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L’étude décrite dans ce chapitre présente deux contributions principales. La première est une description de la focalisation prosodique en français :

- La fréquence d’occurrence de la focalisation est de 11,3% dans notre corpus. Ce résultat inédit est à comparer à la fréquence d’occurrence de la proéminence en français, qui se situe entre 30 et 35%. Cela signifie qu’environ un tiers des proéminences du français remplissent une fonction sémantico-pragmatique (marquage de focus) ou emphatique (insistance ou expressivité). L’étude de ces différentes fonctions de la focalisation est abordée dans le chapitre suivant.

- Le rôle de l’augmentation de hauteur et de durée syllabique dans la focalisation est confirmé. Comme dans plusieurs études précédentes, on observe dans notre corpus une forte augmentation sur les constituants focalisés concernant ces deux paramètres.

- La focalisation peut être réalisée par une variété de contours intonatifs. La majorité de ces contours est toutefois de forme montante et commence par un ton haut. La focalisation peut avoir lieu à tout niveau de la structure prosodique (groupe accentuel, intermédiaire ou intonatif). Les contours intonatifs sont majoritairement portés par la dernière syllabe

du constituant focalisé. Toutefois, les contours montants-descendants ou descendants-montants ont tendance à présenter une étendue syllabique plus large.

- Le rôle de l’accent initial dans la focalisation est en partie confirmé. Une proportion importante, bien que minoritaire, de constituants focalisés comporte une telle accentuation.

La deuxième contribution de cette étude est une analyse de l’influence du phonogenre sur la focalisation prosodique :

- La fréquence d’occurrence de la focalisation varie selon le phonogenre. Conformément à notre prédiction, elle est significativement plus élevée en parole interprétée qu’en parole lue et qu’en parole spontanée. De façon marginale, elle est également plus élevée en parole lue qu’en parole spontanée. La fréquence d’occurrence semble donc augmenter selon le degré de préparation du phonogenre, comme dans l’étude de Goldman et al (2011). Cependant, la supériorité de la fréquence d’occurrence en parole interprétée pourrait également être due à l’aspect expressif de ce phonogenre (et non au processus de mémorisation du texte). Afin de distinguer le facteur responsable de l’augmentation de fréquence, il serait possible de comparer les productions interprétées avec les restitutions neutres du texte que nous avons également enregistrées (cf § 4.1.2). Pour rappel, dans ces restitutions, le locuteur a mémorisé le texte mais le prononce sans simulation de spontanéité ni d’expressivité.

- La réalisation prosodique de la focalisation n’est globalement pas influencée par le phonogenre. La seule exception concerne la durée syllabique des constituants focalisés, qui est significativement plus élevée en parole lue qu’en parole interprétée. De plus, cette différence n’est pas due à une différence de débit entre ces deux phonogenres. Il est donc possible que la réalisation de la focalisation au moyen d’une forte augmentation de durée soit un trait typique du phonogenre de la parole lue.

- Le corpus comprend seulement deux enregistrements de parole spontanée (contre quatre enregistrements de parole lue et quatre enregistrements de parole interprétée). Par ailleurs, les locuteurs de la tâche de reproduction possèdent tous une expérience de l’art dramatique. Cela a pu introduire dans leur production des traits relevant d’un phonostyle professionnel. Il serait peut-être préférable de n’enregistrer que des locuteurs lambda, voire de demander aux locuteurs de parole spontanée de reproduire eux-mêmes leurs productions, comme c’est le cas dans certaines études (e.g. Laan 1997, Mixdorff et Pfitzinger 2005, Wagner et Windmann 2016).

- Il existe une disparité dans la compétence des experts en prosodie qui ont relevé les occurrences de focalisation. Certains d’entre eux sont de niveau Master, ou bien ne sont pas spécialisés en phonétique-phonologie. L’annotation pourrait par ailleurs être améliorée en étant effectuée en deux étapes. Après un premier essai, seuls les experts ayant obtenu le meilleur taux d’accord entre eux seraient sélectionnés. Il serait également possible, après ce premier essai, de vérifier la compréhension des consignes par les experts. De plus, l’interdiction faite aux experts d’utiliser un logiciel d’analyse acoustique pour effectuer l’annotation a pu jouer un rôle dans la faiblesse du taux d’accord. Enfin, l’annotation pourrait être améliorée en faisant annoter tous les enregistrements par les mêmes experts (cela n’a pas été possible dans cette étude pour des raisons pratiques).

