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Approches expérimentale et théorique des réseaux de trophallaxies et des répartitions du travail :

2 .5 Limite des expérimentations en conditions artificielles

3. Réseaux et division du travail dans le contexte de la diffusion de nourriture dans le nid

3.2 Approches expérimentale et théorique des réseaux de trophallaxies et des répartitions du travail :

La comparaison de la structure des réseaux de trophallaxies expérimentaux chez C. cruentatus (chapitres 5) ne révèle aucune différence avec des réseaux générés aléatoirement en respectant la distribution du nombre de trophallaxies données/reçues de chacun des nœuds (individus). Cette génération conduit à des réseaux au sein desquels la distribution des degrés des nœuds (mesurée par le coefficient de Gini) est conservée mais la topologie du réseau est détruite : l’identité des individus impliqués dans une interaction est attribuée de façon aléatoire. Au contraire, si la méthode de randomisation des réseaux est plus « destructive » (ne sont conservés que le nombre de nœuds et le nombre total de trophallaxies au niveau de la colonie), en réattribuant aléatoirement chacune des trophallaxies entre chacun des nœuds (autrement dit en supprimant tous les attributs des réseaux expérimentaux), une différence apparaît entre les valeurs des indices des réseaux théoriques aléatoires et des réseaux expérimentaux. Dans ce dernier cas le coefficient de Gini est systématiquement plus élevé dans les expériences, témoignant d’une hétérogénéité significative dans la répartition de l’activité de distribution de nourriture dans le nid entre chacun des membres de la colonie. Les résultats des chapitres 3 et 4, concernant respectivement l’étude/la construction des réseaux de trophallaxies expérimentaux chez L. niger et leur reproduction par simulation, sont également en accord avec ce constat dans la mesure où seuls les réseaux issus des simulations implémentées avec une distribution exponentielle des probabilités individuelles d’échanges génèrent des réseaux en tous points identiques à l’observation. De plus, au cours du chapitre 5 il a été montré que la structure des réseaux de distribution de nourriture après une longue période d’affamement n’est pas affectée par la qualité de la nourriture chez C. cruentatus. Ce dernier résultat concorde avec la littérature et nos hypothèses suggérant qu’en état de satiété ou de faible affamement seule une nourriture de haute qualité peut engendrer un comportement de récolte et distribution de nourriture tandis qu’après une période d’affamement plus longue, les seuils de réponses individuels à la nourriture sont abaissés et deviennent indépendant de l’intérêt énergétique (et sans doute physiologique) de la nourriture (Josens, 2018; Mc Cabe et al., 2006). Au niveau

collectif cela se traduit par une dynamique de récolte et un réseau de distributions similaires pour des nourritures de qualité variable (chapitre 5) suggérant une résilience des structures fondamentales de l’organisation sociale face à la variabilité des ressources, un résultat en accord avec la littérature (Feigenbaum and Naug, 2010). Cette robustesse n’est probablement pas à écarter d’une forme d’immunité organisationnelle potentiellement à l’œuvre dans les colonies, limitant le risque de propagation d’agents infectieux ou de substances toxiques parmi les ouvrières et ce indépendamment de l’état d’affamement ou de la disponibilité des ressources (Quevillon et al., 2014; Sendova-Franks et al., 2010; Stroeymeyt et al., 2018). Ce compromis entre dispersion de nourriture et limitation de la diffusion d’agent infectieux au niveau de la colonie nécessite de plus amples investigations dans la mesure où il existe une multitude de stratégies de la part des agents infectieux avec des effets variables sur les ouvrières infectées, tel qu’une augmentation de l’affamement (Romano et al., 2018; Schmid-Hempel, 1998; Sueur et al., 2018), suggérant des liens potentiels d’une part entre le statut nutritionnel de l’individu et son état d’infection d’autres part entre le niveau des stocks de la colonie et la diffusion de la maladie. L’établissement des structures et organisations des réseaux de distribution de nourriture au sein de différentes espèces et avec des procédures expérimentales similaires aux nôtres fournit un cadre général pertinent pour des études fonctionnelles concernant la diffusion de maladies au sein des sociétés d’insectes. Les descriptions théoriques des trophallaxies abordées par notre modèle (chapitre 4) comportent nombre de proximités et de liens avec ces questions épidémiologiques bien que certains aspects fondamentaux divergent. Quand la diffusion de nourriture est « conservative », c’est-à-dire qu’un individu ayant donné une certaine quantité de nourriture n’en dispose plus, aucune nourriture n’est créée au cours des échanges, ce qui n’est pas le cas pour un pathogène : sa transmission à un receveur n’implique pas sa disparition chez l’individu « donneur ». De plus la transmission de pathogènes implique des processus binaires (infecté/non-infecté) quand il s’agit d’échanges continus pour la nourriture. Cependant ces questions liées à la transmission de pathogènes au sein des sociétés d’insectes sont à aborder par simulations. Notre modèle se prête aisément à la modification/adaptation des hypothèses sociales/comportementales et temporelles qui sont également à compléter par l’intégration de notions spatiales, potentiellement fondamentales dans les dynamiques de diffusion de pathogènes.

