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Le cadre analytique présenté ci-dessus rend compte d’une situation hypothétique où des activistes ne mobiliseraient qu’exclusivement l’arène publique ou judiciaire et éviteraient ainsi des interférences d’ordre juridique ou politique dans leurs démarches. Dans les faits, la situation est plus complexe. Le juridique et le politique sont étroitement reliés, s’influencent mutuellement, s’opposent et se contredisent. Cela dit, le cadre analytique présenté précédemment aura le mérite de mettre en lumière les éléments suivants.

Premièrement, les processus de production normative sont profondément différents selon que ceux-ci prennent place dans l’arène publique ou judiciaire. Le premier de ces processus, que l’on peut qualifier de discursif/cognitif, repose sur l’articulation et la reformulation de notions, idées, discours et narrations devant générer du support interne et externe envers les objectifs poursuivis par des activistes mobilisés sur des enjeux sociaux. Il s’agit, pour reprendre la terminologie employée en début de chapitre, de signifier la lutte sociale et de convaincre les différents publics du bien-fondé des positions soutenues. Par opposition, la mobilisation de l’arène judiciaire implique un processus de production normative productif/autoritaire reposant sur l’instrumentalisation de la norme produite et sanctionnée par l’État afin de contraindre des adversaires – et parfois l’État lui-même – à se plier aux demandes et exigences des activistes.

Les publics associés à ces démarches diffèrent également largement. D’une manière générale, la mobilisation de l’arène publique suppose un processus

64 les publics externes (ce qui inclut les élites sociales, économiques et politiques) et les adversaires d’un mouvement. La mobilisation du judiciaire implique plutôt un processus descendant, focalisant d’abord sur des élites juridiques et publiques et ensuite sur des adversaires et justiciables.31

Finalement, la nature même de la norme produite diffère selon que celle-ci ait été générée dans l’arène publique ou judiciaire. Dans un premier temps, la flexibilité interprétative autorisée de cette dernière est considérablement plus large lorsque celle-ci est produite et/ou mobilisée socialement.32 De plus, la sanction associée à la violation de la norme varie considérablement selon que celle-ci soit de nature sociale ou juridique; une dérogation à la norme sociale appelle à une sanction

tacite, c’est-à-dire à un châtiment sous-entendu n’étant pas clairement défini

(humiliation, exclusion, marginalisation, etc.) alors qu’une telle dérogation à la norme juridique appelle à une punition explicite clairement définie et officialisée.33 Il s’agit du passage d’un mode de répression pressurant à un mode contraignant. En dernier lieu, la norme socialement produite sera considérée comme un code culturel orientant des perceptions et des valeurs alors que la norme juridique se présentera également et surtout comme un code formel à respecter dans une optique de vivre ensemble et de soumission à la règle de droit.34

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Cet argument est notamment défendu par Silverstein (2009). Traitant de l’expérience américaine en matière d’avortement, celui-ci soutient que : « Unlike a political strategy in which it would have been necessary to change public opinion before embedding these protections in law, a judicial strategy allowed policy change without necessarily changing minds. » (p.271)

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La norme juridique dispose également d’une flexibilité interprétative certaine. Cela dit, cette flexibilité est limitée par les interprétations antérieures des tribunaux et l’économie générale du droit. Les diverses interprétations sociales de normes juridiques – par exemple en regard à la liberté d’expression – peuvent ainsi ne pas correspondre aux interprétations juridiques plus restrictives leur étant accordées.

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Cet argument est notamment appuyé par Starck (2000), qui soutient que : « La spécificité de la règle de droit réside dans sa sanction. Son originalité ne tient pas tellement à l’existence même d’une sanction, quelle qu’elle soit, mais à son caractère de sanction socialement organisée. » (p. 36)

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Évidemment, de nombreuses normes juridiques sont appelées à devenir, avec le temps, des codes culturels et expriment également des valeurs spécifiques. Ces catégories ne sont ainsi pas mutuellement exclusives.

65 La section précédente aura mis en lumière les différences existant entre les modes de production normative publics et judiciaires, les différents publics ciblés par les processus d’élaboration, de reformulation ou de contestation des normes sociales et juridiques, et finalement les caractéristiques de ces dernières. Or, la mobilisation des tribunaux par des activistes lors de conflits sociaux soulève d’immanquables questionnements sur la valeur démocratique de la démarche.

D’une part, nous l’avons vu, l’arène judiciaire peut servir de tribune politique favorisant des processus de mobilisation sociale, l’articulation de discours critiques vis-à-vis de l’État et d’acteurs non étatiques et, d’une manière limité, l’éclosion d’un certain potentiel de réforme sociale. D'autre part – et nous le verrons au chapitre suivant –, les tribunaux sont mobilisés afin d’assécher des discussions politiques, de limiter le débat, et de bâillonner des opposants politiques. Il est ainsi possible pour des minorités organisées et des intérêts particuliers faisant face à de vives oppositions sur le terrain politique de mobiliser l’appareil judiciaire afin d’imposer des valeurs, principes, intérêts et idées auxquels s’oppose une collectivité. Il s’agit, pour reprendre la terminologie que nous avons préalablement employée, de mobiliser le processus de production normative judiciaire de manière à court-circuiter les processus de production normative publique. Cela peut se faire de deux manières. Premièrement, les tribunaux peuvent être mobilisés afin de générer des normes juridiques contraignantes – c’est-à-dire accompagnées d’une menace de sanction de la part de l’État – devant s’imposer face à des normes sociales ne disposant pas de ce potentiel coercitif. Il s’agit ainsi d’imposer des normes juridiques auprès de groupes sociaux hostiles aux objectifs, idées et principes que celles-ci promeuvent ou affirment. Ensuite, et cela est plus problématique encore, l’appareil judiciaire lui-même peut être employé comme une arme politique devant épuiser des activistes, les détourner de leurs activités politiques et les confiner dans une arène hostile et coûteuse. L’instrumentalisation volontaire du système judiciaire par des activistes est ainsi à être opposée au confinement forcé de ces derniers dans cette arène par des opposants politiques. Cette stratégie de déplacement et de

66 confinement employée contre des activistes fera l’objet des deux chapitres suivants et sera abordée à l’aide du concept de poursuite stratégique contre la mobilisation publique.

Cette tension entre le public et le judiciaire appelle également à une discussion plus étendue sur les processus de juridicisation. Ce point fera l’objet d’une discussion extensive au chapitre 6.

67 • C H A P I T R E 2 •

Poursuites stratégiques contre la mobilisation