- Au niveau phonétique, des mesures d’intensité pourraient être effectuées (et éventuellement de qualité vocalique). Il serait également possible d’analyser, comme dans l’étude d’Astésano (2001), la configuration tonale des focalisations ainsi que leur constituance syllabique. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1 (cf § 2.4), la configuration tonale d’un accent désigne le caractère symétrique ou asymétrique de son pic de hauteur. L’analyse de la constituance syllabique consiste quant à elle à mesurer les durées respectives des différents éléments de la syllabe (attaque, noyau, coda et rime). Enfin, au niveau phonologique, notre étude n’a pas pris en compte un des traits souvent attribués à la focalisation, celui de la désaccentuation post-focale ou pré-focale (cf § 2.2).

8. Résumé

L’analyse présentée dans ce chapitre concerne l’influence du phonogenre sur le phénomène de la focalisation prosodique. Deux aspects de la focalisation sont analysés : sa fréquence d’occurrence et sa réalisation prosodique. Le corpus d’étude comprend trois phonogenres : la parole interprétée (l’oralisation d’un texte écrit préalablement mémorisé par le locuteur), la parole lue et la parole spontanée. Les questions de recherche suivantes sont posées : 1) Quelle est la fréquence d’occurrence de la focalisation en français ? 2) Quelle est la réalisation prosodique de la focalisation en français ? 3) La focalisation présente-t-elle une fréquence d’occurrence supérieure en parole interprétée ? 4) La focalisation présente-t-elle des réalisations prosodiques spécifiques en parole interprétée ?

Une définition de la focalisation est adoptée : il s’agit du soulignement d’un constituant dans un énoncé, pour toute raison sémantico-pragmatique ou emphatique. Un rappel des principaux traits prosodiques de la focalisation est effectué : augmentation de hauteur, de durée ou d’intensité, accentuation initiale, présence d’un contour terminal, et désaccentuation post-focale ou pré-focale.

La parole spontanée, la parole lue et la parole interprétée sont ensuite situées au sein du domaine de la phonostylistique, ou l’étude des caractéristiques phonétiques des styles de parole. Dans ce domaine, une distinction est souvent faite entre deux catégories de styles de parole : les phonostyles et les phonogenres. Les phonostyles sont reliés à des catégories sociales, professionnelles ou culturelles, ou encore à des individus particuliers. Les phonogenres sont reliés à des conditions de production spécifiques. La parole spontanée, la parole lue et la parole interprétée constituent des phonogenres qui diffèrent notamment selon le degré de préparation du discours. Nous présentons ensuite l’état de l’art concernant les différences prosodiques entre la parole spontanée et les deux autres phonogenres. La méthodologie de l’analyse est ensuite décrite. Pour constituer le corpus, nous avons employé un protocole semblable au protocole RepTask (Laurens, Marandin, Patin et Yoo

expérience de l’art dramatique. Les locuteurs ont d’abord effectué la tâche de lecture à haute voix. Puis, une semaine plus tard, ils ont effectué la tâche d’interprétation, après avoir mémorisé le texte. L’étape suivante a consisté à relever les occurrences de focalisation dans le corpus. Nous avons sollicité pour cela un groupe de dix experts en prosodie. Les experts ont reçu pour consigne d’annoter les enregistrements de manière auditive en se référant tous aux mêmes critères acoustiques. Chaque enregistrement du corpus a été annoté par quatre experts. Seules les occurrences de focalisation relevées par au moins trois experts sur quatre ont été sélectionnées pour l’analyse prosodique. Pour réaliser cette analyse, le corpus a d’abord été aligné de manière semi-automatisée en mots, en syllabes et en phones. Des mesures de hauteur et de durée ont été effectuées de manière automatisée sur toutes les syllabes du corpus. Les occurrences de focalisation ont également été classées selon trois catégories phonologiques. La première catégorie est le type de contour intonatif, qui a été déterminé de façon manuelle à l’aide du système de transcription de la prosodie ToBI (dans sa version adaptée au français). La deuxième catégorie est l’étendue syllabique du contour intonatif sur le constituant focalisé, également déterminée de façon manuelle. La troisième catégorie est la présence d’accent initial, qui a été déterminée de manière automatisée à l’aide d’un algorithme de détection des proéminences.

