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Stéphanie Crabeck

Introduction

Qu’il s’agisse d’industrie, d’agriculture ou de tourisme, il arrive couramment que le développement d’activités humaines qui ont besoin de lieux spécifiques pour se déployer s’accompagne d’interventions sur l’espace public, notamment en termes d’infrastructures. Celles-ci ont, ces dernières années, fait naître dans les milieux périurbains à vocation résidentielle, comme le Brabant wallon, de nombreuses réactions de rejet motivées par des arguments écologiques de la part les résidents locaux.

Mais qui sont ces habitants qui, au nom de leurs exigences « environnementales », tentent parfois d’interdire des initiatives d’intérêt général même quand ces nouveautés peuvent être bénéfiques à la vie communale et dans certains cas… y parviennent ? Il ne s’agit pas de balayer leurs motivations d’un revers de la main, les impacts environnementaux subis sont parfois lourds comme le rappelle l’affaire Mellery , ni de prendre parti, cela ne nous appartient pas, mais de s’interroger sur les intentions réelles des protestations d’aujourd’hui, sur le sens écologique qui leur est prêté et sur ce qui se révèle à travers elles. Quel environnement est réellement défendu lorsque, à rebours de leur discours environnementaliste, les résistants font généralement partie des catégories socialement et économiquement favorisées dont le mode de vie et

Bonnain-dulon R. (1998), « Les gens d’ici et d’ailleurs », in Dubost F. (dir), L’autre maison. La résidence secondaire, refuge des générations, Autrement, Paris.

Affaire de la décharge de Mellery, village voisin de Villers-la-Ville. Pour plus de renseignements, voir Fallon C. (1997), Une réaction citoyenne : les leçons d’un comité d’action à Mellery, Fondation Roi Baudoin, Bruxelles.

d’habiter (lotissements d’habitats pavillonnaires) suscite un impact environnemental non négligeable ?

L’analyse de la résistance locale face aux implantations routières liées à la valorisation touristique de l’abbaye cistercienne de Villers-la-Ville révèle que dans le milieu périurbain, sous le couvert d’arguments tels que la protection de la nature, le bruit ou encore l’urbanisation, de nouvelles attentes environnementales et sociales voient le jour.

Les « Croisés » de la Grande Verte

L’abbaye de Villers, classée Patrimoine majeur de Wallonie et reconnue sur le plan architectural comme l’un des sites les plus intéressants d’Europe a, dans le cours des années 1990, fait l’objet d’un programme de mise en valeur touristique.

Une subvention importante (600 millions BEF ) a été accordée par le gouvernement régional pour entamer une valorisation patrimoniale, culturelle et touristique mais aussi un réaménagement de l’accès au site par la construction d’une route de contournement . En dépit de son intérêt public, ce projet et en particulier la question de la nouvelle voie d’accès ont fait éclater un conflit local d’envergure. Après les pétitions, les tracts et l’appel à la presse, des habitants déguisés en moines cisterciens ont entraîné une centaine de personnes à manifester sous la bannière des « Croisés de Villers » pour que les travaux de voirie n’aient pas lieu et... ils n’ont pas eu lieu.

Privé de cette nouvelle infrastructure routière, le site patrimonial, classé trois étoiles au guide vert Michelin et le plus visité en Brabant wallon derrière Waterloo, demeure toujours défiguré par le maintien de son ancienne voirie. Celle-ci le traverse au milieu de ses éléments architecturaux, rend l’accès difficile pour les autocars, dangereux pour les piétons et génère des embouteillages lorsqu’elle est empruntée aux heures de pointe par les résidents navetteurs. Pourquoi des résidents n’ont-ils pas voulu améliorer l’accessibilité de ce site public mais aussi, par la même occasion, la mobilité de leur village ? Qui sont les Villersois qui ont considéré que cette route ne pouvait que nuire à l’environnement local ?

Certes, la route de contournement devait passer au travers d’un espace boisé et d’une zone agricole ; la faune et la flore risquaient d’en pâtir et le paysage aurait été coupé. Mais d’autres préoccupations environnementales et sociales liées à la nouvelle fonction résidentielle de la commune, originellement rurale, semblaient tracasser davantage une frange des habitants de Villers-la-Ville.

