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197 Introduction du chapitre III

Les textes La Peste, Jeunes saisons, Un oued pour la mémoire, racontent une époque charnière et/ou sont écrits à une période cruciale de l’histoire de l’Algérie : époque et période de la colonisation française où la société algérienne et plus précisément la communauté de l’Oranie est hétéroclite. Elle regroupe la mémoire des différents héritages de la ville d’Oran : en l’occurrence français, espagnol et arabe car ils font partie de la ville et de ses habitants, et, revendiquer la pluralité de la ville est devenue une nécessité.

Pour Camus, Roblès, et Bakhaï la guerre entre dans une phase décisive. Qu’il s’agisse de la deuxième guerre mondiale (le début des années 40 est la période de gestation et de rédaction de La Peste) ou de la guerre de libération algérienne (les années 50 et plus précisément en 1958, Roblès achève l’écriture de Jeunes saisons) ou encore la décennie noire qu’a connue l’Algérie dans les années 90 (Un oued pour la mémoire a été édité en 1995), les trois auteurs entrent dans une phase importante de leur histoire personnelle et sociopolitique. Leurs récits relatent bien que différemment, un Oran de l’entre-deux guerres. A travers une description de la ville, ils racontent Oran dans tous ses aspects, géographiques, événementiels, sociaux, économiques et historiques. Le lieu étant un élément d’ordre temporel dès lors qu’il joue un rôle historique : il assure l’ancrage d’un moment narratif, d’un événement, mais conserve aussi comme l’explique Gaston Bachelard, du « temps comprimé », un temps plus intime, plus subjectif. Du côté de l’espace et du côté du temps, le lieu réalise la coordination spatio-temporelle, sans laquelle la représentation et la configuration de l’histoire ne peuvent être figurées.

L’aspect géographique et la localisation des sites et lieux les plus significatifs sont évoqués avec précision et de façon détaillée chez certains et métaphoriquement chez d’autres. Les informations géographiques, topographiques et onomastiques de la région font du corpus un document historique précieux et un souvenir notable de la ville d’Oran. Ces témoignages servent à une meilleure connaissance de l’histoire et la mémoire d’Oran. L’analyse qui suit est établie en fonction de l’échelle des événements historiques ou personnels soumis à l’analogie.

198 3-1- Histoire collective.

Dès les premiers mots du récit de La Peste, en se référant à « l’avis général », en parlant de « notre petite ville », en employant un « on » assez vague qui renvoie tantôt aux habitants d’Oran (« on ne peut plus vivre », « on y meurt », « on s’y ennuie »), tantôt aux lecteurs éventuels (« on dira sans doute »), tantôt au narrateur (« on doit l’avouer ») la chronique affirme son ambition collective. Cette dimension est confirmée à plusieurs reprises par des remarques du narrateur, ou des personnages :

« A partir de ce moment, (…) la peste fut notre affaire à tous » 213;

« (…) elle (la peste) apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous » 214;

« Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous »215;

« (…), la situation était clair, le fléau concernait tout le monde »216.

A ces constats du narrateur, qui ponctuent la relation des événements, s’ajoutent les paroles des personnages exprimant le même état de fait, mais l’intégrant à leur désir de convaincre, ou à leur conviction : Tarrou dit à Cottard :

« Que trop d’hommes restaient inactifs, que l’épidémie était l’affaire de chacun, et que chacun devait faire son devoir »217

Cottard refuse cependant de rentrer dans les formations volontaires. Inversement, si Rambert dans un premier temps proteste « Mais je ne suis pas d’ici ! » quand Rieux lui dit : « Cette histoire est stupide (…) mais elle nous concerne tous »218, lorsqu’il a renoncé à fuir Oran pour retrouver la femme qu’il aime, il reprend à son compte la formule même de Rieux :

213 CAMUS Albert, La Peste, Paris, Edition Gallimard, Collection Folio 1995. p.67

214 Ibid. ; p.125

215 Ibid. ; p.155

216 Ibid. ; p.169

217 Ibid. ; p.146

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« Maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous »219.

