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2 .5 Limite des expérimentations en conditions artificielles

4. Conclusions générales et ouvertures

Au cours des différentes expérimentations menées dans cette thèse ressort le constat global qu’un nombre restreint d’ouvrières joue un rôle clé dans les décisions collectives (choix de source) et au sein des patterns au niveau collectif (distribution de la nourriture dans le nid). En effet, le choix de source est largement déterminé par les premières fourrageuses quittant le nid et la majorité de l’activité de distribution de la nourriture au niveau intranidal (~60% des échanges) repose sur une minorité d’individu (~20% de la population) et ce en accord avec la littérature (e.g., (Buffin et al., 2009; Sendova-Franks et al., 2010)). De façon assez surprenante, dans nos expériences, ce constat est valable même après un affamement important (Chapitre 5) n’aboutissant malgré tout pas à une homogénéisation des comportements. Il s’agirait cependant d’étendre ces analyses sur plusieurs périodes d’observations successives afin de déterminer la stabilité et le degré de cette hétérogénéité interindividuelle dans l’activité de trophallaxie entre individus. Chez les insectes sociaux la division du travail et la réalisation des tâches sont des phénomènes hautement flexibles et continus, non dichotomiques ou discrets hormis éventuellement chez les espèces à polymorphisme de castes. Chez ces dernières, ne représentant que 15% des genres de fourmis (Kaspari and Byrne, 1995) (phénomène totalement absent chez les abeilles et guêpes), la tâche est associée à des adaptations morphologiques s’accompagnant d’une spécialisation (consistance dans la réalisation de la tâche) et d’une efficacité variable dans les différentes tâches : chez les fourmis champignonnistes les « majors » seront plus efficaces dans le découpage de feuilles que dans le soin au couvain quand il s’agit de l’inverse pour les « minors ». Cependant l’association entre polymorphisme et spécialisation ou efficacité n’est pas systématique, suggérant la conservation d’un programme comportemental varié au niveau intercaste (Gordon et al., 2018; Leitner et al., 2018). Chez les insectes sociaux « monomorphes », une variabilité interindividuelle au niveau l’efficacité de réalisation de la tâche est observée mais ne prédit pas la spécialisation pour cette tâche, de même aucune corrélation des performances relatives à travers différentes tâches n’est constatée (Dornhaus, 2008). Des résultats préliminaires concernant la stabilité temporelle ou la répétabilité des comportements, qu’il s’agirait d’approfondir, sont présentés dans le chapitre annexe 2. Ces résultats suggèrent, du moins dans nos conditions, une absence de consistance dans la participation individuelle aux trophallaxies au niveau individuel chez C. cruentatus au cours de six observations successives dans les mêmes conditions, espacées d’une semaine chacune. Ainsi, la participation à