« Résidentialisation » de la campagne et résistance locale

La résistance locale envers l’implantation d’une nouvelle infrastructure (industrielle, agricole, environnementale, touristique …) est communément appelée dans la littérature le syndrome « NIMBY » (not in my backyard) ; en français « pas dans mon arrière-cour ». Aux yeux des décideurs et des promoteurs de projet, NIMBY est un phénomène à combattre : il est une manifestation égoïste d’intérêts particuliers

Collignon r., Déclaration de politique régionale complémentaire. Thème , Axe VIII : Tourisme et Patrimoine : Villers-la-Ville – Projet de mise en valeur, Note au gouvernement wallon du 3 juin 1999.

Itinérance, schéma directeur : l’Abbaye de Villers revisitée, Louvain-la-Neuve, 1998.

à l’encontre d’intérêts collectifs. Pour les scientifiques, comme E. Zaccaï, NIMBY est plus complexe : « il peut être le fait de quiconque, de chacun d’entre nous et révèle toute une série de questions sur la gestion de la vie collective, de l’environnement et du territoire » 5. H. et M.G. Raymond ainsi que N. et A Haumond pensent que NIMBY est fortement lié, en milieu périurbain, aux nouvelles logiques résidentielles et à la proximité avec la nature 6.

A Villers-la-Ville, la résistance locale est effectivement liée aux migrations résidentielles qu’a connues le village ces dernières décennies. Le paysage socio-économique de la commune rurale a été modifié en profondeur par l’arrivée massive de populations d’origine urbaine aisées, voire fortunées (environ 4 000 nouveaux habitants par an dans les années 1990 7) et par le départ de ménages (environ 2 000 par an à la même période 8) dont les moyens financiers ne permettaient pas de faire face à la pression foncière engendrée par les premiers et qui n’ont eu d’autre possibilité que d’émigrer vers des régions où l’immobilier était moins cher. Ainsi n’a pas émigré ou n’est pas demeuré dans les communes rurales brabançonnes qui le voulait, mais qui le pouvait.

Ces nouvelles populations, fuyant la ville, se disent à la recherche d’un lieu de vie sain et entrent régulièrement en conflit avec les ruraux et certaines traditions locales qu’elles considèrent comme nuisibles d’un point vue « écologique » (odeur de la ferme, passage du tracteur sur la route, etc.). Mais ces résidents sont-ils des défenseurs de l’environnement pour autant ? Quel est l’environnement défendu ? Que signifie leur réaction de résistance ?

« Pas dans mon village »

Si c’est la protection de l’environnement que cherchaient les résistants de Villers-la-Ville, on comprend qu’ils ne voulaient pas d’une route au travers d’une forêt. Mais il n’y avait pas que cela. En effet, si a contrario des idées reçues, l’environnement naturel n’était pas la motivation principale de l’émigration vers les campagnes et donc pas l’unique finalité des résistances locales ? Pour comprendre le phénomène NIMBY et la nature de l’environnement défendu, la méthodologie choisie a été de replacer, au centre de la réflexion, l’acteur essentiel : le résident résistant, ses pratiques résidentielles et son raisonnement écologique.

La lecture des arguments recueillis dans la presse et des plaintes adressées à l’Administration communale à propos de la route de contournement, a dévoilé un discours protecteur envers l’environnement rural de la commune. Les habitants voyaient dans la construction de cette nouvelle voie de circulation, un élément qui entraînerait « la ruine des ruines » et même « le saccage sans rémission du dernier poumon vert du Brabant wallon ». Dans un deuxième temps, ce travail a montré

5 Zaccaï E. (2001), « Qu’est ce que le phénomène NIMBY », Actes du Colloque Nouvelle législation et bonnes pratiques de prévention et de gestion du NIMBY, Namur, octobre, DGRNE et Group ONE, p. et .

