• Aucun résultat trouvé

Dans ce mémoire, nous avons étudié en profondeur 10 mots-zombies présumés (acertainer, agousser, avoir le chien, bégopper, coch, ébarouir, javasser, manger de l’avoine, taire son bec et tendre d’entretien), employé comme des québécismes dans le roman Sous les vents de Neptune de Fred Vargas. Nous cherchions à répondre aux questions qui suivent :

• Ces vocables en apparence inusités auraient-ils déjà été présents dans un certain usage du français laurentien?

• Comment des répertoires de québécismes en sont-ils venus à incorporer dans leurs nomenclatures des emplois largement inconnus des locuteurs québécois eux-mêmes?

• D’où proviennent les données lexicales à priori aberrantes consignées dans ces ouvrages?

• Se pourrait-il que les dictionnaires profanes ne soient pas les seules sources en cause?

À la lumière de nos résultats, nous croyons légtime d’affirmer que certains dictionnaires produits au Québec consignent comme des particularismes diatopiques courants certains emplois qui, en fait, ne sont pas généralisés dans l’usage qu’ils prétendent décrire.

Lorsque ces emplois ont bel et bien été attestés dans un certain usage du français laurentien, ils sont en fait marqués sur le plan diatopique, diastratique ou diachronique. Ainsi, l’emploi d’agousser est pratiquement restreint à une région du Québec, le Bas- Saint-Laurent; l’emploi de coch est caractéristique d’un sociolecte bien circonscrit, celui de certains jeunes et rapeurs nés dans les années 1980 et 1990; ébarouir et manger de l’avoine sont des emplois anciens, qui furent réellement utilisés par la population générale du Québec, mais ne le sont plus ou pratiquement plus; de même, acertainer n’est pas attesté après la Nouvelle-France, en dehors d’œuvres du terroir composées par des dialectologues et leurs émules. Ces emplois sont, par ailleurs, tous marqués sur le plan diaphasique, à une exception près. Mis à part ébarouir, qui a parfois été employé dans des contextes de communication formels, ils relèvent d’une langue familière ou très familière. Ainsi, manger de l’avoine n’a pratiquement été relevé qu’à l’oral ou dans des dialogues et semble surtout attesté en contextes de communication informels; agousser

et javasser ont été critiqués ou rangés par des sources normatives comme des « corruptions » de agacer et bavasser; coch est caractéristique des parlers jeunes et de l’argot hip-hop; bégopper provient d’une pièce de théâtre du courant joual.

Il arrive aussi que ces emplois soient de fréquence nulle ou très réduite dans l’usage du Québec. Par exemple, acertainer et taire son bec semblent avoir été pratiquement inexistants en français laurentien et reflètent plutôt un usage qui aurait eu cours en France; bégopper est sans l’ombre d’un doute un apax littéraire; javasser était d’emploi rare.

Nos données suggèrent que les répertoires de québécismes en seraient venus à incorporer de tels emplois dans leurs nomenclatures pour deux principales raisons. D’une part, leurs auteurs, et notamment les linguistes, auraient vraisemblablement mal utilisé certaines données de première main à leur disposition. À titre d’exemple, le Glossaire intègre probablement le mot-fantôme agoncer en raison d’une lecture erronée d’une attestation unique d’agouser, qui ne saurait être imputée à une erreur de typographe, puisqu’un article bien distinct a été consacré à la forme fictive. L’ouvrage intègre aussi acertainer à sa nomenclature, après qu’Adjutor Rivard ait interprété et publiquement défendu des données non significatives statistiquement comme les gages d’une vérité établie. De manière similaire, dans les années 1980, des linguistes comme Boulanger et Dubuc, soutenus par Dulong et Clas, ont consigné comme contemporain et usuel l’emploi manger de l’avoine, alors que la documentation à leur disposition ne leur permettait vraisemblablement pas d’avancer qu’il était alors d’usage actuel et généralisé. D’autre part, les auteurs auraient parfois tendance à reprendre le contenu de leurs prédécesseurs sans le remettre en question ou en contexte, et parfois même en l’appauvrissant. Ainsi, après que Dulong ait introduit coch à sa nomenclature, il aurait été imité par Meney et Antidote, qui n’indiquent pas plus que lui que cet emploi caractérise l’usage d’une frange de la population québécoise. De même, après que Rioux ait relevé tendre d’entretien dans les années 1940 à l’ile Verte, sa définition en serait venue à perdre sa marque diatopique chez Bergeron en 1980 et chez DesRuisseaux en 1990, qui n’indiquent aucunement se baser sur un relevé unique datant de plusieurs décennies. Nous avons accumulé des exemples comparables lors de notre étude de l’évolution du discours métalexicographique au sujet des différents vocables.

En résumé, les mots-zombies étudiés proviendraient soit d’erreurs faites par des auteurs imités par leurs successeurs, soit d’informations d’abord valides qui ont été incorrectement recadrées par leurs emprunteurs. De nombreuses sources lexicographiques auraient donc contribué à la propagation et à la création d’informations erronées sur le français québécois en agrégeant des données tirées des ouvrages qui les précédaient.

