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PARTIE I : CADRE THEORIQUE

2.1 Coopérer pour gérer les risques

2.1.2 Les conditions de la coopération

a La synchronisation opératoire : la coordination des actions

Quelle que soit la définition qu’ils donnent au terme coopération, tous les auteurs s’accordent sur le fait que pour pouvoir coopérer, il est nécessaire que les individus coordonnent leurs actions, c'est-à-dire qu’ils les agencent dans un certain ordre de façon à agir efficacement (Barthe & Quéinnec, 1999; Caroly, 2010b; De la Garza, 1999; Hoc, 2001; Leplat, 1994a). En sociologie, le terme coordination se réfère généralement aux tâches et aux prescriptions. Ce type de coordination réglée par l'organisation est appelé coordination « hétéronome, » c'est-à-dire décidée d'avance (Barthe & Quéinnec, 1999; Trognon et al., 2004). Dans le contexte des situations réelles de travail, la coordination est aussi « autonome » : l’agencement des actions est ajusté en fonction des situations singulières rencontrées par les coéquipiers. « C'est ce dernier niveau de coordination et sa confrontation avec la coordination prescrite qui intéresse plus particulièrement l'ergonomie » (Barthe & Quéinnec, 1999, p. 612).

Pour Darses et Falzon, (Darses, 2009; Darses & Falzon, 1996; Falzon, 1994a) la coordination passe par un processus de synchronisation opératoire. Ce processus remplit deux fonctions. D’une part, il permet d’allouer les tâches entre les partenaires de l’équipe. D’autre part, il vise « à assurer, selon les cas, le déclenchement, l'arrêt, la simultanéité, le séquencement, le rythme des actions à réaliser » (Darses & Falzon, 1996, p. 126). La gestion du temps est donc une dimension importante de la coordination. Elles relèvent de multiples références temporelles qui incluent le temps objectif (donné par l’horloge et les plannings) mais aussi les temps relatifs à l’évolution propre du système et aux actions des partenaires (évolution du patient, évolution de l’acte chirurgicale, etc. ) (Carreras, 2001; De Keyser & Nyssen, 1993).

La coordination s’appuie le plus souvent sur les communications (verbales ou non verbales) (Rogalski, 1994).

b La synchronisation cognitive : l’élaboration d’un référentiel commun

Outre la synchronisation opératoire, la coopération requiert un processus de synchronisation cognitive entre les opérateurs. Celle-ci vise « d'une part [à] s'assurer que chacun a connaissance des faits relatifs à l'état de la situation […] d'autre part [à] s'assurer que les partenaires partagent un même savoir général quant au domaine» (Darses & Falzon, 1996, p. 125). Tout comme la synchronisation opératoire, la synchronisation cognitive fait appel à la communication, en particulier aux communications verbales (Darses & Falzon, 1996; Falzon, 1994a). Néanmoins, des études montrent qu’avec la pratique, le rôle des communications verbales devient moindre. D’une part le langage se simplifie et devient plus opératifs (Falzon, 1991; Navarro & Marchand, 1994). D’autre part, des stratégies « non verbales » sont développées tel l’usage de références externes (Leplat, 2000a; Nyssen & Javaux, 1996; Xiao, 1994). Par exemple, l’anesthésiste qui a l’habitude de travailler sur un type d’opération chirurgicale sait anticiper la fin de l’intervention sans que le chirurgien ne l’en informe explicitement.

La synchronisation cognitive permet de construire une « référentiel partagé » par les opérateurs impliqués dans l’activité collective. En effet, pour pouvoir coordonner leur action, donc pour pouvoir coopérer, les coéquipiers doivent élaborer une représentation commune du champ dans lequel ils travaillent - ou tout du moins ils doivent élaborer des représentations individuelles de ce champs compatibles entre elles (Leplat, 1994a). Ceci est tout particulièrement nécessaire lorsque les individus qui coopèrent sont spécialisés dans des domaines différents et disposent donc de représentations diverses de la situation. Dans ce cas, outre la représentation de l’environnement, il est indispensable que chacun des partenaires se construisent un modèle de ses coéquipiers, de leurs compétences et de leurs connaissances (Cahour & Falzon, 1991; Falzon, 1994a, 2002). Les processus de soins impliquent très souvent la collaboration d’experts issus de disciplines variées, appartenant en outre très souvent à des services diverses. Chacun possédant une représentation cognitive partielle du patient, toute coopération rend cruciale l’élaboration d’un référentiel partagé (Nyssen, 2007). Ces représentations « communes » ont reçu des noms variés, chacun faisant référence à des propriétés qui lui sont plus ou moins propres et qui sont plus ou moins compatibles : référentiel opératif commun, model mental partagé, environnement cognitif mutuel, contexte partagé, conscience collective de la situation (« team situation awareness »), représentation partagée du problème, etc. (Giboin, 2004; Karsenty, 2008; Leplat, 1994a, 2000a; Rogalski, 1994). Les débats autours de ces définitions sont nombreux et la multitude de termes révèle la difficulté à décrire le contenu de ce « référentiel commun ». Parmi les points de divergences entre ces différents termes, on note que:

ce qui compose le « référentiel commun » peut être de « l’ici maintenant » (action d’un opérateur, état momentané du système, évènements ponctuels, etc.) ou bien peut se référer d’avantage à des « arrières plans » valides sur du plus long terme (connaissances générales, « croyances » de métier, manière personnelle de procéder, etc.). Par exemple, la notion de « conscience collective de la situation » (« Team