la tâche en cours ne semble pas prévisible sur base du niveau de participation au cours l’expérience précédente. Cependant, bien que le comportement individuel présente une importante imprédictibilité, au niveau collectif, le niveau d’hétérogénéité est particulièrement stable sur plusieurs observations successives. Des résultats similaires concernant la variabilité ont été observés chez le bourdon lorsque l’activité de ventilation est mesurée (Garrison et al., 2018) mais vraisemblablement pas chez l’abeille, dont certains individus montre un niveau d’activité stable sur trois observations successives (George and Brockmann, 2018). Par ailleurs, certains travaux montrent qu’une partie de la population présentent une corrélation dans le niveau de participation (différent de la notion d’efficacité) dans différentes tâches, certains performant une importante partie de chacune des tâches et étant alors globalement plus actifs que le reste de la population quand d’autres sont fortement impliqués dans une seule tâche ou encore globalement peu impliqués dans toutes les tâches (Charbonneau and Dornhaus, 2015; Pinter-Wollman et al., 2012). Ces différents résultats ne sont pas incompatibles avec les modèles classiques de seuil dans la mesure où la distribution des seuils propres à chacune des tâches peut montrer un profil très différent entre individus. Ainsi être actif dans une tâche n’empêche pas l’implication dans d’autres tâches. De nombreuses études se sont intéressées à la variabilité interindividuelle et aux liens entre ces hétérogénéités et l’émergence des patterns et comportements collectifs (e.g.,(Jandt et al., 2014; Modlmeier et al., 2012; Pruitt and Riechert, 2011; Sih et al., 2012; Trillmich et al., 2018)) sans pour autant clairement déterminer les mécanismes à la base ce ces variabilités inter- et intra-individuelles. Ainsi ces différences dans les seuils de réponse à la tâche peuvent être la résultante de facteurs génétiques, épigénétiques, physiologiques, d’histoire individuelle/expérience, de feedbacks au niveau du groupe ou encore de processus stochastiques. Chacun de ces facteurs pourrait potentiellement moduler les réponses comportementales des individus. Les liens entre épigénétique et comportement sont de plus en plus établis. Les récentes avancées méthodologiques et technologiques ont permis des travaux d’une grande précision, rendant compte de la plasticité comportementale liée aux modulations de l’expression des gènes (Herb et al., 2012; Lucas et al., 2017; Matsunami et al., 2018; Simola et al., 2016). Il a été montrer qu’une régulation, à l’échelle de l’heure, de l’expression de certains gènes, en particulier liés au fourragement (Ingram et al., 2016). L’hypothèse d’une origine génétiquement déterminée du seuil de réponse (Page et al., 1999) semble devoir être relativisée dans la mesure où une étude menée sur des ouvrières d’une espèce de fourmi clonale (Strumigenys membranifera), strictement identiques d’un point de vue génétique,

montre des différences interindividuelles dans le seuil de réponse à une solution sucrée ainsi qu’une variabilité intraindividuelle lors d’observations successives. La détermination des seuils de réponses à la nourriture et de leur flexibilité, à l’origine de la variabilité interindividuelle et des patterns d’allocations des tâches, peut également reposer sur des caractéristiques de la colonie : l’état des stocks au niveau individuel et colonial (Cassill, 2003; Greenwald et al., 2018) aussi bien que sur les interactions sociales directes ou indirectes (Chen and Meyer, 2018; Gordon and Mehdiabadi, 1999). Ainsi les régulations de la division du travail et des patterns d’allocation des tâches permettent une adaptation fine de l’effort de récolte et distribution de nourriture (Sendova-Franks et al., 2010). La détermination des facteurs à l’origine des hétérogénéités observées nécessite des expérimentations dans un contexte plus large que celui de l’activité de trophallaxie et la gestion des ressources alimentaires. La régulation de l’activité de fourragement chez la fourmi est un processus complexe et des investigations théoriques et expérimentales supplémentaires sont nécessaires à l’établissement des liens entre les seuils de réponses, les différences interindividuelles, la variabilité de l’environnement et la stabilité de la réponse de la colonie en termes de constitution des stocks de nourriture. Enfin il s’agirait également de compléter les approches « traditionnelles » essentiellement concentrées sur le court-terme au sein de colonies réduites/artificielles par des expérimentations sur la régulation des dynamiques de récolte et des processus de distribution de nourriture sur le long à très long terme (passage de la saison hivernale) au sein de colonies plus naturelles, disposant de sources variées de nourriture capables de satisfaire les différents besoins nutritionnels de l’ensemble des membres/castes de la colonie.

Sur un plan théorique, ces complications et complexités posent également de nombreuses questions. Si nous avons insisté sur le rôle des feedbacks positifs et des amplifications dans les activités de choix et de fourragement, ceux-ci sont présentes dans nombre d’autres activités coloniales (par exemple défense, construction, mouvements entre différentes parties du nid). Se pose dès lors la question du rôle des ces différentes amplifications et leur compétition dans la dynamique globale de la colonie. Nous avons longuement discuté le rôle de la distribution des seuils de réponses dans la dynamique globale de distribution de nourriture. L’intégration de ces seuils dans ces dynamiques globales n’est guère étudiée et les synergies entre la distribution des seuils et les amplifications restent largement ignorées. En d’autres termes, il s’agirait d’approfondir des questions partiellement abordées dans le chapitre 4 (modélisation) : quel est l’impact d’une

distribution de seuils dans une dynamique d’amplification et les différences entre une telle situation et celle où l’amplification implique des individus identiques ?

