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1. INTRODUCTION

En faisant l’hypothèse d’une composition pyrolytique pour les éléments majeurs, le manteau inférieur est composé à 80 % de bridgmanite (pérovskite magnésienne) (Mg,Fe)(Si,Al)O3 (McCammon, 1997), tandis que le manteau supérieur profond (entre 400 et 700 km de profondeur) contient environ 50 % de grenat (Figure 6-1, Wood et al., 2013) que la pression fait tendre vers son pôle majorite Mg3(Fe2+,Si,Al)2(SiO4)3. Les systématiques couplées Sm-Nd et Lu-Hf ont dévoilé un découplage des fractionnements Sm/Nd et Lu/Hf, très précocement dans l’histoire de la Terre (Rizo et al., 2011), probablement simultanément à la fin de l’accrétion. Ceci implique que la bridgmanite magnésienne et le grenat aient cristallisé dans un océan magmatique riche en métal et en conditions relativement réduites (m IW-2, fO2

du dernier équilibre noyau – manteau, O’Neill, 1991, Rohrbach et al., 2007). La cristallisation de ces minéraux a donc joué un rôle primordial dans la répartition des éléments dans les enveloppes silicatées de la Terre (Walter & Tronnes ; 2004, Zhang & Herzberg, 1994). Déterminer les coefficients de partage des éléments traces entre ces phases dans un contexte d’océan magmatique (c’est-à-dire à l’équilibre avec du liquide silicaté éventuellement de composition chondritique et du métal liquide) est nécessaire pour modéliser la différenciation précoce silicatée de la Terre. Pourtant, ces données de partage en conditions réductrices n’existent pas encore. Une des raisons est qu’il est techniquement difficile d’obtenir des échantillons contenant à la fois du liquide silicaté, du liquide métallique, et des cristaux de haute pression, le tout devant être équilibré et la texture devant permettre l’analyse des traces.

Il a été proposé que la cristallisation de bridgmanite lors du refroidissement de l’océan magmatique terrestre soit à l’origine de l’auto-oxydation progressive du manteau au cours de l’évolution précoce de notre planète (Frost et al., 2004 ; Wood et al., 2006), à travers la dismutation du Fe2+ en Fe3+ et Fe0, lors de son intégration dans la structure cristalline. Ce mécanisme serait provoqué par la substitution couplée du Fe3+ et de l’Al dans le minéral (Lauterbach et al., 2000 ; Andrault et al., 2007) et l’augmentation de contenu d’Al dans la bridgmanite serait donc corrélée à l’intégration de Fe3+ dans sa structure (Frost & Langenhorst,

184 2002). Le fer métallique produit par la réaction percole progressivement vers le noyau et le silicate restant est alors de plus en plus riche en Fe3+. Frost et al. (2004) démontrent expérimentalement (la gamme de fO2 de leurs expériences est environ IW – IW+6) que la Mg-bridgmanite est riche en Fe3+, indépendamment de la fO2 et de la présence de Fe métal, et a un

rapport Fe3+/Fetotal supérieur à 0.6, ce qui est 10 fois plus élevé que le manteau supérieur. Zhang et al. (2014) confirment expérimentalement que de très fortes pressions (~ 100 GPa) favorisent la dismutation et l’extraction de fer métallique à partir d’une bridgmanite initialement riche en FeO (10 %). Leurs résultats prouvent que le fer est instable dans la structure de la bridgmanite à haute pression. L’état d’oxydation de la Terre à drastiquement évolué au cours de son histoire précoce (passage de conditions très réduites, inférieurs à IW-4, à la Terre oxydée actuelle, plus oxydée que IW). Si cette oxydation progressive s’est faite via la dismutation de fer lors de la cristallisation de la bridgmanite, le silicate de l’océan magmatique devait être assez riche en FeO pour rendre ce mécanisme efficace.

Le grenat majoritique est lui aussi relié à la problématique du bilan d’oxygène de la Terre. Il a en effet été démontré que la majorite tend à absorber l’oxygène dans sa structure en conditions de haute-pression et haute température, via l’incorporation de Fe3+ (Rohrbach et al., 2007). Lors de sa remontée due aux phénomènes convectifs, le minéral se déstabilise et relâche

Figure 6-1 : Proportion des minéraux dans une péridotite fertile (pyrolite)

en fonction de la profondeur du manteau. La proportion de grenat augmente de 200 à 450 km à cause de la dissolution progressive du pyroxène dans le minéral. Le grenat se rapproche simultanément du pôle majorite. Pérovskite = bridgmanite. Figure extraite de Wood et al. (2013).

185 son oxygène, oxydant ainsi les couches externes de notre planète. Ainsi la cristallisation de majorite pourrait avoir créé un réservoir primitif d’oxygène. La relation entre bridgmanite magnésienne, grenat majoritique et fugacité d’oxygène est encore très mal comprise et l’intégration du fer dans ces phases en conditions inférieures à IW-2 n’a jamais été étudiée.

L’objectif de cette étude est (i) de comprendre l’impact de conditions très réductrices sur la composition de la majorite et de la bridgmanite et (ii) d’établir une banque de coefficients de partage des REE et des HFSE bridgmanite-liquide silicaté et majorite-silicaté dans le but de modéliser la cristallisation de l’océan magmatique en conditions réductrices. Les expériences préliminaires réalisées ici permettent d’établir un protocole expérimental pour l’approfondissement de l’étude. L’impossibilité d’analyser la majorité des expériences par le moyen d’ablation laser nous empêche, dans le cadre de cette thèse, d’obtenir les coefficients de partages recherchés. Nous présentons donc dans ce chapitre des résultats préliminaires, et évoquons plusieurs pistes expérimentales et de réflexion à approfondir lors d’un travail ultérieur.