Situation Awareness » ou Team SA) renvoie au partage d’informations portant sur la situation en cours d’évolution, tandis que celle de modèle mental partagé se réfère à des modèles internes stockés dans la mémoire à long terme (Salembier & Zouinar, 2006; Wright & Endsley, 2008).

ce qui compose le « référentiel commun » peut être plus ou moins « partagé », « commun » à tous, « distribué » ou simplement « compatible » voire « similaire ». Selon les auteurs et les concepts, le « degré de partage » entre les représentations des coéquipiers est très variable et certaines notions peuvent être « emboitées » les unes dans les autres ou peuvent se recouvrir partiellement (Giboin, 2004; Salmon et al., 2008). Par exemple, la notion de « Team SA » recouvre les « consciences de la situation » élaborée par chacun des acteurs (« SA ») et la « conscience partagée de la situation » « shared SA » (Wright & Endsley, 2008) La notion de « référentiel commun » quant à elle signifie simplement que les modèles construits et utilisés par les opérateurs ont des « propriétés communes » et sont « suffisamment compatibles » (Leplat, 2001).

ce qui compose le « référentiel commun » peut être composé d’objets « extrinsèques » ou « intrinsèques » aux opérateurs. Par exemple dans le « référentiel opératif commun » ce sont les compétences « internes » des acteurs qui sont « mises en commun » dans le but de « compléter la représentation des uns et autres » sur la tâche à réaliser (De Terssac & Chabaud, 1990). De façon un peu similaire, pour Hoc, le « cadre commun de référence » (« Common Frame Of Reference » ou COFOR) ne comporte pas seulement une conscience partagée de l’environnement mais aussi une représentation de l’équipe et de son activité, considérée comme une ressource (Hoc, 2001, 2004; Loiselet & Hoc, 2001). Par contre, certaines définitions de la « conscience collective de la situation » (« Team SA ») considèrent la « situation » comme un objet purement « externe » : la conscience de la situation est parfois assimilée à une « image mentale de l’environnement » (Hoc, 2001; Martin-Milham & Fiore, 2005) Mais cela n’est pas toujours le cas : pour Salmon et ses collègues par exemple la « Team SA » comprend en plus d’une représentation de l’environnement, la conscience de l’activité de chacun des membres de l’équipe, ainsi que la conscience de l’activité de l’équipe considérée comme un tout (Salmon et al., 2008).

Enfin, le « référentiel commun » en lui-même peut être plus ou moins « externalisé ». Certaines notions insistent en effet sur la dimension artefactuelle par laquelle la représentation est « donnée à voir ». Par exemple (Salembier & Zouinar, 2006) parlent de « contexte partagé » ; ou bien Benchekroun (2000) évoque un « espace de coopération proxémique »

« Le point qui sous tend ces différentes notions/approches est que partager de l’information c’est au bout du compte posséder des connaissances, des croyances, un savoir, voire des représentations identiques ou compatibles quant à leurs contenus » (Salembier & Zouinar, 2006, p. 59). Il est parfois admis que ces représentations partagées jouent au niveau collectif, un rôle similaire au rôle joué par les représentations au niveau individuel (Hoc, 2001; Loiselet & Hoc, 2001). Ainsi, Hoc (2001, p. 521) note que « comme pour les représentations individuelles, le COFOR [ cadre commun de référence ] est composé de plusieurs niveaux d’abstraction » (cf. § 1.2.1). Cet auteur définit alors les trois niveaux susceptibles de composer le « référentiel commun » : le niveau de l’action, le niveau du plan et le

méta-niveau. Par ailleurs, dans ces différentes études, deux caractéristiques majeures sont généralement attribuées à ces notions de « représentation partagée». Premièrement, ces représentations sont élaborées pour l’action et leur fonction opérative est très souvent soulignée, comme le montre par exemple le terme « référentiel opératif commun » proposé par De Terssac et Chabaud (1990). Deuxièmement, ces représentations, une fois élaborées ne sont pas figées, mais sont « dynamiques », « éphémères », « évolutives », « transitoires », sujettes à de nombreux ajustements et réactualisations en fonction de l’évolution de la situation et des interactions entre les membres de l’équipe (Giboin, 2004; Karsenty, 2000; Trognon et al., 2004). Dans la gestion des situations dynamiques à risques, l’élaboration et la maintenance de ces référentiels communs s’avèrent être des activités cruciales. Plusieurs travaux, basés sur l’analyse de communications verbales, ont montré que « la gestion du référentiel commun représentait plus de la moitié des activités de coopération » (Hoc, 2004, p. 279). Au sein de ces activités de gestion du référentiel commun, les activités de « maintien » (visant à mettre à jour ou à valider des informations qui « vont de soi ») apparaissent plus fréquentes que les activités d’ « élaboration » (visant la remise en question des représentations individuelles, et nécessitant de recourir à des explications plus coûteuses et plus longues) (Hoc & Carlier, 2002; Loiselet & Hoc, 2001).