Pour rester dans ce cadre théorique, notre approche a largement ignoré –mais pas totalement- le rôle de l’espace notamment dans l’analyse des réseaux. Les interactions entre fourmis incluent dans une situation où interviennent de nombreux paramètres (état de satiété, distribution des tâches...) à une organisation spatiale, par exemple un ensemble d’agrégats d’ouvrières dans le nid. Divers modèles ont contribué à établir les liens entre les comportements individuels et les patterns collectifs. Les réseaux qui peuvent être mis en évidence contribuent également à établir le lien entre individus et organisation coloniale. Se pose la question de la synthèse des deux approches et en termes d’analyse à la fois fonctionnelle et de mécanismes : les réseaux contribuent-ils à l’émergence des structures spatiales où au contraire sont-ils de simples indicateurs, mais des indicateurs très utiles, des interactions et des structures qui émergent ?

Les variabilités et hétérogénéités interindividuelles confèrent à ces organisations de fortes capacités d’adaptabilité, réactivité et de résilience face à des perturbations internes (ex.: perte de membres de la colonie) ou à des changement environnementaux (Crall et al., 2018; Tenczar et al., 2014). Cette flexibilité comportementales conduit à des réorganisations et réallocations des tâches adaptées aux besoins de la colonie et en minimisent les effets délétères (Modlmeier et al., 2012; Pinter-Wollman et al., 2012; Sendova-Franks et al., 2010). Il conviendrait cependant d’intégrer ces problématiques dans le contexte des profondes modifications que l’environnement subit actuellement. Les systèmes de communications au sein de ces sociétés reposent en effet sur divers mécanismes, notamment chimiques (phéromones, hydrocarbures cuticulaires), dont l’efficacité et la flexibilité pourraient être très limitées lors de changements environnementaux, notamment en cas de perte de diversité des ressources alimentaires (influençant le profil cuticulaire des individus (e.g.,(van Zweden and d’Ettorre, 2010), de changement de température qui, par exemple, peut affecter la durée de vie des pistes de fourragement (en vertu de la loi d’Arrhenius) ou de l’humidité. Ainsi la perturbation de la communication chimique entre ouvrières pourrait altérer la reconnaissance des intrus ou la stabilité de l’identité coloniale, les interactions sociales et plus globalement la cohésion de la colonie jusqu’à en entrainer l’éventuel effondrement. De plus les phénomènes de réorganisations des castes pourraient également montrer leurs limites, en particulier dans le cas des espèces polymorphes, montrant un moindre degré de flexibilité. La perte de la

diversité des ressources alimentaires pourrait être une source de stress pour la colonie dans la mesure où les besoins spécifiques des différentes castes (Cassill and Tschinkel, 1999; Dussutour and Simpson, 2009) ne sauraient plus être satisfaits, avec probablement des conséquences en termes de survie, aussi bien des adultes que du couvain. Également la menace de maladies, pathogènes et autres parasites des colonies pourrait être aggravée, et leurs disséminations facilitées par une augmentation de la température et de l’humidité (Hughes et al., 2002), dans une mesure au-delà de laquelle les défenses immunitaires de la colonie (e.g.,(Leclerc and Detrain, 2017) pourraient alors se montrer inefficaces. A l’heure où des modifications environnementales et leurs impacts sont déjà sérieusement à l’œuvre sur les espèces (voir par exemple (Archis et al., 2018) ou (Gallé, 2017) attestant un déclin des populations de L. niger dans certaines régions), ces diverses considérations nécessitent clairement la prise en compte des facteurs environnementaux et écologiques dans les futures travaux concernant un meilleure compréhension des liens entre comportements individuels et collectifs au sein des sociétés d’insectes. En particulier, la détermination des stratégies de récolte et distribution de nourriture, des mécanismes qui les sous-tendent ces processus et de leur flexibilité/résilience face à des changements multiples et abruptes de l’environnement sont primordiales au développement et à la prise de mesures adaptées en termes de conservation/prévention de la perte de ces espèces et de leur diversité.

Annexe 1

Fiducial marks tracking for animal behaviour