• Aucun résultat trouvé

Des concepts aux indicateurs : exemples.

Dans le document Appréhender le social (Page 88-91)

LA CONSTRUCTION DES FAITS PERTINENTS

3. Des concepts aux indicateurs : exemples.

Mon principal objectif dans ce cours est, je le rappelle, de donner aux étudiants les moyens de porter un regard critique sur les recherches qu’ils seront amenés à rencontrer dans leur vie professionnelle. De ce point de vue, réfléchir sur la manière dont les différents concepts de sciences sociales sont opérationalisés est sans doute une des pratiques les plus salutaires qui soient. C’est en un peu comme rentrer dans l’atelier de l’horloger ou dans les cuisines du restaurant : cesser de consommer passivement des produits finis pour s’interroger sur la manière dont on les réalise.

Dans ce paragraphe, je reprendrai les différents exemples vus au cours en indiquant – brièvement pour certains, plus longuement pour d’autres – le passage du concept à un indicateur opérationnel88.

a) La richesse des nations.

(1) Le concept. L’idée qu’il y a des pays pauvres et des pays riches est aujourd’hui une évidence. Elle se traduit par des « images », évolutives, certes, mais tout de même assez concrètes : d’un côté des images de régions fortement urbanisées, de bâtiments modernes, d’environnement technologique de pointe (ordinateurs, GSM, technologie médicales, etc.), de supermarchés débordants de produits multiples… de l’autre, des régions rurales ou des bidonvilles, des gens mal soignés et mal nourris, des technologies rares et partiellement obsolètes, une surpopulation endémique, des magasins vides…

88 Je suis donc ici un ordre d’exposition un tout petit peu différent de celui du cours oral. Lors de l’exposé, j’avais

d’abord vu comment on se représentait une série de concepts, puis j’avais repris pour chacun d’eux l’étape de spécification des dimensions, et enfin, j’étais revenu une troisième fois sur chacun pour discuter la construction des indicateurs. Ici, je verrai les trois étapes pour un premier concept, puis les trois étapes pour un second, et ainsi de suite.

Derrière ce que ces images ont aujourd’hui de caricatural, tout le monde reconnaîtra qu’il se cache une réalité : le niveau de vie des populations est très inégal selon les pays. Cette situation est relativement récente : pour l’année 1800, l’historien Paul Bairoch a estimé que le niveau de « civilisation matérielle » était à peu de choses près le même pour l’Amérique du Nord, l’Europe et l’ensemble de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Tiers-Monde ». Il est possible aussi qu’elle évolue : l’économiste Pierre-Noël Giraud pense qu’au siècle prochain, les inégalités internes à chaque pays se creuseront de plus en plus, mais que les inégalités entre pays pourraient diminuer lentement89.

Aujourd’hui, ce qui nous paraît essentiel, c’est le niveau de vie des habitants de chaque pays ou, comme le dit Bairoch, le « degré de civilisation matérielle » que l’on estime à partir de la somme de ce qui est produit chaque année en termes de biens et services dans le pays considéré. On dispose pour ce faire d’un indicateur devenu classique : le Produit National Brut (PNB) sur lequel je reviendrai.

Cette conception de la richesse ou de la pauvreté d’un pays n’est pas du tout une évidence. Elle a évolué considérablement au cours des trois derniers siècles. Les auteurs « mercantislites » du XVIIème siècle décrivaient la richesse d’un pays essentiellement par ses réserves en or, en argent, en métaux précieux « monnayables ». Le pays « riche » par excellence, dans cette optique était l’Espagne, qui avait accès par la conquête et le pillage aux mines du Mexique et du Pérou notamment. Cette conception de la « richesse » d’une nation s’appuyait sur une vision du monde particulière : dans l’Europe en pleine structuration, l’important pour les Etats est de disposer des réserves monétaires nécessaires pour financer leurs interminables guerres. C’est dans cette logique que les mercantilistes conseilleront les Monarques : « L’objectif des mercantilistes est tout d’abord de faire entrer autant « d’or » que possible sur le territoire national et d’éviter qu’il ne s’échappe une fois entré »90. Cette politique finira par provoquer la ruine de

l’économie espagnole : notamment parce que l’afflux de richesses monétaires venues d’Amérique provoquera un renchérissement des produits de l’industrie espagnole balbutiante.

Au-delà de ses connotations politiques, le concept mercantiliste de « richesse d’un pays » avait peut-être une dimension intuitive : après tout, lorsqu’on parle de la richesse d’un individu, on évoque en premier lieu sa fortune personnelle. La notion mercantiliste était peut-être une simple transposition de ce concept individuel à une idée collective (le pays, la nation). Quoi qu’il en soit, le concept même de richesse évoluera considérablement avec la naissance de l’école classique et notamment Smith, Ricardo et Malthus au XVIIIème siècle. Pour eux, « ce qui compose réellement la richesse d’une société est un ensemble de ressources consommables par les membres du pays ou échangeables, c’est-à-dire, grossièrement, des ressources matérielles qui soit vont permettre à la nation de vivre ou de survivre (manger, construire, se vêtir, rendre les

89 Pierre-Noël Giraud (1996) : L’inégalité du monde, op. cit.

conditions de vie pus confortables, aménager la nature), soit seront vendues à d’autres pays et fourniront ainsi de la richesse sous la forme de monnaie »91.

