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PARTIE I : CADRE THEORIQUE

1.1 Anticiper les évènements et se préparer à y faire face

1.1.1 Planifier et anticiper : des étapes essentielles de l’activité en situation dynamique

L’anticipation et la planification sont des aides majeures à la gestion des risques. Toutes les activités, même celles considérées comme « simples », « bien connues » ou « réglées », donnent lieu à des « ébauches de planification » et à des activités d’anticipation, qui permettent d’éviter une conduite réactive par rapport à l’environnement (Amalberti, 1995a; Hoc & Amalberti, 2003). En situation dynamique – c'est-à-dire dans la plupart des situations naturelles - les opérateurs passent en fait plus de temps à éviter les problèmes par avance qu’à les gérer réellement (Amalberti, 2001a; Van Daele & Carpinelli, 2001). Dès 1972, Sperandio

avait par exemple montré que les contrôleurs d’approche chargés de réguler le trafic aérien anticipaient les conflits en modifiant leurs processus opératoires dès que le niveau d’exigence de la tâche augmentait (i.e. le nombre d’avions simultanés à traiter augmentait) : « Au fur et mesure que le trafic augmente, le contrôleur tend à imposer aux avions le même cheminement entre un point donné (appelé le point d’attente, identique pour tous les avions) et la piste d’atterrissage » (Sperandio, 1972, p. 94) Puis, lorsque le système est saturé (i.e. lorsque « la pile d’avion au point d’attente est pleine »), une deuxième stratégie est mise en place afin de limiter en amont le niveau d’exigence. Passée une certaine densité de trafic, le contrôleur demande aux avions de tourner, au dessus du point d’attente, en respectant une altitude prescrite et une vitesse d’évolution standard. Bien au delà de la gestion des risques, de nombreux travaux réalisés dans des domaines très variés ont mis en évidence le rôle primordial de ces stratégies anticipatrices et les impacts négatifs, tant pour la qualité et la sécurité du système que pour la santé des opérateurs, que pouvaient engendrer la mise en place d’organisations rigides entravant les possibilités de régulation par anticipation (Faye, 2007; Marescaux, 2007; Teiger & Laville, 1972)

Ainsi contrairement à ce que peuvent laisser penser la plupart des modèles classiques sur la résolution de problèmes, les opérateurs ne mobilisent pas des connaissances uniquement lorsqu’ils se retrouvent acculés et qu’ils ont épuisé les ressources de moindre coût cognitif (automatismes, routines, heuristiques, règles, …). En situation naturelle, ils s’engagent souvent délibérément de façon proactive dans des processus de résolution de problèmes afin d’anticiper des incidents futurs et d’éviter de se retrouver en surcharge (Vicente, Mumaw, & Roth, 2004). Dans leurs études menées en anesthésie Xiao, Milgram, et Doyle (1997) recensent au moins trois raisons à ce besoin de planification. D’abord, les plans permettent aux opérateurs de s’assurer qu’ils seront capables de faire face aux spécificités des différentes situations. Ils visent en particulier à éviter les risques d’erreur. Ensuite, comme les sources d’informations sont très nombreuses (monitorage, signes cliniques, activités chirurgicales, etc.), les plans induisent des attentes et orientent l’attention vers les données les plus pertinentes. Enfin, les plans permettent de construire par avance des réponses adaptées et des solutions alternatives préconstruites à appliquer rapidement en cas d’incidents.

