur plaisaient, soit ils se consacraient à des loisirs qui demandaient peu de matériel, soit ils ne participaient à aucun loisir. Cet empêchement prolongé de réaliser des occupations en raison de facteurs indépendants de sa volonté et de l’absence de ressources correspond à la privation occupationnelle. Il peut également résulter d’une autre forme d’injustice, le déséquilibre occupationnel (Watson & Duncan, 2007), qui se produit lorsqu’un individu ne peut plus réaliser ses occupations d’une manière qui lui convient et qui lui semble équilibrée. Cette étude fait ressortir que les personnes sans domicile vivent des moments de vide occupationnel et d’ennui dans leur vie quotidienne. On peut imaginer qu’elles sont inoccupées ou sous-occupées et qu’elles manquent de diversité dans leur vie quotidienne centrée sur les soins personnels, la consommation de substances et la manche. La répétition de ces occupations tous les jours au détriment d’autres occupations se répercutent sur la diversité des occupations. Enfin, certaines occupations n’ont pas le sens qu’elles pouvaient avoir pour les personnes sans domicile avant qu’elles ne commencent à vivre sans logement. Ces occupations prennent une importance considérable dans leur vie. En effet, elles sont limitées à des

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occupations de survie, d’usage de substances, de manche, et ainsi, elles n’ont pas le temps de penser et de choisir de faire d’autres occupations. Certains participants qualifient leur vie comme étant répétitive. Cette monotonie constitue une forme d’aliénation occupationnelle. L’aliénation occupationnelle se manifeste lorsqu’une personne est obligée de participer à des occupations qu’elle considère peu significatives, peu reconnues ou peu valorisées. De plus, les participants qui travaillent ont un emploi qui n’a pas de sens et qui n’a pas été choisi parce qu’il correspondait aux valeurs de la personne, mais par un besoin de gagner de l’argent. C’est pourquoi certaines personnes préfèrent ne pas travailler. Alors, elles font la manche, une activité peu gratifiante au sein de la société.

Ces formes d’injustices ne se produisent pas sur quelques heures ou quelques jours, mais se poursuivent sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Sur le long terme, ces injustices occupationnelles sont à risque de se répercuter sur la santé et le bien-être des personnes sans domicile touchées (Monin, 2019).

Comme dans la partie précédente, ces résultats sont à nuancer. Les personnes sans domicile qui ont choisi ce mode de vie ne ressentent pas toujours ces contraintes. Elles s’estiment libres de faire les choix qui leur conviennent et de faire ce qu’elles veulent.