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Joël LEBEAUME : Bien que vous soyez connu de beaucoup de gens, je me permets de vous présenter. Yves Deforge, vous êtes un technicien, un technologue, un artiste, un philosophe et un écrivain. Vos ouvrages témoignent de ce parcours à la fois original et engagé dont l'apport a été et reste essentiel pour la réflexion sur l'enseignement technique et sur l'enseignement de la technologie, notamment1 :

• Des ouvrages sur vos contributions à la genèse de la technologie ; ∗ L'éducation technologique, (1970). Casterman.

∗ Dix entretiens sur la technologie. (1970). IPN. • Des travaux universitaires ;

∗ Le graphisme technique son histoire et son enseignement. (1981). Champ Vallon.

∗ Technologie et génétique de l'objet industriel. (1985). Maloine. • Des contributions un peu différentes qui s'ouvrent sur la philosophie ;

∗ L'œuvre et le produit. (1990). Champ Vallon.

∗ Postface de la réédition de Du mode d'existence des objets

techniques. (1989) de G. Simondon.

• Des ouvrages avec la présence forte des valeurs et des préoccupations environnementales ;

∗ De l'éducation technologique à la culture technique. (1994). ESF. ∗ Des techniques à la technologie.

Comme vos ouvrages en témoignent, vos analyses couvrent un champ très étendu qui reflète vos multiples activités professionnelles dont je citerai votre qualité d'enseignant, puis d'IPR, d'expert au Conseil de l'Europe, de chargé de cours à l'Université de Compiègne, de membre de la COPRET et de multiples autres instances nationales et internationales. Vous avez été impliqué très tôt également dans le lancement de la technologie avec J. Capelle.

1 le lecteur se reportera utilement pour la bibliographie générale de l'auteur à l'ouvrage : DEFORGE, Y. (1994). De l'éducation technologique à la culture technique. Paris, ESF. 153-159.

Ma première question porte sur l'histoire qui, comme je l'ai fait remarqué, est un peu la vôtre. Je souhaiterais que vous nous fassiez part de vos impressions sur l'idée de la technologie aujourd'hui, mais sans considérer dans un premier temps ses relations avec l'enseignement. Quelles sont selon vous les évolutions de sens du concept de « technologie » ?

Yves DEFORGE : Pour ce qui est de savoir ce qu'est la technologie, il faut prendre un peu de recul. Je dirais qu'il y a trois acceptions. Ces trois acceptions sont sources de confusion. Je me souviens qu'en 1960, à l'époque où on a lancé, à Sèvres, la technologie sous l'égide du Conseil de l'Europe, il y avait tous les pays européens, et vraiment le mot technologie ne passait pas parce que la plupart des anglo-saxons prenaient le mot technologie au sens anglo-saxon. Aujourd'hui encore technology, par exemple dans les expressions « good technology », « bad technology » désigne le matériel, la description du matériel. Donc ils disaient : « Pourquoi voulez-vous faire un enseignement du matériel aux enfants ? C'est trop tôt, le fer à repasser ou la targette nous verrons ça plus tard ». Or ce sens évidemment - et je dis évidemment car on l'entend sans cesse employé dans les médias - continue à avoir une certaine place dans les discours des gens qui parlent ou qui écrivent. Voilà un premier sens.

Le deuxième sens est celui de technologie pratique. La technologie pratique c'est celle qui imprègne confusément beaucoup d'entre nous, c'est la technologie du « faire », du comment faire. Cela appelle un tout petit aperçu historique. Par rapport à l'enseignement et à l'apprentissage, la question qui peut se poser est celle de la transmission des savoir-faire. Même dans les temps les plus primitifs, pour tailler les silex ou emmancher une hache, il fallait bien expliquer. Le maître devait expliquer à celui qui devait faire ou à celui qui devait apprendre. Comment faisaient-ils pour expliquer ? Était-ce une monstration, une démonstration, des explications alors que le vocabulaire n'existait pratiquement pas ? Donc, on peut s'interroger sur la transmission du savoir et il est probable qu'au tout début c'était par répétition, par imitation ; il y avait aussi une grande partie d'oral mais il y avait déjà une partie de graphisme. C'étaient les bâtons à encoches, c'étaient des dessins dans certains cas et puis pour l'oral c'était le récitatif, l'algorithme récitatif et les comptines. Un vieil auteur, à propos de la construction des navires explique que lorsqu'un apprenti ou un compagnon voulait passer un grade dans la hiérarchie des constructeurs de navires, il se présentait à l'examen de maîtrise par exemple et devait réciter en chantonnant un certain nombres de règles de construction des bateaux : « je prends le double de la moitié, je le reporte sur … ». C'est donc une manière de mémoriser, mais à un certain moment que l'on peut situer au XIVè siècle à peu près, - et là vous pouvez en trouver des traces dans les