Si les termes « anticipation » et « planification » sont ici employés sans distinction, il faut noter que dans la plupart des travaux en ergonomie, ces deux notions ne sont pas strictement équivalentes. La planification est traditionnellement définie à la suite de (Hoc, 1987), comme l’élaboration et/ou l’utilisation des représentations schématiques et/ou hiérarchisées (plans) susceptible de guider l’activité du sujet. Elle consiste à déterminer et à ordonner des buts et des « sous buts » pour faciliter l’exécution d’une tâche. Il s’agit notamment de se délimiter, préalablement à l’action, un ensemble d’espaces problèmes « possibles » et « traitables » permettant d’atteindre les objectifs visés (Amalberti, 1995a). En résumé, « planifier, c’est permettre de réduire […] les perturbations qu’entraîne l’imprévisibilité des évènements » (Darses & de Montmollin, 2006, p. 91) « Contrairement aux plans, que l’opérateur peut consulter dans sa représentation à tout moment […] l’anticipation est une activité de test, de vérifications, d’ajustements quasi-automatique. » (Amalberti, 1995a, p. 43). Cette activité de pronostic porte à la fois sur l’évolution du processus et sur les effets des actions réalisées. Elle vise à tester la validité du plan, selon les aléas de l’exécution. Elle regroupe l’attente (activité subsymbolique, implicite et peu coûteuse, qui permet de se préparer aux évènements futurs) et

la prévision (activité symbolique plus coûteuse qui nécessite de comprendre l’état du processus pour pourvoir inférer ses tendance d’évolution future) (Hoc et al., 2004; Van Daele & Carpinelli, 1996, 2001).

1.1.2 Résoudre les problèmes par avance ou se préparer à agir

Les premiers modèles de la planification s’appuient sur l’étude d’activités de résolution de problème. Ainsi, à l’instar de la résolution de problème, la planification a d’abord été décrite comme un processus « descendant » (ou modèle « top down ») selon lequel les plans reposent essentiellement sur les connaissances de l’individu et sont issus d’un raffinement progressif des buts poursuivis en étapes de résolution (Amalberti, 1996; Anceaux, Thuilliez, & Beuscart-Zéphir, 2001; Thuilliez et al., 2005). Par la suite, des travaux menés dans le champ de la conception ont montré que, dans la plupart des cas, les processus de planification présentaient aussi un caractère « opportuniste » : les travailleurs ne suivent pas systématiquement un plan préétabli mais ils restructurent le problème, adaptent leurs stratégies et exploitent les « opportunités » au fur et mesure qu’ils détaillent le plan. Cela leur permet notamment d’agir à moindre coût cognitif (Bisseret, Figeac-Létang, & Falzon, 1988; Visser, 2009; Visser, Darses, & Détienne, 2004).

Beaucoup d’études réalisées en anesthésie se sont intéressées aux activités de planification sous cet angle de la « résolution de problème » et de la construction d’une représentation en tant que telle, en se focalisant notamment sur la phase préopératoire. Les questions traitées portent par exemple sur le type d’informations prélevées par les anesthésistes, sur les critères de sélection des informations pertinentes, sur l’ordre de leur recueil, ou sur la façon dont les plans sont élaborés en fonction du niveau d’expertise des médecins (et non sur les éléments constitutifs du plan par exemple) (Anceaux & Beuscart-Zéphir, 2002; Anceaux et al., 2001; Thuilliez et al., 2005). Cette approche est particulièrement développée en France, car ici, la consultation préanesthésique -au cours de laquelle un premier plan d’anesthésie est établi (cf. Chapitre 4, §3 : Présentation du système de l’anesthésie) - est rarement réalisée par l’anesthésiste qui sera présent lors de l’opération. Ainsi, de nombreuses recherches françaises postulent que durant l’étape de consultation, l’activité de l’anesthésiste ne vise pas à se construire une « représentation occurrente pour planifier son action mais essentiellement pour comprendre le cas patient qu’il rencontre, en évaluer les risques et transmettre ces informations » (Anceaux et al., 2001, p. 71). Le plan apparaît alors « assez schématique, avec un haut niveau d’abstraction, renvoyant la majeure partie de la gestion des risques à la phase opératoire » (Neyns, Anceaux et al., 2010, p. 357).