Comme nous le voyons, les dictionnaires profanes ne sont pas les seules sources en cause. Des dictionnaires profanes à succès comme ceux de Bergeron et DesRuisseaux ont certes contribué à la diffusion de mots-zombies, mais il semble possible d’en dire tout autant d’ouvrages réalisés en totalité ou en partie par des linguistes reconnus comme Rivard, Dulong, Boulanger et Dubuc. Les dictionnaires professionnels comme les dictionnaires profanes auraient été la source et le vecteur de données parasites, en plus d’avoir vraisemblablement manqué de remettre en perspective certaines données périmées ou de portée limitée, empruntées à leurs devanciers.

De multiples sources, bien différentes les unes des autres, seraient concernées : aussi bien un monument de la lexicographie nationale comme le Glossaire du parler français au Canada, des ouvrages anciens souvent cités comme les glossaires de Dunn, Clapin et Dionne, que les dictionnaires profanes plus récents comme ceux de Bergeron et DesRuisseaux et leurs concurrents rédigés par des linguistes comme Dulong et Meney. Par endroit, ces ouvrages présentent comme du français canadien ou québécois usuel des emplois qui sont fortement marqués, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement fictifs. La reprise d’informations sans évaluation rigoureuse représenterait un des principaux problèmes affectant ce legs lexicographique, dont le contenu est sujet à caution.

Nous sommes donc porté à considérer que des locuteurs ordinaires du français québécois et des linguistes québécois n’ont, par endroit, pas été en mesure de documenter leur variété de français aussi adéquatement qu’ils l’auraient sans doute désiré.

En toute justice pour les créateurs de dictionnaires et de glossaires, il importe toutefois de rappeler qu’il existe une différence entre les idéaux lexicographiques et la pratique réelle. Ainsi, nous avons pris le temps d’étudier en profondeur un échantillon de 10 mots, alors que la plupart des travaux dont nous avons soulevé les lacunes comportent une quantité beaucoup plus grande de données qui n’auraient donc pas pu être réalistement

étudiées de manière aussi creusée. En effet, les limites technologiques ont fait et font, de nos jours encore, rimer toute entreprise lexicographique vaste et sérieuse avec un travail de longue haleine essentiellement manuel. Soulignons d’ailleurs que nous avons pour notre part travaillé avec des outils informatiques et des corpus qui n’existaient pas il y a même 5 ans de cela : nous avons donc bénéficié d’un net avantage par rapport aux chercheurs précédents, à plus forte raison par rapport à ceux des 19e et 20e siècles.

Une mise en garde supplémentaire s’impose. Il serait imprudent, et probablement faux, de conclure que les problèmes que nous avons identifiés touchent l’entièreté de la lexicographie québécoise. En fait, certains ouvrages consultés lors de notre recherche — comme le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, sous la direction de Jean-Claude Boulanger (1992-1993), pour ne nommer qu’un exemple— n’ont pratiquement pas attiré notre attention justement parce qu’ils n’ont pas consigné à leur nomenclature les 10 mots-zombies étudiés. En revanche, il serait presque aussi risqué de conclure que les sources dans lesquelles nous avons retrouvé une bonne partie des 10 mots-zombies étudiés, comme les travaux de la Société du parler français au Canada ou encore les ouvrages de DesRuisseaux, soient particulièrement moins fiables que d’autres sources moins récurrentes dans notre étude.

En somme, notre étude ne prétend pas soulever un problème qui touche l’entièreté de la lexicographie québécoise et n’est pas conçue de manière à mettre en garde contre certains ouvrages ou auteurs précis. D’une manière plus générale et nuancée, elle permet néanmoins de confirmer la présence de certains problèmes pressentis qui traversent par endroits la production non seulement des profanes, mais aussi des professionnels. La validité de prémises intuitivement émises par les critiques québécois à l’endroit d’éléments lexicaux employés dans le roman de Vargas est confirmée : aucun des 10 vocables étudiés n’est réellement présent en français québécois général. Sans prétendre avoir fait le tour de la question, l’étude de cet échantillon nous a permis de mettre en évidence différents cas de figure de mots-zombies, de mieux comprendre ce qu’ils représentent par rapport à l’usage québécois et de mieux voir comment ils ont circulé dans le discours métalinguistique pour finalement être repris dans une œuvre littéraire. Nous concluons que la présence d’un emploi dans un ancien glossaire ou dans un dictionnaire québécois plus récent, même s’il a été rédigé par un linguiste, n’est pas un indicateur fiable que cet emploi est ou a réellement été en usage au Québec. Une portion

de la lexicographie québécoise est bel et bien occupée par des mots-zombies, des emplois rares, désuets ou purement inédits au Québec, que seule une approche scientifique méthodique et prudente permet de débusquer pour une mise en quarantaine.