6 Raymond H. et M.G. et Haumond N. et A. (1996), L’habitat pavillonnaire, CRU, Paris.

7 de bie T. (1996), « Habiter... à prix d’or », in Passé Présent du Brabant wallon, Alambic, Bruxelles, p. 126.

8 Ibid.

qu’à Villers-la-Ville, les résidents ne se s’étaient pas limités à contester les risques environnementaux de la nouvelle infrastructure (destruction d’un espace vert, bruit, odeur). Un autre type de réclamations était également présent : celles-ci dénonçaient un risque d’urbanisation « incontrôlable » et d’« insécurité » au sein de la commune.

Enfin, sont également apparues des réclamations qui allaient encore plus loin et qui s’étendaient à la présence de tout élément ou individu susceptible de transformer le cadre de vie champêtre de la commune, comme le révèle la proposition – alternative au projet de route de contournement – de certains résidents de fermer la route d’accès à l’Abbaye aux visiteurs durant les week-ends et les jours fériés voire même de n’y autoriser la circulation qu’à la population locale !

Ambiance paysagère 9 et idéal casanier

Que signifie ce comportement et que cachent les arguments ? Tout d’abord, parmi les plaignants défenseurs de l’environnement, nombreux sont ceux qui paradoxalement habitent dans des lotissements de maisons style « fermette » – très consommatrices d’espace et d’énergie – construites sur des anciennes terres agricoles, quand elles ne sont pas disséminées dans les zones boisées, et font la navette en grosse cylindrée tous les matins vers Bruxelles. Est-ce cela vivre en accord avec la nature ? Il ne s’agit pas de critiquer ces individus et leurs modes de vie. Ceux-ci ont leur légitimité. Ce sont les arguments qui prêtent aux actes de résistance un sens qu’ils n’ont pas.

Deuxièmement, lors d’entretiens oraux, des riverains ont admis, que lorsqu’ils disaient ne pas vouloir de nouvelles constructions à Villers-la-Ville, ce n’était pas tant pour éviter « le saccage de l’un des derniers poumons verts du Brabant wallon », que parce qu’ils ne voulaient pas de nouveaux voisins. Leur objectif étant de préserver un cadre de vie champêtre au-delà des limites de la propriété et dès lors de fermer la porte d’entrée du village à de nouveaux arrivants ayant le même projet résidentiel qu’eux.

La même remarque peut être émise à propos des touristes et visiteurs de l’abbaye qui risquaient peut-être de se faire plus nombreux après l’amélioration de l’accessibilité du site.

Les riverains n’émettaient donc pas uniquement des signes de résistance active à l’encontre d’éléments polluants mais aussi à l’encontre d’individus présents sur l’espace public de leur village 10. C’est ce que l’anthropologue J.-D. Urbain, dans son ouvrage sur la pratique des résidences secondaires, Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles, nomme « l’esprit de jardin ». Celui-ci déborde de la propriété et se répand sur l’espace public, où les touristes et les usagers de la route se doivent d’être rares ou éloignés, et où « toute initiative propre à modifier à la hausse la démographie de l’endroit est contestée et tout particulièrement quand cette modification se traduit par le retour d’une socialité dont les signes sont ceux de la production ou de la vie urbaine » . L’on retrouve donc là, à travers ce type d’opposition, des récriminations qui, au nom d’exigences « écologiques », refoulent,

9 En référence à Bachimon P. et al. (2000), Dans le Lubéron, les résidences secondaires sont-elles encore secondaires ?, Espaces, 176, Paris.

10 Bonnain-dulonR., « Les gens d’ici et d’ailleurs », op. cit., p. 156.

Urbain J.-D. (2002), Paradis verts. Désirs de campagne et passions résidentielles, Payot, Paris, p. 278-279.

hors de la vue, la société. Ce qu’ils veulent c’est un décor avec de la verdure, des forêts, des champs, des éléments patrimoniaux mais pas un monde fréquenté. Au-delà des infrastructures nouvelles, selon J.-D. Urbain, il y a comme un refus du monde présent, des gens et un désir d’isolement social.