Les résultats de l’étude sont ensuite présentés, à commencer par le taux d’accord entre les experts concernant le relevé des occurrences de focalisation. Le taux d’accord pour le corpus entier est relativement bas. On observe des différences entre les phonogenres : la parole spontanée a le taux d’accord le plus élevé, suivie de la parole interprétée. La fréquence d’occurrence de la focalisation (pourcentage de syllabes focalisées) est de 11,3% dans tout le corpus. Des différences significatives sont observées selon le phonogenre : la parole interprétée présente la fréquence d’occurrence la plus élevée (14,2%), suivie de la parole lue (10,7%). Concernant l’analyse prosodique, on observe tout d’abord que la focalisation est réalisée par une augmentation significative de hauteur et de durée syllabique. L’augmentation de hauteur n’est pas influencée par le phonogenre. En revanche, on observe que la focalisation est significativement plus marquée par la durée en parole lue qu’en parole interprétée. Au niveau phonologique, la focalisation est réalisée par une variété de contours intonatifs. De manière majoritaire, ces contours sont de forme montante et commencent par un ton haut. Concernant l’étendue syllabique, la majorité des contours sont portés par la dernière syllabe du constituant focalisé. Parmi les constituants focalisés polysyllabiques, une

proportion importante bien que minoritaire comporte un accent initial. Nous présentons également les résultats d’une analyse menée sur un corpus réduit, constitué des enregistrements ayant obtenu les meilleurs taux d’accord entre les experts. Les résultats sont globalement similaires aux résultats de l’analyse menée sur le corpus entier. Les exceptions concernent les différences de taux d’accord entre les phonogenres, ainsi que la distribution des frontières de groupes prosodiques au niveau des constituants focalisés.

Une interprétation méthodologique est faite du taux d’accord entre les experts. La faiblesse du taux d’accord dans le corpus entier limite la portée des résultats de l’analyse. Elle pourrait être due à des défauts dans le protocole d’annotation du corpus par les experts. Plusieurs facteurs ont pu causer les différences de taux d’accord selon le phonogenre : le protocole d’annotation, le protocole d’enregistrement des locuteurs de parole lue et interprétée, la présence d’un phonostyle professionnel chez ces locuteurs, ou bien la présence d’une différence de naturalité par rapport aux locuteurs de parole spontanée. Les questions de recherche 1 et 2 sont ensuite abordées. La fréquence d’occurrence de la focalisation dans le corpus entier (11,3%) est comparée au pourcentage de proéminences détecté de manière automatisée dans le corpus (35,8%). Cette comparaison montre qu’environ un tiers des proéminences du français sont des accents de focalisation. Concernant la réalisation prosodique de la focalisation, l’augmentation significative de hauteur et de durée syllabique confirme plusieurs études précédentes. L’analyse phonologique est, elle aussi, globalement cohérente avec la littérature. Nous analysons le contexte syntaxique et sémantique dans lequel apparaissent les contours intonatifs les plus fréquents. Nous analysons également la distribution des contours intonatifs selon leur étendue syllabique et selon la présence d’un accent initial sur le constituant focalisé. Les questions de recherche 3 et 4 sont ensuite abordées. L’étude confirme que la fréquence d’occurrence de la focalisation augmente avec le degré de « préparation » du phonogenre. Cependant, il est possible que d’autres facteurs aient influencé le résultat. L’absence globale d’effet du phonogenre sur la réalisation prosodique de la focalisation contredit en partie la littérature. Le fait que la focalisation soit