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bibliothèques spécialisées - apparaît quelque chose qui permet de passer du récitatif à l'art de faire. « Art de faire » a été un terme pour désigner la technologie pratique au sens d'aujourd'hui. L'art de faire dans certains domaines techniques a commencé à être écrit vers le XVè siècle. Mais on ne le trouve pas sous le titre de technologie, on le trouve sous le titre « d'art de faire », « de catéchisme du », « de manuel du », … Ces ouvrages sont très descriptifs et c'est l'étape qui nous mène à la technologie pratique. Puis à partir de ces arts de faire, vers le XVIè siècle, de bons esprits se sont aperçus que pour des techniques différentes, on donnait des arts de faire qui se ressemblaient et on préconisait des pratiques, des outillages, qui pouvaient bien avoir la même finalité, la même forme. Par exemple pour les outils de coupe ; on voit que pour couper du bois, pour couper du métal, pour couper de la viande… il y a toujours trois angles. On est donc passé de ces rassemblements qui étaient spécifiques d'une technique à des rassemblements qui commencent à être inter-techniques. Il fallait donner un nom et on a récupéré le terme de technologie qui commençait à être utilisé dans un autre sens. Il a été mis comme titre à un certain nombre d'ouvrages destinés à des praticiens. Puis on s'est dit qu'il y avait peut être des lois générales, il y a peut être des choses qui rassemblaient encore plus. Tous les outils qui coupent ont trois angles, est-ce qu'il y avait une loi des trois angles, est-ce que dans toutes les choses qui servent à couper il faut trois angles, positifs, négatifs ou nuls ? C'est la technologie générale ou professionnelle générale, qui devient générale non pas parce qu'elle est universelle - ce serait l'idéal et c'est là où il y a une collision avec la science car la science va prétendre à cette universalité - mais ces technologies générales sont déjà pré-scientifiques. À partir du XIXè siècle, ces technologies générales deviennent l'un des piliers des enseignements puisque dans l'enseignement technique il y a une technologie pratique qui est donnée à l'atelier ou autour de l'atelier et une technologie générale qui est donnée en dehors des pratiques professionnelles ; ce sont des réflexions d'ordre général sur la technologie.

Est-on allé au delà ? Oui dans certains cas, en réfléchissant sur cette technologie très générale et à ces collusions avec la science. On est arrivé à ce qu'on a appelé une « science industrielle », c'est à dire une technologie générale mélangée avec de la science couvrant un large champ de problèmes. Cette science industrielle ne s'est pas beaucoup développée parce que la science « dure » a pris le principal. J'en dis quand même un mot parce que cette question m'est chère : la science ne donne jamais la totalité du « faire », il y a toujours des petits interstices où doit se glisser une pratique appuyée sur une technologie ou sur un savoir-faire ou sur une débrouillardise. Il en existe de nombreux exemples : prenons celui du Pont de Normandie qui m'est proche puisque j'habite juste à côté. De brillants jeunes ingénieurs ont fait des modèles

que l'on a introduit dans des ordinateurs, puis on a construit le pont avec les données sorties de ces modèles. Mais s'il n'y avait pas eu l'ouvrier portugais qui dans un coin a rattrapé des choses, a changé des dimensions… le pont ne se serait pas écroulé certes, mais il aurait été mal fini. C'est pour dire qu'il y a complément à l'unité qui est d'ordre technologique.

Peut-on aller au delà ? Oui, au delà de la science industrielle, il y a, pourrait-on dire, la philosophie et il y a quelques auteurs qui commencent à parler de philosophie technique ou philosophie de l'objet dans certains cas. Finalement par une sorte de rétrécissement de la réflexion - au sens de réduction du champ - on arrive à la sagesse, point ultime de la technologie pratique. Prenez n'importe quel paysan et demandez lui : « est-ce qu'il va pleuvoir demain ? ». Sa réponse « peut- être bien que oui peut être bien que non » c'est de la sagesse, car en Normandie il y a 50 % de chance qu'il pleuve. La sagesse c'est en somme l'ultime résultat. Prenons l'exemple de la mesure2, voilà un ouvrage3 qui