Cette gestion plutôt per-opératoire des risques anesthésiques a été décrite dans d’autre pays, même lorsque c’est le même anesthésiste qui élabore le plan en phase préopératoire puis l’exécute le jour de l’intervention. Xiao et ses collègues (1994; 1997), par exemple qualifient les plans des anesthésistes de « fragmentaires » car les praticiens se focalisent uniquement sur quelques « points» (les « Points For Consideration »). Ces points problématiques s’avèrent être relativement peu nombreux. Et lors de la planification, les anesthésistes semblent avoir pour principal objectif de les identifier et non d’élaborer des solutions pour les résoudre (Thuilliez et al., 2005; Xiao, 1994; Xiao et al., 1997). Ainsi les plans d’anesthésie restent « vagues » et « généraux » : ils visent à identifier des « point durs » mais ne détaillent pas le déroulement précis et séquencés des actions à mener pour faire face aux risques. Ces résultats

peuvent être rapprochés des analyses de l’activité de pilotage d’avions de chasse. Dans ces travaux, Amalberti (2001a) emploie la notion de « suffisance » pour décrire les activités de planification et de préparation des vols par les pilotes. Car le plus souvent, ces derniers s’arrêtent de préparer leur vol « bien avant d’atteindre la capacité maximale de raffinement dont [ils] sera[ient] capable[s] » (Op. Cit, p 109). Mais quels intérêts auraient les anesthésistes ou les pilotes a prévoir de façon très précise toutes les actions à mener alors qu’ils savent que la situation comporte des incertitudes et qu’elle va très probablement évoluer dans des directions non prévisibles, rendant rapidement le plan « périmé » ?

Ce caractère « fragmentaire » ou « suffisant » des plans révèle en fait leur dimension fonctionnelle : en situation réelle, l’objectif des phases de préparation n’est pas de définir « au mieux » des séquences d’action à réaliser mais de construire des représentations opérationnelles (Rabardel, 1993). Comme l’ont montré de nombreuses études depuis les travaux réalisés par Ochanine, les plans ne visent pas une stricte identité à la réalité mais plutôt un « isomorphisme fonctionnel » permettant de produire le comportement le plus adapté (Amalberti, 2001a). Cette prise en compte des contraintes d’exécution et de la mise en œuvre du plan dès sa conception s’est révélée primordiale pour comprendre les situations réelles de travail, en particulier sous contrôle dynamique (Van Daele & Carpinelli, 2001). Dans ce cas, le plan n’est jamais une fin en soi : il est fortement guidé par l’action. Planifier, ce n’est plus simplement résoudre un problème et se construire une représentation plus ou moins fine de la situation. Planifier, c’est déjà commencer à « agir » et à se préparer en fonction des ressources dont on dispose (Daniellou et al., 2009). Ainsi, pour certains auteurs, la planification et l’action sont intimement liées et ces deux activités ne peuvent donc pas être étudiées de manière dissociée. Xiao (1994) par exemple définit la planification de l’anesthésie comme une activité de préparation d'« action-ressources », par opposition à la définition d’une séquence d’action. Ces « actions –ressources » peuvent être physiques (indices matériels, rangement du poste de travail, etc.) ou cognitives (règles locales de contrôle, réglage de l’attention, plan d’action contingent, etc.).

Parallèlement à ces évolutions dans la compréhension des processus de planification, d’autres recherches comme celles développées par Suchman autour de la notion d’ « action située » ont insisté sur le fait que le plan n’était en rien nécessaire à la réalisation de l’action (Béguin & Clot, 2004; Weill-Fassina & Benchekroun, 2000). « L’agent aura beau tout planifier, envisager les alternatives entre lesquelles choisir à chaque étape, l’accomplissement de l’action ne pourra jamais être la simple exécution d’un plan. Il faudra s’ajuster aux circonstances, traiter les contingences, agir au bon moment en saisissant les occasions favorables » (Béguin & Clot, 2004, p. 37) . Toute la difficulté pour l’opérateur lors des phases de préparation n’est pas de planifier le plus précisément possible mais justement de réussir à préserver une certaine flexibilité du plan qui autorise la réalisation de ces ajustements en cours d’action (Van Daele & Carpinelli, 2001). Dans cette perspective, «l’incomplétude » des plans ne serait pas seulement liée aux conséquences d’une élaboration « économique » de la fonctionnalité et de l’opérativité des représentations mais serait plutôt « une condition de l'adaptation fine de l’action à la singularité des situations » (Rabardel, 1993, p. 131). « La représentation permettrait d’anticiper non pas le détail de l’action mais plutôt une forme globale, une enveloppe compatible avec le caractère singulier, variable, diversifié des conditions locales des situations et des actions » (Op.Cit.)