Il y a donc une collectivité de fait, imposée par « cette histoire » ; il y a aussi une communauté revendiquée. L’aspect collectif de l’épidémie, de l’ordre de l’évidence, détermine des réactions individuelles différenciées. C’est en quoi la peste propose une fresque des comportements humains en face du mal qui n’est pas sans rapport avec celle des expériences temporelles. Les conditions de vie créées par l’épidémie imposent certains de ces comportements, et entraînent certains sentiments ; si tous les habitants d’Oran sont des « prisonniers de la peste », si la plupart sont des « séparés », ils ont pourtant des conduites différentes, qui sont autant de témoignages sur la liberté de choix des hommes, sur leur pouvoir et leur impuissance ; autrement dit, sur leur attitude morale.

3-1-1- Propagation du mal

Les effets de l’épidémie se manifestent par l’atteinte de la maladie, les souffrances, la douleur, la mort qu’elle entraîne, et par le mode de vie qu’elle implique. Très vite les malades ne sont plus des cas individuels ; ils deviennent une foule anonyme, dont l’état est décrit avec un réalisme précis et suggestif : « Les malades saignaient, écartelés (…) »220

La maladie redeviendra un cas particulier pour dire la mort de l’enfant, celle de Paneloux, celle de Tarrou, la fièvre et la guérison de Grand. La place faite à ce que l’on pourrait appeler un réalisme psychique et charnel est très grande ; le corps qui était source de la joie la plus intense pour le narrateur de Noces ou pour Meursault, devient lieu de souffrance.

Les conditions matérielles de la vie sous le règne de la peste font l’objet d’un rapport détaillé ; on y trouve les marques visibles de l’expérience de l’occupation : les problèmes de ravitaillement, les restrictions de tout ordre, le marché noir221, le

219 CAMUS Albert, La Peste, Paris, Edition Gallimard, Collection Folio 1995.p.190

220 Ibid. ; p.39

200

feu222, les difficultés de communication, l’image même du ghetto est présente : « A l’intérieur de la ville, on eut l’idée d’isoler certains quartiers »223. La journée de peste décrite par Tarrou ressemble fort à une journée ordinaire dans une ville occupée224. Tout ceci qui rend difficile la vie des Oranais est peut-être moins insupportable que « la peur d’une mort torturée »225, et que les souffrances morales liées à l’emprisonnement, à l’exil, à la séparation. Le champ sémantique de la peur est très riche, et traduit toutes les nuances de l’angoisse physique et morale : désarroi, appréhension, inquiétude, panique, terreur, épouvante : autant de sentiments qu’éprouve toute une population. La souffrance la plus forte vient de l’exil ; un exil particulier, puisqu’il s’agit d’un « exil chez soi »226, mais qui ne rend pas la séparation moins douloureuse ni la solitude moins lourde :

« Ils éprouvaient la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien »227.

C’est cette souffrance qui fait « des cœurs déchirés »228, ou qui met « la nuit dans tous les cœurs »229. Souffrance que tous éprouvent, mais qui ne peut être partagée, ce qui la rend d’autant plus poignante. Au fil des jours, cependant, elle évolue car la peste n’est pas une image exaltant c’est une administration ; elle est monotone comme l’abstraction230, comme tous les fléaux, comme les grands malheurs231 ; à toute la douleur qu’elle apporte s’ajoute le danger de l’abstraction et de l’habitude. Peu à peu l’être aimé devient décharné ; on peut d’ailleurs, se demander si l’insistance sur le décharnement ne vient pas de l’aspect physique des rares déportés revenus des camps de concentration, et qui incarnaient l’extrême de la séparation. L’amour lui-même devient abstrait ; les prisonniers de la peste sont alors entrés dans son ordre232 ; ils s’adaptent, se résignent, prennent l’habitude « du désespoir », qui est « pire que le désespoir

222 CAMUS Albert, La Peste, Paris, Edition Gallimard, Collection Folio 1995.p.159

223 Ibid. ; p.156 224 Ibid. ; p.113 225 Ibid. ; p.69 226 Ibid. ; p.73 227 Ibid. ; p.75 228 Ibid. ; p.125 229 Ibid. ; p.159 230 Ibid. ; p.87 231 Ibid. ; p.166 232 Ibid. ; p.166-167

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