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Chapitre 4 : Le modèle de la « ville civilisée » entre Paris, Prague et Budapest

B) La concurrence des capitales européennes

La menace de la décadence

La construction du métropolitain parisien doit être appréhendée comme faisant partie d’un phénomène international. Les métropoles se jaugent en fonction de leurs infrastructures, et de ce point de vue-là Paris est en retard par rapport aux grandes villes européennes et américaines. Un discours exploitant la menace d’une décadence française s’insère dans la promotion d’un métropolitain parisien. L’historien Christophe Charle observe en cette fin de siècle « l’épuisement d’une hégémonie longtemps indiscutée »372, cette prise de conscience va

368Ibid., le 20 novembre 1896. 369Ibidem.

370Ibid., le 27 novembre 1896. 371Ibid., le 10 juillet 1896.

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de pair avec un accès plus rapide aux informations et la multiplication des voyages notamment ceux des délégations municipales parisiennes. La capitale française comprend que d’autres métropoles l’ont rattrapée, Berlin s’illustre comme celle dont le progrès est le plus saisissant. Les procès-verbaux du Conseil municipal de Paris reprennent cette vision pessimiste, André Berthelot déclare que Paris n’est plus la capitale ‘avant-gardiste’ en ce qui concerne les techniques urbaines : « Au point de vue des moyens de transports, Paris est en retard sur toutes les autres grandes villes de plus d’un million d’âmes : sur Londres, sur New York, sur Chicago, sur Berlin. Chaque année cette infériorité s’accentue et la gêne imposée aux Parisiens augmente. »373 La capitale française a perdu son statut de meneuse qu’elle s’était forgée depuis les travaux haussmanniens, elle « ne se trouve plus au premier rang parmi les grandes cités »374. Ainsi, la construction d’un métropolitain parisien novateur se démarquant des réalisations étrangères sert d’outil de promotion pour la municipalité. Ce mode de transport est dans les dernières décennies du XIXe siècle un signe de modernité et de progrès pour n’importe quelle

métropole européenne se revendiquant d’êtreune ville « civilisée » ce qui est le cas de Paris :

« Aussi je rêve pour notre grande cité un réseau qui la mette hors de pair de toutes autres grandes capitales, un réseau qui lui permettent d’être désormais, non seulement la ville la plus belle du monde et la plus propre, mais aussi la plus salubre, et, en dotant d’un puissant instrument de travail, la plus prospère. »375

Deux modèles à visées antagonistes

L’approche de l’Exposition universelle de 1900 relance une nouvelle fois le débat sur la nécessité d’un métropolitain, un vote l’aadopté le 20 avril 1896 mais ne provoque pas de mise en place immédiate de ses effets, le projet semble en attente. Au même moment les conseillers municipaux parisiens apprennent qu’un métropolitain similaire s’est construit à Budapest les mois précédents, une délégation se forme pour visiter simultanément les deux capitales de l’Empire austro-hongrois. Le rapport n°114 présenté le 9 novembre 1896 par André Berthelot au nom de la Commission du Métropolitain sur le projet de chemin de fer métropolitain urbain, à voie étroite, à traction électrique illustre le cas de deux métropoles dont les approches sur ce moyen de transports sont antagonistes. Il apparaît que Vienne sert de contre-exemple tandis que Budapest est présentée comme le modèle à suivre, encensé par les membres de la délégation.

373Procès-verbal du Conseil municipal de Paris, le 20 novembre 1896. 374Ibid., le 30 novembre 1896

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La capitale autrichienne dont le métropolitain, relié aux lignes nationales, financé à 85% par l’État et se composant d’un anneau circulaire longeant les anciennes fortifications et d’une ligne transversale, est opposée systématiquement à sa rivale hongroise. Les choix parisiens se trouvent ainsi justifiés : « c’est une démonstration éclatante de l’incompatibilité qu’il y a entre le service proprement métropolitain et le service des communications d’intérêt général »376. La délégation française rencontre le bourgmestre viennois qui leur affirme, selon leurs comptes- rendus, vouloir élaborer prochainement un chemin de fer électrique souterrain, confortant une fois de plus le projet parisien. Le métropolitain budapestois fait l’objet de plus amples remarques puisqu’il est utilisé comme exemple. Ce dernier constitue le premier métropolitain à traction électrique souterrain d’Europe continentale.