Les plans doivent donc être vus comme des « hypothèses de travail » ou comme « des ressources » qui assurent un guidage de l’action sans pour autant en déterminer le cours : ils restent toujours à vérifier et nécessitent systématiquement des ajustements en cours d’action (Amalberti, 1995c; Béguin & Clot, 2004). Leur fonction essentielle est en fait celle d’un « métaplan » établis avant l’action. Autrement dit, les plans visent, par une réflexion préalable à l’action à « fixer le contrat de performance » et à cerner les points problématiques probables, dans le but de les éviter ou de préparer les ressources nécessaires à leur gestion. « Le reste de l’exécution s’accommode sans problème d’une adaptation en ligne » (Amalberti, 2001a, p. 109). Le principal rôle de ces « métaplans » dans la gestion des risques est d’être dimensionné en fonction des savoir-faire de l’opérateur. Les pilotes par exemple tiennent comptent de leur compétence à maîtriser certaines situations dans la planification de leurs actions (Amalberti, 1995c, 1996).

Les métaconnaissances tiennent donc une place primordiale dans les activités de planification. De façon générale, les métaconnaissances désignent « les connaissances qu’ont les individus sur leurs capacités, sur leur fonctionnement et sur les connaissances elles-mêmes » (Weil-Barais, 2005, p. 445). En ergonomie, le terme métaconnaissance (ou connaissances métacognitives) a été employé pour rendre compte des savoirs que les opérateurs possèdent sur leurs propres connaissances, compétences et savoir-faire, et qui leur permettent d’ajuster leurs actions à leur propre fonctionnement mental ou physique (Amalberti, 1996; De Montmollin, 1995b; Leplat, 2000a; Valot, 1998, 2001; Valot, Grau, & Amalberti, 2001). Ces connaissances métacognitives sont matérialisées par un ensemble d’heuristiques20 sur le fonctionnement de la personne. Lors des étapes de planification (planification initiale ou replanification en cours d’action), elles permettent à l’opérateur :

de définir des stratégies et des techniques qu’il saura exécuter,

de choisir les options comportant des risques qu’il sait pouvoir contrôler,

et de gérer, en amont, les marges de manœuvres qu’il sait nécessaires à la mise en œuvre efficace de ses savoir-faire (Amalberti, 1996; Valot, 1998).

Pour Valot, « une prise de risque sans connaissances métacognitives pour apprécier ses chances de réussite serait plus proche d’un protocole de roulette russe que d’un contrôle de processus » (Valot, 1998, p. 49). Différents « niveaux d’expression des métaconnaissances » ont été identifiés. Les « métacognitions » traduisent l’expérience que chacun a de ses propres capacités cognitives. Elles désignent par exemple la connaissance que l’on possède sur le nombre de paramètres que l’on peut contrôler en même temps ou sur les conditions dans lesquelles on peut mener à bien une certaine tâche sans faire d’erreur. Elles permettent à l’opérateur d’éviter de se mettre dans une situation pour laquelle il se sait incompétent ou « mal à l’aise ». Les « heuristiques de préférences » sont, quant à elles, relatives aux connaissances de l’opérateur sur ses propres méthodes de travail. Elles s’expriment sous une forme plus générale, comme des critères de sélection d’une stratégie plutôt qu’une autre

20

Les heuristiques sont des « règles générales d’organisation de l’activité acquises au cours de l’expérience » (Darses & de Montmollin, 2006, p. 92)

(Leplat, 1997; Valot et al., 2001). Malheureusement, on ne connaît que peu de choses sur la manière dont se forment et évoluent ces métaconnaissances (Weil-Barais, 2005).