Enfin, qu’en est-il réellement de cette question d’espace vert et d’urbanisation incontrôlable ? Le Brabant wallon serait-il une province où le rural a disparu au profit d’une urbanité généralisée, au point qu’il faille arrêter tout nouveau projet de construction ? Selon Thierry De Bie , contrairement au risque de la saturation immobilière proclamée, malgré les vagues de migrations, le Brabant wallon a su conserver son caractère rural. D’après l’auteur, la prépondérance des surfaces coloriées en jaune – couleur attribuée aux espaces agricoles – sur la carte d’occupation des sols de la province et les chiffres de la Fondation économique et sociale du Brabant wallon sont significatifs à ce propos. « Sur les quelque 109 220 ha de la province, 83 660 ha sont non urbanisables (bois, terres agricoles, routes, soit 76,6%) et 25 560 ha sont urbanisables (soit ,%), toutes fonctions confondues – habitat, activités économiques, équipements –. Or, à peine la moitié de cette surface est aujourd’hui réellement urbanisée, soit moins de % ! » De Bie ajoute par ailleurs que « le Brabant wallon reste en dessous de la densité de population moyenne belge par km² (310,90 habitants par km² contre 332,25 au niveau national), derrière toutes les provinces flamandes, sauf le Limbourg, et même derrière le Hainaut ». On est donc loin de la saturation immobilière claironnée, surtout à Villers-la-Ville, commune du Sud-Est du Brabant wallon, partie la moins urbanisée de la province.

Conclusion

On peut tirer deux conclusions de l’étude de cas de Villers-la-Ville.

La première est l’inégale représentation sociale dans les modes de contestation environnementale. Entre ville et campagne, les habitants de l’espace périurbain – composé désormais majoritairement d’émigrés urbains aisés – ont modifié en profondeur le tissu social et culturel des milieux ruraux.

La seconde est que certaines résistances locales, au moyen d’arguments écologiques, instrumentalisent la protection de l’environnement dans le but de défendre des intérêts particuliers : ici des principes résidentiels typiques à l’espace périurbain.

Comme l’a fait remarquer J.-D. Urbain, la campagne est un « espace d’innovation, signe des temps et symptôme d’une société en mutation où s’invente un autre modèle de vie ». Selon l’auteur, sa fonction est de permettre « une sociabilité résidentielle individualiste, fermée sur le couple, les enfants, la famille et les amis » . Il s’agit donc d’un cadre de vie qui rend possible l’isolement individuel. Ainsi, le « chez soi » et la « paix absolue » étant devenus des valeurs essentielles à notre époque, ce n’est donc pas tant dans le but de protéger la nature rurale que dans celui de se garantir un isolement social au sein de ce que j’appellerais une « campagne décor », que les actes de résistance s’expriment.

de bie T. (1996), « Habiter... à prix d’or », op. cit., p. .

Urbain J.-D. (2002), Paradis verts…, op. cit., p. 367.

Ce phénomène de résistances locales, avant d’être jugé, doit d’abord être compris, dans un contexte général, comme le résultat des transformations sociales et culturelles de la société. Celles-ci sont génératrices de pratiques sociales nouvelles, de comportements inédits, de nouvelles formes d’investissements symboliques du territoire . Comme le rappelle Françoise Noël, le territoire est produit socialement mais aussi le support de pratiques sociales spécifiques 15. Aussi, les questions concernant les résistances locales en matière d’environnement seraient plutôt celles-ci : qu’est ce qui a suscité ce mode résidentiel casanier qui redéfinit, d’une part, la fonction de la campagne et de l’autre, le modèle d’habiter le plus valorisé socialement ? Que signifie ce désir d’isolement et surtout de ne pas être dérangé ? Comment concilier l’accessibilité et la fréquentation des espaces et des sites publics à tous et le désir d’isolement de quelques-uns ?

Bourdin A. (2000), La question locale, PUF, Paris.

15 Noël F. (2002), « Habitat et mobilité : vers de nouvelles formes d’ancrage », in Vandermotten C. (éd.), Le développement durable des territoires, Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, p. 163.