2. METHODES

Les expériences consistent à réaliser la fusion partielle de poudre de chondrite à enstatite dopée à laquelle sont ajoutées différentes quantités de silicium métallique afin d’abaisser la fugacité d’oxygène intrinsèque de l’échantillon. Le champ de stabilité de la bridgmanite magnésienne commençant aux alentours de 25 GPa pour une composition chondritique (Berthet, 2009), nous avons soumis nos échantillons à une pression de 26 GPa, ce qui correspond à la limite maximale pouvant être atteinte avec un assemblage 10/4 et des enclumes en carbure de tungstène (WC) dans la presse multi-enclumes du Laboratoire Magmas et Volcans. Afin de limiter la déformation de l’assemblage et d’optimiser la poussée sur l’échantillon, des pistons en alumine (matériau réfractaire très rigide) ont été intégrés de part et d’autre de la capsule (voir Chapitre 2). Une calibration de la pression appliquée à l’échantillon avec cet assemblage et ces enclumes a été réalisée dans le cadre de cette étude selon le protocole décrit par Bean et al. (1986). Deux expériences ont été conduites dans lesquelles du ZnS et du GaP ont été soumis à une compression croissante, le matériau en question séparant deux électrodes. A une pression de 15.6 GPa et 22 GPa respectivement, le ZnS et le GaP subissent une transition de phase qui les rend conducteurs (Piermarini & Block, 1975 ; Block, 1978). Le courant passe alors entre les deux électrodes et on peut déterminer la pression sur l’échantillon à la pression d’huile en vigueur au moment de la transition. La température des expériences a

186 elle aussi été calibrée comme fonction de la puissance appliquée en réalisant deux expériences avec le même assemblage et un thermocouple. Les températures de toutes les expériences exploitées ici ont été déterminées grâce à cette calibration ; on peut estimer que l’erreur sur la détermination de la température est par conséquent assez grande, probablement de l’ordre de plus ou moins 100 degrés.

Le diagramme de phases des chondrites à enstatite n’est pas connu ; une première ébauche a cependant été proposée dans Berthet (2009) et nous nous sommes dans un premier temps appuyés sur ces seuls résultats pour choisir des conditions pression – température nous permettant de viser entre le solidus et le liquidus. Nous avons ainsi obtenu des échantillons parfois trop fondus (par exemple l’échantillon 176, entièrement fondu), ou pas assez (par exemple l’échantillon 180, qui est équilibré mais pas fondu), ce qui nous a permis de resserrer la gamme de température autours de 2350 K. Il a aussi fallu prendre en considération que l’ajout de Si métallique au mélange dans le but de faire varier la fO2 intrinsèque modifie les rapports de phases et à tendance à faire baisser le point de fusion. Afin de faciliter l’équilibre et aider à la croissance cristalline nous avons dans un premier temps chauffé pendant quelques minutes les échantillons un peu au-delà de la température voulue avant de les faire refroidir et les laisser s’équilibrer pendant environ une demi-heure à la température visée.

Comme pour la quasi-totalité des expériences de cette thèse nous avons choisi d’utiliser des capsules en graphite. A 26 GPa et aux températures appliquées (autours de 2350 K) la capsule se transforme partiellement en diamant ce qui complique énormément le polissage de l’échantillon. Des disques de polissages adaptés aux matériaux ultra-durs ont été utilisés avec des suspensions diamantées en solution à base d’alcool afin de ne pas attaquer les éventuels sulfures et les différents niveaux de polissages ont été réalisés lentement et progressivement. Malgré le respect de ce protocole de polissage, les parties tendres s’abrasent préférentiellement et il est quasi-impossible de garder une section plane, et il est fréquent que des morceaux de diamants s’arrachent, emportant un morceau de l’échantillon avec eux. Le polissage réalisé n’est pas favorable aux méthodes d’analyses employées dans cette thèse : microsonde électronique et surtout ICP-MS à ablation laser. L’irrégularité de la surface empêche d’identifier la position de tir avec le laser, ce qui, couplé au fait que les phases sont extrêmement petites, rend l’analyse avec cette méthode très compliquée.

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3.1.

R

ESULTATS EXPERIMENTAUX

Sur les onze expériences réalisées, huit ont pu arriver jusqu’à la phase d’analyse (les autres ont échoué en cours de chauffe – compression, voire Chapitre 2). Parmi ces huit, trois échantillons sont entièrement fondus (#143, #176 et #198) et sont composé d’une phase silicatée et d’une phase métallique. Un échantillon est au solidus (#180) et contient un assemblage de cristaux de bridgmanite, de majorite et de stishovite, plus une sorte de liquide sulfuré (Figure

Figure 6-2 : Cartographies élémentaires de l’échantillon #180 réalisées au microscope électronique

à balayage. a) La distribution du silicium met en valeur de microscopiques baguettes de stishovite dans la partie gauche de l’échantillon. Les distributions du magnésium (b) et du fer (c) sont complémentaires et exclusives : elles permettent d’identifier le silicate et le métal. d) Le soufre est principalement contré dans la phase métallique, mais semble être particulièrement enrichi en bordure des plages de métal. Une zone riche en soufre apparaît en haut à droite de l’échantillon, et n’est pas corrélé avec le fer. Il s’agit peut-être d’un liquide sulfuré issu des premiers degrés de fusion. e) La répartition de l’aluminium permet de distinguer la majorite (riche en Al) de la bridgmanite. f) La superposition de plusieurs cartes élémentaires met en valeur les différentes phases : bridgmanite en violet, stishovite en bleu, majorite en vert foncé, métal en jaune vert, phase sulfurée en jaune.

D E

F G