s'appelle « Cours de métrologie, manuel du breveté mécanicien ». Voici ce qui est dit sur la mesure : instruments de mesure et de vérification, vérifications, principaux vérificateurs de dimensions… compas, pieds à coulisse… L'essentiel de ce manuel pour praticien décrit le matériel dont il aura à se servir ; cette description est presque superflue car il se sert de ces outils tous les jours. On lui donne le vocabulaire qui lui permet d'en parler. Voici un autre livre, voyez l'ambiguïté de ce titre, « technologie générale professionnelle » car on se situe un petit peu entre deux eaux en voulant être à la fois général parce qu'on a compris que la généralisation est facteur de meilleure domination et professionnel. Je prends maintenant le livre de Idrac où il dit qu'il développe une « méditation sur la mesure ». Ici il faut réfléchir sur la valeur des chiffres obtenus, méditer sur la valeur vraie ; l'auteur indique les points de méditation du technologue. En somme ce n'est plus la description de ce qu'il faut faire mais une incitation à réfléchir et méditer. Bassière, autre auteur, signale que la métrologie est la science de la mesure « il faut avant tout penser la mesure pour dégager une sorte de philosophie de la mesure, une métrologie applicable à tous les phénomènes, acquérir une sorte de réflexe métrologique, une sagesse ». Ça y est ! On a le mot, l'ultime. Je me souviens que Bassière dont j'ai été l'auditeur, disait « cet instrument, si vous arrivez à lui faire suer le micron, vous aurez de la chance ». C'était toute la philosophie de la mesure. « Lui faire suer le micron » c'était l'expression ultime d'un savoir. On le trouve dans d'autres cas où les gens vont pouvoir exprimer d'un mot la philosophie de la chose. Les anciens disaient déjà que « il faut une juste mesure en toute chose » ou « pas trop n'en faut ». D'un certain sens, les dictons, les phrases toutes

2 voir DEFORGE, Y. (1994). "Métrologistes et philosophes". in J.-C. Beaune. dir. La mesure,

instruments et philosophies. Seyssel, Champ Vallon. 273-276.

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faites ont une certaine portée, c'est une sorte de sagesse, certes très fruste, de résumé synthétique de ce que les anciens avaient ressenti. Voilà l'étape ultime. Dagognet est un médecin, il ne connaît pas grand chose à la métrologie, il n'est pas un technicien mais il propose des « réflexions sur la mesure » afin de faire ce qu'il appelle une philosophie de l'objet- mesure. Voilà un autre titre de Dagognet : « Éloge de l'objet », « pour une philosophie de la marchandise ». Alors quand on en arrive là, on est au summum de ce qu'on peut appeler technologie et si nos amis professeurs, dont vous êtes, arrivaient à cela en eux-mêmes, je me demande s'ils ne pourraient pas en faire passer un tout petit peu aux élèves. N'y a-t-il pas une façon de faire sentir qu'il y a quelque chose ici qui approche le sommet, la quintessence ? Peut être en technologie, ce serait en en disant le moins possible mais en lâchant le mot qu'il faut quand il le faut. Il faut viser à faire passer quelque chose qui restera toute la vie. J'aimerais interroger les élèves qui ont fait de la technologie, sur ce qui leur reste dix ans après. Si leurs réponses évoquaient que l'on peut « faire suer le micron à certains appareils », ils auraient la notion de la précision, de la justesse. Ce serait beaucoup, ce serait énorme ! Malheureusement, les étudiants de Compiègne que j'ai interrogés (des étudiants ingénieurs qui ont 21-22 ans) ont du mal à répondre autre chose à propos de la technologie, que le dessin, les soudures… Mais ils n'ont rien retenu qui leur sert aujourd'hui, rien, rien. Alors on se demande si on n'a pas œuvré pour un résultat nul en faisant la technologie des collèges.

J'en ai assez dit sur la technologie pratique. Troisième acception, la technologie systémique. Technologie avec un T majuscule. C'est celle que j'ai essayé de préconiser. Aux environs de 1750 s'est développée une pensée qui était celle des physiocrates. Les physiocrates avaient surtout de l'intérêt pour la chose agricole. Ils ont beaucoup fait pour comprendre le fonctionnement des processus agricoles et bien sûr ils ont été obligés de le faire d'une façon systémique, bien qu'ils n'aient pas connu ce terme ni même ce concept. J'ai un petit exemple, une sorte d'allégorie sur la Champagne pouilleuse. A cette époque, en 1750, la Champagne pouilleuse était une région pauvre comme son nom l'indique. Les physiocrates, qui étaient des petits nobles, se sont dits que dans un système il y a une entrée et une sortie. Ils ont constaté que dans leur système, il n'y avait rien qui entrait et rien qui sortait, tout se passait à l'intérieur, les gens se nourrissaient à peu près, c'était une économie de subsistance, on faisait juste ce qu'il fallait pour survivre péniblement. Ils ont pensé qu'il faudrait activer le mouvement, faire tourner le cycle, faire de telle sorte qu'il y ait des choses qui rentrent, des choses qui sortent et que ce soit si possible productif. Puisque c'est la terre qui était pauvre, il fallait essayer de l'enrichir et ils sont partis - et c'est assez curieux - en chasse de plantations qui puissent subsister, croître sur ces terres pauvres. Ils ont ramené les pins de la Forêt Noire et d'autres arbres