Avec l’économie classique, progressivement, le concept de richesse d’une nation prend deux caractéristiques qu’il a encore aujourd’hui :

- d’abord, la richesse est le résultat du travail des habitants et de leur capacité à le mettre en œuvre (notamment les capacités techniques) ;

- ensuite, la richesse est devenue un flux et non plus un stock : on comptabilise la production du bien et services au cours d’une période donnée (en général un an). Avec le concept de richesse tel qu’il émerge de la réflexion économique classique, l’important devient donc de mesurer le niveau de vie des habitants et non plus les capacités financières de l’Etat (même s’il peut y avoir un lien entre les deux). Le concept de « richesse d’une nation » a donc profondément évolué en trois siècles.

(2) La spécification. Ce travail de spécification n’est pas, bien sûr, vraiment séparable de l’évolution du concept lui-même. On peut toutefois relever au moins deux thématiques.

- en premier lieu, l’opposition entre le « matériel » et le « non matériel » : les économistes classiques ont mis un certain temps pour mesurer l’importance des services au sens large dans l’ensemble de la production.

- en deuxième lieu, l’opposition entre le « marchand » et le « non marchand » : la comptabilité nationale, y compris encore dans les deux décennies qui ont suivi la guerre, ne prenait en compte que les biens et services susceptibles d’être échangé directement sur un marché et ne tenait donc pas compte de la production de biens directement publics (l’éducation, la défense nationale, etc.)

Dans la première partie de son ouvrage déjà cité, Dominique Méda92 retrace la

manière dont l’économie a tenu compte – bien ou mal, c’est une autre question – de ces difficultés pour articuler les différentes dimensions en une seule mesure, le Produit National Brut, à savoir la somme des biens et services produits au sein d’une économie en une année. La manière dont l’économie définit la « production » est donc le résultat d’un long travail conceptuel, sans doute en partie discutable, et qui a abouti à la conception moderne. Discuter plus avant le concept de production finalement retenu dépasserait largement le cadre de ce cours. Ce qu’on peut analyser, par contre c’est la relation entre ce que l’on veut mesurer (la production totale au cours d’une période donnée) et l’indicateur conçu pour le mesurer (le PNB ou PIB).

91 Dominique Méda (1999) : Qu’est-ce que la richesse ? Paris, Alto/Aubier. 92 Qu’est-ce que la richesse ?, p 18-120.

(3) L’indicateur. Pour évaluer la production d’un pays ou d’une région, on utilise généralement deux variantes d’un même indicateur :

- Le Produit National Brut (PNB) mesure la production réalisée au moyen de facteurs de production nationaux ;

- Le Produit Intérieur Brut (PIB) mesure la production réalisée à l’intérieur du pays ou de la région donnée.

La différence est aisément compréhensible lorsqu’on prend quelques exemples. Ainsi, les bénéfices d’une firme américaine installée en Belgique sont comptabilisés dans le produit intérieur brut de la Belgique mais dans le produit national brut des Etats- Unis. Si les ouvriers de la firme en question sont belges, leur salaire (contrepartie de leur contribution à la production) sera comptabilisé dans le PNB belge et dans le PIB belge. Par contre, le salaire d’un travailleur frontalier français sera comptabilisé dans le PIB belge mais dans le PNB français. De la même façon, le salaire d’un chercheur belge travaillant aux Etats-Unis sera comptabilisé dans le PIB américain mais dans le PNB belge93. Le PNB et le PIB seront donc identiques seulement dans le cas où l’activité des

Belges à l’extérieur est égale à l’activité des étrangers en Belgique. Le PNB et le PIB mesurent donc des réalités partiellement différentes mais, dans la suite du texte, j’utiliserai les deux termes de manière interchangeable, les nuances entre les deux ne nous intéressant pas beaucoup ici.

Bien entendu, le PNB (ou le PIB) d’un pays représente en quelque sorte son « potentiel économique », mais ne dit rien du niveau de vie des habitants : pour s’en faire une idée, il faut évidemment calculer le PIB moyen, c’est-à-dire par habitant. En 1993, l’Inde avait un PNB de 270 milliards de dollars, soit un peu plus que la Belgique, qui avait, elle un PNB de 210 milliards de dollars. Mais la population indienne est égale à 90 fois la population belge ! Le PNB par habitant en Belgique le PNB/hab en Belgique (20.900 $) était donc 70 fois supérieur au PNB/hab de l’Inde (310 $)94.

Une fois ces éléments acquis, on peut montrer la distance qui existe entre le concept (le « niveau de vie » des habitants) et l’indicateur (le PIB/hab) en reprenant les critiques qui sont adressées classiquement par les économistes eux-mêmes (on retrouvera l’essentiel de ces critiques dans les livres de Dominique Méda et de Joseph Stassart, déjà cités).

1ERE

Dans le document Appréhender le social (Page 88-91)