Le métropolitain budapestois : un avant-goût de celui de Paris

La ville de Budapest est loin du nombre d’habitant et de l’intensité du trafic de Paris, cependant elle possède les mêmes ambitions. Ainsi, construire ce type de métropolitain avant les autres grandes métropoles européennes démontre son désir de se faire connaître internationalement et d’apparaître comme l’une des leurs. Il est placé sous l’une des plus belles avenues de Budapest, l’avenue Andrássy reliant le centre de la ville aux portes de l’Exposition millénaire : « Leur objectif était moins de créer un moyen puissant de desservir leur Exposition Millénaire que d’écarter de la chaussée un tramway qu’ils craignaient de voir défigurer l’aspect de la ville. »377 Les considérations esthétiques du métropolitain sont reprises par la délégation française qui leurs donne encore plus de crédit puisqu’il s’agit de protéger Paris des câbles ingrats obstruant la perspective des grandes avenues. Les caractéristiques techniques sont elles aussi très détaillées, les chefs de services de Budapest les ayant reçus, les parisiens reçoivent toutes les informations nécessaires. Le métropolitain budapestois est construit à très faible profondeur, les tunnels se distinguentpar leur exiguïté ce que les Parisiens notent comme une « observation précieuse »378. En outre, ils remarquent le rapprochement des stations, la vitesse

des trains (15 km/h), les stations faciles d’accès et éclairées par des lampes électriques. Tous ces détails sont observés et interprétés sous le prisme d’une future application à Paris. Ces aspects techniques n’ont rien d’abstrait pour la délégation puisque les résultats obtenus à Budapest servent de test gratuit :

376Rapport n°114 du Conseil Municipal de Paris, 1896. 377Ibidem.

115 « Aujourd’hui, il s’agit d’une dépense de 150 à 200 millions que nous allons engager. Et bien, nous avons l’occasion de voir fonctionner un métropolitain urbain souterrain, à traction électrique, nous serions imprudents si nous décidions à en installer un semblable à Paris sans savoir comment celui- ci est exploité et les services qu’il peut rendre. »379

Les 15 000 voyageurs en moyenne par jour du métropolitain budapestois sont replacés dans un contexte parisien, la capitale française projette de quadrupler ou sextupler les nombres de voitures pour atteindre 100 000 voyageurs par jour. Le prix du ticket du transport de la capitale hongroise s’élève à l’équivalent de 0,21 francs, ce prix est comparé au tarif que pourrait proposer le métropolitain parisien et permet de calculer les possibles recettes pour la ville de Paris. La maison Siemens qui a installé cette technique à Budapest a dépensé 2 millions de francs par km, ainsi cette somme peut servir de base aux futurs investissements du Conseil municipal. La présentation des rendements du métropolitain de l’avenue Andrássy sert de caution àla rentabilité de cette construction à Paris et doit rassurer les conseillers municipaux réticents. Une fois rentrés à Paris, les membres de cette délégation entendent bien exposer avec vigueur le bienfondé de leur projet. La tenue de l’Exposition universelle dans moins de quatre ans « donne au problème un caractère d’urgence exceptionnelle »380. D’après certains conseillers municipaux, l’absence de métropolitain en 1900 serait incompréhensible dans le contexte international. Ainsi sous la pression, la préfecture de la Seine cède, elle ne souhaite pas que l’encombrement des voiries de la capitale française puisse nuire à l’image de la ville auprès des visiteurs381. Le Conseil municipal siégeant le 4 décembre 1896 adopte la construction d’un métropolitain parisien dont la première ligne reliant le bois de Vincennes à la porte Dauphine devrait être prête pour le passage au nouveau siècle. Au total, six lignes sont prévues dont une circulaire et des transversales formant un maillage resserré, non reliées aux grandes gares parisiennes, creusées à faible profondeur, suivant les grands boulevards, à tarifs bas et unique et surtout d’intérêt local382.

Ainsi le voyage à Budapest a servi de catalyseur à l’adhésion d’une majorité de conseillers municipaux au projet de métropolitain parisien qui était d’ores et déjà établi. L’observation et la restitution dans des rapports des modèles de Vienne et de Budapest ont permis de justifier les choix pris par les défenseurs de chemin de fer électrique parisien. La

379Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, le 11 juillet 1896, discours de André Berthelot. 380 Procès-verbal du Conseil municipal de Paris, le 20 novembre 1896.

381Ibid., le 30 novembre 1896 382Ibidem.

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construction du métropolitain apparaît comme un exemple significatif d’un processus de circulation d’hommes, d’idées et de techniques entre Paris et Budapest. Le phénomène de réappropriation par la délégation française se mesure aisément grâce à une application à Paris quelques années plus tard. Avec ce métropolitain pour 1900, Paris entend bien diffuser un message au monde entier : elle conserve son rang au sein des villes ‘civilisées’.

III) L’hygiène dans la ville moderne