et plantes fourragères. Ce qui est remarquable c'est qu'ils ne travaillaient pas dans l'immédiat. En mettant des arbres, il fallait attendre cinquante ans pour voir le résultat. Mais ils ont effectivement transformé le paysage, et en transformant le paysage, voilà le système qui s'est mis en branle. Il y a eu une sorte d'assolement qui s'est produit pour les feuillus par la chute des feuilles, un compost qui s'est formé, par les plantes fourragères qu'ils ont introduites, ils ont eu une meilleure prairie et le résultat c'est qu'il y a eu enfin une sortie, et même deux sorties. L'une a été du bois qui a été tout de suite réinjecté pour faire du chauffage et une sortie de bestiaux parce que l'élevage s'est développé. Mais il fallait en faire quelque chose, il a fallu créer des marchés, il a fallu gérer l'argent pour acheter et vendre et il a fallu réinjecter cet argent liquide mais aussi trouver des sortes de banque et le crédit agricole a été une création de cette époque pour garder l'argent et le redistribuer. Ces banques ont servi de masse de manœuvre parce que les gens étant au marché et les cultures se développant, il a fallu des machines agricoles et vers 1780, on a créé des usines pour construire les machines agricoles qui ont été alimentées par les banques. Mais pour pouvoir construire des machines, il a fallu des techniciens, on a donc ouvert une école qui était l'école des arts et métiers de Châlons. Mais puisqu'on avait fait des techniciens pour construire les machines, on s'est dit qu'il fallait peut être des techniciens pour s'occuper des assolements, donc on a ouvert une école d'agriculture. Il a fallu ouvrir aussi une école commerciale et les enfants avec ces savoirs sont retournés dans le système. Voici donc un système qui fonctionne par une circulation, par un flux - et tout système fonctionne par des flux - qui serait ici un flux monétaire en quelque sorte. Cette idée de flux dans un système est importante à retenir. Aujourd'hui avec un ordinateur je pourrais en simuler le fonctionnement : j'introduis un volume d'arbres, au bout de 10 ans ils ont fait un volume de bois… et puis je peux avoir tel assolement, telle production… aux aléas près parce qu'il y a eu des aléas. Les aléas de ce système physiocratique ont été les parasites des arbres et il y a eu de grosses discussions d'ordre écologique pour savoir s'il fallait attaquer les parasites dans les arbres ou s'il fallait les attaquer par des ennemis naturels. Il y a eu les lapins qui se sont développés dans ces bois et qui ont dévoré les cultures et ainsi de suite. Mais l'idée d'un système qui tourne, qui fonctionne était inscrit là dedans et ce système appelle une technologie systémique et que j'écris souvent, pour la distinguer de la technologie pratique, Technologie avec une majuscule.

On peut décrire encore plus finement un système par sa structure, sa technologie (de fonctionnement) et son idéologie et l'étudier suivant une méthodologie que j'ai essayée de présenter dans « Technologie et génétique de l'objet industriel » où technologie (systémique) (que Simondon appelle sociologie des objets - il faut entendre par objet, l'objet matériel aussi bien que l'objet au sens philosophique-) répond à la

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définition suivante : la Technologie est l'expression des relations que l'objet entretient avec lui-même - quand il est composé de plusieurs éléments, ce sont les relations internes - avec ses congénères proches ou lointains, avec ses semblables et ses voisins, avec l'homme bien sûr et c'est aussi l'expression de la cohérence du système de valeurs impliquées dans ces relations. Telle est la troisième acception du terme « technologie ».

J. L. : L’interrogation de 120 professeurs de technologie de toute la France relativement à ce qu'ils souhaiteraient voir aborder dans une technologie de la première jusqu'à la terminale, révèle qu’ils souhaiteraient qu'on approfondisse tout ce qui est conception, préparation du travail, et en deuxième ils classent l'étude des objets existants. Ceci est vrai en mécanique, en électronique en économie gestion. L'étude des objets existants se trouve en deuxième position. On peut se demander si c'est intéressant, si c'est culturel et pourquoi, si ça intéresse les jeunes et pourquoi. En seconde où on a installé deux entités de formation, l'étude des systèmes automatisés et la productique, il existe quelques problèmes. En effet à l'issue de la seconde, il y a une chute vertigineuse des effectifs ; les élèves choisissent autre chose, d'autres sections, d'autres options. Autrement dit je me pose la question de l'intérêt des élèves parce que vous semblez conclure que la technologie à privilégier serait plutôt