Bien que nos colonies expérimentales soient exemptes de reine et couvain, des facteurs affectant la récolte de nourriture (Cassill et al., 1998; Loke and Lee, 2006; Sorensen et al., 1983), nos

résultats présentent un certain degré de robustesse. En effet, les larves consomment essentiellement des protéines (Portha et al., 2004) et leur impact sur les processus de distribution du sucre devrait être mineur, de plus la présence de reine ne semble avoir que peu d’effet sur les interactions dans la colonie (Quevillon et al., 2014). Malgré tout, l’objectif a été de dégager les principes fondamentaux et d’établir les bases de l’analyse des réseaux de trophallaxies, au sein d’un groupe homogène en termes d’état (affamement) et de besoins (ouvrières) nutritionnels. Pour cela, ces questions ont été investiguées au sein du module de base d’une colonie de fourmis, un groupe d’ouvrières. La validation des hypothèses et résultats avancés au cours de ces travaux nécessitent évidemment la conduite d’expérimentations et de simulations supplémentaires, notamment au sein de colonies complètes et plus naturelles, intégrant toutes les castes. L’intégration d’une variance des statuts et besoins nutritionnels dans les simulations est à envisager. Les prédictions générées par le modèle peuvent être par la suite quantitativement confrontées à des résultats expérimentaux intégrant ces variances. Les comparaisons des réseaux de trophallaxies expérimentaux de L. niger et C. cruentatus avec des réseaux aléatoires (chapitres 3 et 5) ou des réseaux issus des simulations (chapitres 4) montrent une nette hétérogénéité interindividuelle dans le niveau de participation à l’activité de dissémination de la nourriture dans le nid, et ce au sein des deux espèces. Pour la seconde fois au cours de cette thèse, il nous a été permis de mettre en évidence quantitativement des similarités comportementales au niveau interspécifique (cf. Chapitre 1), ici dans le cadre de l’activité de trophallaxie, suggérant une robustesse, au sein de la famille des formicidés, des phénomènes étudiés au cours de cette thèse. Pour autant, dès lors que cette hétérogénéité en termes de participation aux trophallaxies est introduite dans les simulations (distribution exponentielle des probabilités) ou dans la génération de réseaux « aléatoires », alors ces derniers ne se montrent pas différents des réseaux expérimentaux, suggérant l’absence de liens privilégiés entre certains individus au cours de la constitution des stocks de nourriture. L’allocation des tâches est un processus hautement dynamique au sein des sociétés d’insectes, de sorte que le nombre d’individus exécutant une tâche s’adapte aux besoins de la colonie concernant cette tâche (Gordon, 2003). De nombreux facteurs interviennent ou au moins sont liés à ce processus d’allocation des tâches au niveau individuel, de l’âge/expérience (Pinter-Wollman et al., 2012) à la localisation spatiale (Crall et al., 2018) en passant par la physiologie (Robinson et al., 2008). Chaque individu percevant un stimuli pour une tâche devrait y répondre de façon adaptée, cependant, de façon générale, il est observé que l’intensité de la réponse est hautement variable et dépend du seuil de réponse interne

(Theraulaz et al., 2008). Ce seuil est abaissé par l’affamement, conduisant à l’acceptation de nourriture indépendamment de sa qualité lors d’un affamement important (cf. chapitre 5, ce qui n’est pas le cas lors d’un faible affamement : voir (Cassill, 2003) mais ne semble pour autant pas s’homogénéiser à travers l’ensemble de la colonie dans la mesure où le niveau d’hétérogénéité dans la participation à l’activité de dissémination de nourriture est systématiquement observé et similaire dans chacune des expériences et ce indépendamment de l’espèce considérée (L. niger & C. cruentatus). Ce résultat n’est pas tout à fait en accord avec « l’effet Stalingrad » tel que nommé dans la littérature, supposant qu’après un affamement important, la réponse à certains stimuli, notamment alimentaires, présentant une importante valeur marginale, deviendrait inconditionnelle et ne tiendrait plus compte de certains paramètres tels que la risque de prédation, l’intérêt de la ressource ou encore les différences interindividuelles (Brown and Kotler, 2004).

Ainsi, dans nos expériences, tout se passe comme si les individus présentaient une variabilité de seuil de réponse, dans notre cas de don/réception de nourriture, que l’affamement tend à abaisser tout en maintenant les différences interindividuelles. En d’autres termes il n’y pas d’homogénéisation des réponses au sein du groupe. Bien que la division du travail soit énormément étudiée depuis des décennies et selon différentes approches, peu d’études se sont intéressées à la façon dont le travail est réparti, parmi les membres de la colonie, au sein d’une même tâche (Tenczar et al., 2014). Nos résultats montrent que l’implication au sein de la tâche de distribution de nourriture n’est pas homogène parmi les fourrageuses : la quantité de travail réalisé par deux fourrageuses peut être extrêmement différente. Le modèle développé et analysé au cours du chapitre 4 est intégralement basé sur les données expérimentales concernant les dynamiques et réseaux de trophallaxies chez L. niger récoltées dans le 3ème chapitre. Les simulations du modèle montrent que cette distribution très hétérogène (distribution exponentielle) de l’activité d’échange de nourriture conduit à l’émergence d’un réseau de diffusion de nourriture plus efficient que si la colonie était parfaitement homogène (distribution delta) ou peu hétérogène (distribution uniforme).